Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°15, 20 avril 2009  >  Le dernier jour de Sania [Imprimer]

Le dernier jour de Sania

Ce qu’une jeune Serbe vous dirait de la guerre

par Jürgen Elsässer

Une nuit, une étoile fofolle quitta le ciel serein de sa constellation et entama une longue chute à travers le cosmos impénétrable. Elle tomba, tomba, tomba …
Et finit par arriver dans le système solaire et le hasard la fit atterrir sur la planète Terre. Sur un continent nommé Europe … Dans une ville où jamais jusqu’alors n’était tombée aucune étoile, et ce fut donc un véritable miracle.
Un allumeur de réverbères voulut l’attraper pour la mettre à briller dans un de ses réverbères.
Un général voulut l’accrocher à sa poitrine, tel un insigne.
Mais l’étoile ne se laissa pas prendre, et préféra filer tout droit à la maternité d’une clinique en périphérie de la ville.
Juste à minuit, alors qu’une petite fille, Sania, venait de naître.
L’étoile égarée se posa sur son genou gauche et s’y transforma en une jolie petite «envie.»
(Momo Kapor, Sania )

***

Sania Milenkovic est née le 30 novembre 1983 à Kruševac, au centre de la Serbie. Lorsque les bombardements de l’OTAN débu­tèrent, elle avait 15 ans et mesurait 1 mètre 80. Elle avait des yeux bruns qui prenaient au soleil un éclat doré, des cheveux bruns mi-longs rejetés sur le côté gauche, quelques mèches rebelles tombaient parfois sur son grand front. Elle portait des bijoux discrets – une mince chaîne avec un fermoir à vis, au doigt un demi-jonc, à l’oreille de petits anneaux ronds. Ce qui frappait dans son visage c’était la bouche, la lèvre supérieure bien dessinée, la lèvre inférieure pleine, quand elle riait on voyait étinceler ses dents, les coins de sa bouche rejoignaient ses oreilles. Elle avait effectivement une petite envie, mais pas au genou, au bras.
Bref, on aurait pu la prendre pour une version féminine de Leonardo di Caprio, qu’elle avait en poster dans sa chambre; comme tout le monde elle cherchait chez son bien-aimé quelque chose d’elle-même. Sania et Leonardo, ç’aurait été un couple de rêve, pourquoi a-t-il fallu qu’un iceberg survienne et coule le Titanic? Sania était romantique, elle lisait et relisait des romans d’amour, en musique elle aimait Whitney Houston, Luna et Hari Mata Hari. Et elle chantait avec eux «Znam pricu o sreci, je connais une histoire qui parle de bonheur.»

Mileva Maric, auteur avec Einstein de la théorie de la relativité

Mais le cœur et les peines de cœur, Sania les oubliait dès qu’on parlait de calcul et de nombres, d’algèbre et de logarithmes, de binômes. Qu’est-ce qu’un Leonardo de Caprio, comparé à Einstein? Et de plus: la théorie de la relativité n’a-t-elle pas triomphé du temps et de l’espace et donc rendu possible l’existence d’un univers parallèle où le Titanic n’a pas coulé? En outre c’était Mileva Maric, une Serbe et la première femme d’Albert Einstein, qui avait été avec lui l’auteur de la théorie de la relativité. Pourquoi elle, Sania, n’en ferait-elle pas autant? En tout cas Sania s’était d’emblée passionnée pour les mathématiques, peut-être son père, Zoran, diplômé de mathématiques, avait-il déteint sur elle. A l’école, à Varvarin, elle était la meilleure, elle n’avait que des «1» en mathématiques. En dehors de ça ce n’était pas un bourreau de travail. Envie de rien. «Tu es une grosse paresseuse», lui disait sa mère, Vesna, quand elle se débrouillait pour ne rien faire à la maison. «Plus tard», répliquait Sania, «je construirai un robot et on n’aura qu’à appuyer sur un bouton pour qu’il fasse ce boulot stupide.» Mais à l’école elle travaillait. Et quand en janvier 1998, à la fin de sa huitième année scolaire, avaient commencé les concours de mathématiques, elle avait bossé tous les jours, tard dans la nuit, dans la cuisine. Elle obligeait sa mère à rester avec elle, celle-ci s’endormait parfois sur la table. Sania ne la réveillait que lorsqu’elle avait résolu un problème particulièrement difficile. Entretemps elles faisaient de la gymnastique ensemble. Comme tous les teenagers, Sania se trouvait trop grosse. En tout cas elle réussit bien ses concours, si bien, qu’elle fut admise au lycée, et pas n’importe lequel, le lycée scientifique de Belgrade. On l’accepta sans examen. Pensez donc: au lycée! A Belgrade! Sans examen d’entrée! Tous ses rêves semblaient se réaliser! «Znam pricu o sreci, je connais une histoire qui parle de bonheur.»

Tous les jours elle téléphonait à ses parents

 Les premières semaines à Belgrade ont été dures. Les responsables du foyer de jeunes filles Jelica Milanovic l’entendaient quelquefois pleurer. Elles allaient la voir pour la consoler. Tous les jours elle téléphonait à ses parents. Cela l’aidait à s’habituer à sa nouvelle vie. Et puis les cours lui plaisaient. Personne ne chuchotait plus dans son dos, comme à Varvarin, parce qu’elle, la «polarde», savait tout. Et même il lui arrivait vraiment de ne pas tout savoir. Alors ses camarades, de petits génies en maths comme elle, l’aidaient.
 Et après la classe elles partaient à la conquête de la ville, rue après rue. Se balader et manger des glaces dans la zone piétonnière «Knez Mihalova» – parfait pour se déstresser. Si seulement on avait eu en poche quelques dinars de plus, pour acheter toutes ces fringues super-chic – Armani, Versace, Escada, bref, on trouvait tout. Et puis en route pour le Kamelegdan, la vieille forteresse ottomane – sur le mur se trouve encore un gibet où ont été pendus des rebelles serbes. Parfait pour donner le frisson! Et pour finir la Francuska, on descend la montagne et on entre dans le quartier des musiciens, la Skardarlia, où les Tamburasi, l’après-midi, jouaient parfois de la mandoline – bien dommage que maman lui ait sévèrement recommandé de toujours rentrer au foyer de bonne heure.

***

Pour toi nos tourments sont des riens
Tu jettes dans la boue les perles de nos larmes
Mais sur elles glissera ton aurore
Que j’ai tant aimée, quand j’étais jeune et gai
 (Milos Crnjanski, Lamentation sur Belgrade)

***

«Je n’ai pas envie de rentrer à la maison, Maman, maintenant que je me suis habituée!» – «Mais il faut que tu rentres, c’est trop dangereux là-bas!» Six mois, après, Vesna Milenkovic allait rechercher sa fille. L’OTAN avait lancé un ultimatum, mis sa force de frappe aérienne sur le pied de guerre. Les premières cibles seraient les grandes villes, c’était clair. Sania obéit à sa mère. A Varvarin elles recommencèrent à se promener dans les rues main dans la main, comme avant, mais maintenant elles avaient peur. Puis l’alerte fut levée: l’Américain Holbrooke avait conclu un accord avec Milosevic. Une fois de plus tout s’était arrangé. Sania rentra à Belgrade. En janvier 1999 le magazine Nada Nova publia un interview de la jeune fille. Nada Nova: « Nouvel espoir». C’était l’avis de Sania, à nouveau elle croyait au bonheur.

Sania quitte à nouveau Belgrade

Cet espoir devait être déçu. Le 17 janvier 1999 Rudolf Scharping, ministre allemand de la Défense, notait dans son journal: «Il n’y a pas qu’à Bruxelles que de plus en plus de gens jugent inéluctable un engagement au Kosovo». Les négociations de Rambouillet ne se passaient pas bien. Les journaux publiaient des photos plus éloquentes que les communiqués lénifiants: la Secrétaire d’Etat américaine aux Affaires étrangères embrasse Hashim Thaçi, un terroriste dont Belgrade a mis la tête à prix. Le ministre allemand des Affaires étrangères montre le poing à Milan Milutinovic, le président serbe. Le 23 mars Vesna apprend à Paracin, chez une amie, la proclamation de l’état d’urgence. En compagnie de sa mère elle part le soir même pour Belgrade et embarque Sania avec tout son barda dans la vieille Mercédès de son grand-père. Le 24 mars à une heure du matin tout est entassé dans la voiture et on démarre. Il était temps: quelques heures après les sirènes hurlaient à Belgrade, les bombardiers survolaient la ville, les supersoniques F-16 et F-18, les prétendument invisibles F-117, les gros transporteurs lents chargés de munitions à l’uranium appauvri de type A-10, les Tornados ECR allemands, irremplaçables contre la DCA yougoslave. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale les Allemands bombardaient eux aussi, c’était la troisième fois au XXe siècle qu’ils attaquaient la Serbie. Sur la route qui la ramenait de Belgrade à Varvarin, Vesna serrait Sania dans ses bras. «Te voilà en sécurité, ma fille», lui dit-elle pour la consoler.

***

«C’était désormais irrémédiable: ce soir nous ne dormirions pas dans nos lits, demain nous n’irions pas à l’école, nous ne savions pas qui, des membres de notre famille, de nos camarades de classe, de nos professeurs, de nos voisins et camarades de jeu de tel ou tel quartier vivaient encore. Les formes et les traits s’estompaient dans la fumée et l’obscurité qui tombait. Dans nos oreilles résonnait le vrombissement des avions, nos articulations vibraient au choc des explosions dont le souffle faisait trembler le sol, des tourbillons de poussière se levaient, puis venait le grondement sourd des destructions qui montait de sous la terre […]. Devant tout cela rien de plus approprié, de meilleur, ne germait dans nos cerveaux d’enfants que l’idée de fuir: s’enfuir à toutes jambes pour échapper à cet horrible poursuivant qui courait sur nos talons à tous comme la queue maudite d’un dragon qui de toute façon vous rattrapera. Pour la première fois nous nous sentions totalement démunis, livrés sans protection aucune au Mal contre lequel nos corps fragiles n’avaient d’autre recours que la fuite sous peine de se briser. Celui qui voulait comprendre comprenait que Satan avait pris le pouvoir.»
(Miodrag Pavlovic, Les usurpateurs du ciel)

***

Jusque-là, la guerre n’avait fait qu’effleurer le village

Satan était loin de Varvarin. Il était de fait difficile d’imaginer refuge plus sûr. Ce village de 4000 habitants se trouve à 160 km environ au Sud-Ouest de Belgrade. Jusqu’alors la guerre n’avait fait que l’effleurer. Un policier de Varvarin avait en effet été abattu, au Kosovo, par des terroristes albanais, dans un village nommé Racak, qui plus tard devint pour l’Occident synonyme de meurtre, mais pas de celui des policiers serbes, en Occident ceux-là n’intéressaient personne.
La majorité des gens travaillent dans le secteur agricole, il y a aussi des cordonniers, des tailleurs et des boulangers, quelques médecins et pharmaciens, des auberges et l’hôtel Plaza. Pas d’industrie, sauf une petite usine textile, qui fabrique des tapis de sol pour les voitures Zastava. Dans la ville et aux alentours on ne trouve pas d’installations militaires, la plus proche étant l’aérodrome de Cuprija, à 22 km. Le seul combat qui ait eu lieu à Varvarin date de 1810, entre les Turcs et des rebelles serbes. Même les deux guerres mondiales ont épargné Varvarin. Ce n’est qu’en 1944 que les nazis ont détruit le pont sur la Morava pour ralentir la progression de l’Armée rouge. Les habitants avaient été avertis la veille. Il en est allé tout autrement tout près de là, à Kragujevac: des unités de la Wehrmacht ont exécuté, les 18 et 21 octobre 1943, 7000 «communistes, Juifs et Serbes», pour utiliser leur jargon, 100 pour chaque soldat allemand abattu. Parmi les victimes du massacre se trouvaient 300 lycéens et 15 enfants de 8 à 12 ans. Le musée créé en leur mémoire en 1976 a reçu 5 millions de visiteurs.

***

Oui, c’est bien vrai, c’est arrivé:
un jour dans un de ces pays
montagneux des Balkans
des écoliers, toute une troupe
sont morts en martyrs.
Une heure à peine
avant leur mort,
ils étaient assis à leurs bancs,
faisaient leurs problèmes, se demandaient:
Jusqu’où iront un marcheur et son compagnon
si pendant cinq heures … il doit … etc.
La tête pleine
de files de nombres,
et dans leurs cahiers, leurs cartables,
tout plein d’absurdes
bonnes et moyennes notes
et leurs poches débordantes
des mêmes rêves,
Rêves d’amour du pays et d’amitié,
comme les écoliers en font en secret.
Et tous croyaient
avoir devant soi
une longue route,
devant soi une route sans fin
pour résoudre tous les problèmes du monde
Oui, c’est bien vrai, c’est arrivé:
dans un de nos pays
montagneux des Balkans
des écoliers, toute une troupe
sont morts en martyrs.
(Desanka Maksimovic, L’histoire sanglante)

***

Les guerres mondiales ont épargné Varvarin, mais pas ses habitants. Entre 1914 et 1918 2000 hommes et femmes ont péri, soit la moitié de la population. Durant l’occupation allemande, 2000 habitants ont fui en 1941 devant l’avance de l’armée pour rejoindre les partisans dans les forêts. 500 ont été abattus ou pendus par les Allemands. Lors de la reconquête de la région, en 1944, la Quatrième brigade prolétarienne du Monténégro a joué une rôle important et son commandant, Blazo Jankovic, est toujours citoyen d’honneur de Varvarin. Mais il y a longtemps qu’on a oublié cela aussi, la famille Milenkovic n’en avait jamais entendu parler. La Brigade prolétarienne, c’était bon pour les vétérans. L’Allemagne nazie, c’était du passé. La guerre, c’était de l’histoire. C’est ce que tous croyaient jusqu’en mars 1999.

Le village ne présente aucun intérêt stratégique, pas même pour les liaisons

Au début de la guerre, le 24 mars 1999, Kragujevac fut immédiatement bombardé; l’une des premières frappes de l’OTAN détruisit le monument aux victimes du nazisme de 1941. En revanche, en avril et mai, le calme régna à Varvarin. Le village ne présente aucun intérêt stratégique, pas même pour les liaisons: il vaut mieux contourner le village si l’on se dirige vers le Kossovo ou le Sud et que l’on ne veut pas perdre de temps. L’autoroute E 75 en direction de l’Est passe à Nis, la E 671 en direction de l’Ouest par Kruševac.
Le 30 mai il faisait très chaud, sur tout le centre de la Serbie le ciel était bleu, un temps idéal pour les bombardiers de l’OTAN. Dès le matin ils arrivèrent de l’Adriatique, survolant Varvarin à haute altitude ou décrivant des boucles. Ils étaient sûrement comme les jours précédents en route pour Novi Sad, Nis ou Belgrade. Mais à neuf heures les sirènes de Varvarin se mirent à hurler: alerte aérienne. La plupart des gens haussèrent les épaules. Exercice de routine. De fait il ne se passa rien. Mais Vesna se faisait tout de même du souci. Bien sûr l’agence de presse Tanjug avait rapporté deux jours plus tôt que Milosevic, au terme de neuf heures de discussion avec l’ambassadeur russe, Tchernomyrdine, avait donné son accord aux principes du plan de paix du G 8, donc accepté les conditions dictées par les sept pays occidentaux les plus puissants et la Russie. Mais le 27 mai le Tribunal pénal international de la Haye avait publié un mandat contre ce même Milosevic. De toute évidence certaines composantes de l’OTAN ne voulaient pas de paix avec la Yougoslavie, car avec qui la conclure, sinon avec son Président?

«Ne sois pas bête, Maman, qui s’en prendrait à un petit village?»

«Ma chérie, fais attention à toi et ne rentre pas trop tard!» lui dit la mère de Sania lorsque celle-ci partit le matin. Les deux autres jeunes filles ricanèrent et firent un signe de la main: leurs mères leur avaient dit la même chose, c’est ce que font toujours les mères. «Ne sois pas bête, Maman, qui s’en prendrait à un petit village? Et un dimanche par-dessus le marché?» Sania fit une moue taquine. Toutes trois s’étaient faites belles, avec une coiffure en hauteur fixée au gel et à la laque, Sania avait piqué le matin même du rouge à lèvres et du fard à paupières à sa mère. Son T-shirt bleu, son pantalon blanc en velours côtelé et ses tennis blanches lui allaient bien. Peut-être qu’on rencontrerait des garçons de son école «d’avant»? Il se passe toujours quelque chose dans les journées paroissiales, même en temps de guerre, car la guerre était loin, et en plus c’était l’été.

***

Cet été «restera, dans le souvenir de ceux qui l’ont passé ici, comme le plus beau et le plus ensoleillé qu’on ait connu de mémoire d’homme, car dans leur esprit il se détache, étincelant, sur tout un fond sombre et violent, un horizon de mort et de malheur qui s’étend à l’infini. Et pourtant cet été avait bien commencé, mieux que bien d’autres.»
(Ivo Andric, Le pont sur la Drina)

***

Pour aller à l’église les trois jeunes filles devaient emprunter le pont sur la Morava. Ce pont avait été fourni par les Allemands après la Seconde Guerre mondiale, une réparation pour celui que les nazis avaient fait sauter. A vrai dire les Allemands ne l’avaient pas envoyé d’eux-mêmes – c’étaient les Soviets qui avaient démonté le pont situé dans leur zone d’occupation et en avaient fait cadeau au peuple frère yougoslave. Il était tout droit, une seule voie horizontale reposant sur des blocs de béton, donc rien d’extraordinaire, pas un pont suspendu, pas de courbes élégantes ni de parapets en marbre, pas de réverbères, pas de bancs. Le pont ne ressemblait guère à ses audacieux frères new-yorkais ni à ceux, romantiques, de Paris ni au «pont sur la Drina» à Višegrad, qu’Ivo Andric décrit dans son célèbre ouvrage. Mais c’était un pont, et un pont c’est toujours un peu excitant, car il sépare un ici – «chez nous» – et un là-bas – «chez eux». Il servait parfois de lieu de rencontre aux teenagers. Les gars sifflaient les filles, et les filles se frappaient la tempe du doigt. Les amoureux se dissimulaient dans le creux du méandre ou derrière les saules, dont le feuillage caresse l’eau et protège des regards. Lorsque Sania et ses amies Marina et Marijana traversèrent le pont vers 10 heures du matin, la Morava faisait sous leurs pieds le même bruit que d’habitude. Certes les longues années d’embargo avaient détruit l’industrie de la région et mis les gens au chômage - mais en revanche on pouvait à nouveau se baigner dans la rivière. La Yougoslavie s’était appauvrie. Seuls les poissons trouvaient leur compte au déclin des usines qui ne rejetaient presque plus d’effluents.
Le dimanche était jour de marché à Varvarin, et ce dimanche, en plus, on fêtait sur la place de l’église, en surplomb de la rivière, le dimanche de la Trinité, la Pentecôte orthodoxe. De loin déjà Sania vit la foule, entendit les cris des marchands, les marchandages des clients. Comme d’habitude les paysans vendaient des pommes de terre et des fruits, les forains proposaient des fringues chic, des chaussures de sport, toutes sortes d’outils. 3000 personnes, plus peut-être, se pressaient entre l’hôtel Plaza et la rive du fleuve. Les trois jeunes filles allèrent d’abord à l’église, Sania alluma un cierge. Le curé fit son prêche, parla de la descente du Saint-Esprit: cinquante jours après la Résurrection, un grand vent vint du ciel, alors que les Apôtres priaient d’une seule âme. Ils virent apparaître des langues de feu qui se posèrent sur chacun d’eux et furent remplis de l’Esprit Saint. Les jeunes filles aimaient bien cette histoire, même si elles la connaissaient déjà. Après le service divin elles allèrent rendre visite à une amie et burent un jus de fruit.

Deux chasseurs à réaction survolent Varvarin en direction du Nord

C’est Sania qui donna le signal du départ: «Allez, on rentre, j’ai quelque chose à faire pour ma grand-mère, elle veut faire une tarte.» «Oh non, il n’est même pas une heure» protesta Marina. Mais des amies, ça ne se sépare pas. Peut-être pourraient-elles revenir à la fête en fin d’après-midi? La rivière est à deux pas de l’église, peut-être 150 mètres. Sur le pont les jeunes filles flânaient, plaisantaient des autres promeneurs, un gars qui crachait dans l’eau du haut du pont, quel crétin! Elles disaient des bêtises et ne virent pas ce qui arrivait: deux chasseurs à réaction qui survolaient Varvarin en direction du Nord disparurent à l’horizon puis firent demi-tour, revinrent à nouveau par le Sud et, arrivés à la petite ville, mirent le cap à l’Est et termi­nèrent leur courbe en revenant encore du Sud. Ils retournaient ici!
L’horloge de l’église sonna une heure. Les parents de Sania étaient dans la cuisine à préparer le repas de fête du lendemain. Soudain ils entendirent une puissante détonation. Zoran crut qu’on bombardait Cuprija, mais Vesna avait l’impression que c’était plus près, beaucoup plus près. Elle se précipita sur le téléphone, fit un numéro du centre-ville: pas de signal. Cela pouvait signifier que le pont avait été touché, car le câble téléphonique passait dessous. Vesna en eut la respiration coupée, la gorge serrée comme dans un étau. Zoran dut la retenir, sinon elle se serait effondrée. Que faire? Descendre dans la cave qu’ils avaient aménagée en bunker, à tout hasard? Sans Sania, c’était exclu. Comme Zoran s’était bousillé les jambes au volley, Vesna se précipite chez sa voisine, la mère de Maria. C’est parfois difficile de démarrer quand vos mains tremblent, mais cette fois ça marche du premier coup, les deux femmes démarrent sur les chapeaux de roue en direction de la Morava. En route elles dévisagent tous ceux qu’elles croisent, il y a beaucoup d’enfants, mais pas de Sania, pas de Marina, pas de Marijana. Peu avant Varvarin des passants confirment que le pont a été touché et qu’il y avait des jeunes filles dessus à ce moment. Vesna a la nausée, mais elle ravale sa salive, appuie sur l’accélérateur. Surtout ne penser à rien. Changer de vitesse, embrayer, l’accélérateur à fond. C’est une question de secondes. Un silence de mort règne sur le fleuve, un nuage sombre flotte sur l’eau, la fumée des explosions. Les mères crient les noms de ce qu’elles ont de plus cher: Marina, Marijana, Sania.

***

Le superbe décor … s’écarta tout à coup comme un rideau mince et trompeur et devant elle apparut le loup, avec ses yeux qui flamboyaient, sa queue en panache, et un sourire qui découvrait ses grandes dents, plus effrayant encore que dans les récits de sa mère. Aska sentit son sang se glacer et ses jambes se raidir comme si elles étaient en bois. Elle voulut appeler les siens au secours, et de fait elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Devant elle se dressait la mort, invisible, unique, omniprésente, cruelle et incroyable dans sa cruauté.
(Ivo Andric, Aska et le loup)

***

Elles voient deux bombardiers fondre droit sur elles

Les vieilles autos sur le pont pétaradent, et c’est ce qui empêche les jeunes filles d’en­tendre les avions avant qu’il ne soit trop tard. Il est 1 heure 01, elles sont en plein milieu du pont et voient deux bombardiers fondre droit sur elles. Où fuir maintenant, de quel côté? Le cerveau mathématicien de Sania défaille, calculer la trajectoire des avions et l’angle de frappe de leurs projectiles aurait été hors de portée même d’un Einstein. Dieu ne joue pas aux dés. Mais peut-être peut-il vous venir en aide? Oh, mon Dieu, aidez-moi. Les pi­lotes sont encore à 300 mètres, encore à 100, à cette distance et par temps clair ils doivent tout voir, le marché, la place de l’église qui grouille de gens, les autos sur le pont. Ils tirent deux fusées de type AGM 65. Sania se souvient du prêche à l’église: «Un grand vent vint du ciel, alors que les Apôtres priaient d’une seule âme. Ils virent apparaître des langues de feu qui se posèrent sur chacun d’eux et furent remplis de l’Esprit Saint.» Mais là ce n’est pas l’Esprit Saint, c’est l’enfer qui fond sur elles, se dit Sania. Elle entend encore un sifflement, puis un choc épouvantable la projette en l’air. Elle se sent brûler, une chaleur effroyable. Puis soudain elle plane, toute légère.
Les bombes guidées au laser fracassent le pont en son milieu, il s’effondre, les jeunes filles plongent dans l’eau et perdent connaissance. Deux ou trois minutes après Marina revient à elle, voit d’abord sa main qui saigne. Sa jambe droite est complètement en bouillie au-dessous du genou, le bas de sa cuisse ne tient plus à son corps que par quelques lambeaux de chair. Où sont les deux autres? Marijana gémit, appelle au secours. Elle essaie de se hisser sur le parapet, mais elle s’aperçoit qu’un os sort de son bras, elle n’a plus de force. Sania a posé sa main sur sa poitrine, ses yeux sont grands ouverts, elle a de la peine à respirer, elle veut parler, mais elle n’y arrive pas. Elle appuie son dos au parapet, elle ne porte pas de trace de blessure.
Cinq minutes après on entend un cri perçant: «Les revoilà!» Sania lève les yeux, voit la traînée de gaz et les deux fusées qui viennent droit sur elle, en sifflant et titubant comme des ivrognes. C’est à cause du téléguidage au laser, mais Sania ne le sait pas. Ce qui reste du pont est à nouveau frappé. La deuxième explosion est plus violente que la première, on l’entend à Kruševac, à 16 km de là. Un bloc de béton de la taille d’un blindé se détache du pont, il est projeté dans le cimetière derrière l’église à cent bons mètres de là. Sania glisse vers le bas, sa tête penche un peu, quelques centimètres au-dessus de l’eau. Elle sent son corps se transformer en iceberg. Son bassin, son ventre, ses intestins sont déjà un bloc de glace. Maintenant le froid rampe vers son cœur. Ce devait être comme cela sur le Titanic, tout près du cercle polaire. Où est le canot de sauvetage? Soudain elle voit Leonardo di Caprio. Oui, c’est bien lui. Il va la sauver. Sania sourit. Znam pricu o sreci, je connais une histoire qui parle de bonheur.
Marina se traîne vers Sania, en s’appuyant sur son coude – elle ne peut plus se servir de ses jambes complètement brisées. Elle soulève la tête de son amie inconsciente pour l’empêcher de glisser sous l’eau. Elle sort de son sac à dos une bouteille d’eau gazeuse, humecte le visage de Sania. Marina est dans l’eau, mais le courant est si fort, il tire si fort sur les lambeaux de chair de sa cuisse que Marina a peur qu’il n’arrache sa jambe. En tout cas la jambe enfle et cela fait un mal de chien. Il faut qu’elle sorte de l’eau, elle se hisse sur ce qui reste du pont. Elle et Marijana appellent au secours; elles attendent. Il ne se passe rien. Enfin elles entendent des voix, celles de leurs mères.
Quelques heures plus tard, il fait encore chaud et clair, huit corps sans vie gisent à la morgue de Varvarin, presque tous horriblement mutilés. Il y a Vojkan Stankovic, les membres tordus, peut-être brisés. La jambe de Zoran Marinkovic a été arrachée au niveau du bassin, quelqu’un la lui a bien proprement posée sur son épaule gauche, le lacet de la chaussure bien cirée n’est pas dénoué. Les cuisses de Milan Savic, arrachées, sont posées sur son bas-ventre. Dans le crâne de Dragoslav Terzic s’ouvre un trou béant. Le prêtre Milivoje Cyric n’a plus de tête, un morceau de ferraille la lui a coupée. Sept de ces huit morts ont été tués lors du deuxième assaut. Dont Milan Savic. Il a voulu venir en aide aux trois jeunes filles tombées dans la rivière, un ami l’a mis en garde: «Ils vont revenir, c’est ce qu’ils font toujours, des amis de Belgrade me l’ont dit.» Milan lui cria: «Espèce de lâche, il faut les aider!» Ce furent ses derniers mots.

***

Et maintenant serre-moi dans tes bras
aussi fort que tu peux,
et ne me donne pas en pâture à l’oiseau noir
non, ne te fais pas de souci
dans un instant ce sera passé.
J’ai peur de l’éclat de ces millions de flammes
quand le ciel s’allume.
Quand tout cela finira-t-il,
pour qui ont-ils creusé cette tombe profonde?
L’homme est-il la solution d’un problème,
ou ne sommes-nous, là,
qu’un contrepoids entre les étoiles?
(Djordje Balasevic, Chant slave)

***

Sania n’est pas avec les morts du funérarium. Après que sa mère l’a trouvée blessée au bord de la rivière, on l’a posée sur une planche et mise dans une ambulance. Vesna l’accom­pagne. Son enfant est sans connaissance, bien que ses yeux bougent, la bouche est ouverte. «Sois forte», lui dit Vesna, «je suis là, avec toi.» Et au médecin: «Faites quelque chose, tournez-la sur le dos, je ne peux pas supporter de la voir mourir dans mes bras.» Au bout de cinq minutes, Sania ferme lentement les yeux. Le médecin ordonne au chauffeur de changer de direction et de se diriger vers l’ambulance qui les suit. Là, on fait à Sania une injection d’adrénaline, ses paupières battent, elle rouvre les yeux. Vesna monte dans une voiture privée, l’ambulance emporte à toute allure Sania et le médecin à l’hôpital de Kruševac. Un peu plus tard, quand la mère arrive, elle voit un médecin sortir de la chambre en ôtant ses gants. On se croirait dans un film. Vesna a compris. «Je veux voir ma fille.» – «Non, ce n’est pas votre fille, celle-ci est plus âgée, voyez vous-même.» Vesna se précipite dans la pièce, partagée entre la peur et l’espoir, mais l’horrible pressentiment se confirme. Ce corps sans vie dans un linge vert, c’est sa Sania. Vesna se précipite, se jette sur Sania, perçoit un battement. «Docteur, son cœur bat encore, elle n’est pas morte.» Doucement le médecin la tire en arrière, plonge son regard dans ses yeux égarés, baisse les siens: si, elle est morte.
Beaucoup plus tard Vesna est assise à l’arrière de la voiture, Sania dans les bras, comme le 24 mars au retour de Belgrade, mais tout a changé. A la maison elle lave et baigne le corps. Sania porte une blessure à la hanche gauche, du dos jusqu’à la jambe, et un éclat de métal est fiché dans la nuque. De petits fragments du pont ont pénétré dans tout son corps, le dos, les jambes, et même les orteils. Tous les organes internes sont atteints, surtout les poumons. De face le corps semble intact. Zoran se procure un cercueil blanc. Vesna va chercher les vêtements préférés de sa fille et les lui enfile doucement. Elle lui dit: «Qu’est-ce que je vais faire sans toi?»

«Pilote: Je sors de la couche de nuages. Je ne vois toujours rien.»
Base: Poursuivez. Direction Nord 4280.
Pilot: Je suis à moins de 3000 pieds. Au-dessous de l’appareil une colonne de véhicules. Des espèces de tracteurs. Qu’est-ce que ça signifie? J’exige des instructions.
Base: Où sont les blindés?
Pilote: Je vois des tracteurs. Je ne pense pas que les Rouges aient pu camoufler des blindés en tracteurs.
Base: Qu’est-ce que c’est que ces histoires? Mince alors! C’est sûrement un coup des Serbes. Détruisez la cible!
Pilote: Qu’est-ce que je dois détruire? Des tracteurs? Des véhicules ordinaires? Je répète: Je ne vois aucun blindé. J’exige plus d’informations.
Base: C’est une cible militaire. Détruisez la cible! Je répète: Détruisez la cible!

Ces extraits d’un échange radio entre un pilote et le poste de commandement de l’OTAN, enregistrés par la DCA yougoslave, corres­pondent à une autre attaque. La même chose s’est-elle passée à Varvarin? Nous l’ignorons. La version officielle de l’OTAN est plus que laconique. «Deux F-16 ont largué sur le pont à intervalle rapproché quatre bombes de 2000 livres guidées au laser. La première attaque a détruit la partie centrale du pont, la seconde le reste.» Le lieutenant Michael Kämmerer, chargé des relations avec la presse allemande au centre de communication du Haut commandement de l’OTAN en Europe, à Mons, en Belgique, avoue certes encore que Varvarin était une «cible secondaire». Autrement dit: la véritable cible était déjà détruite, on a cherché une cible de remplacement.
En Occident les «dégâts collatéraux» du 30 mai ont été en butte à la critique. L’OTAN s’est justifiée en prétextant «une attaque légitime contre l’une des principales lignes de ravitaillement de l’armée serbe». Selon le porte-parole de l’OTAN, Jamie Shea, Varvarin était «une cible choisie à juste titre».
Qui a choisi pour cible Varvarin? L’OTAN s’est refusé à donner le nom du pilote à Reiner Luyken, journaliste à la «ZEIT», même sa nationalité est restée secrète. Le grand-père de Sania est persuadé que c’est un pilote allemand qui a tué sa petite-fille. Un expert militaire, John Erickson, pense qu’il s’agit d’un pilote américain, parce qu’ils étaient prétendument les seuls à détenir «la compétence opérationnelle pour les armes guidées au laser». Et qui a donné les ordres aux pilotes? Les cibles étaient choisies par le commandement des opérations de l’OTAN et approuvées par les chefs politiques des Etats membres – Clinton, Blair, Jospin, et aussi Schröder. Il est de notoriété publique que la France a empêché quelques bombardements d’objectifs civils, par exemple des ponts sur le Danube, en usant de son droit de veto. Le journal de guerre de Rudolf Scharping nous apprend que le choix des cibles était toujours mis à l’ordre du jour du Conseil de l’OTAN. Les décisions de ce Conseil étant prises à l’unanimité, un «non» allemand aurait pu faire obstacle à certaines frappes.
Les cibles secondaires, si l’on en croit le lieutenant Kämmerer, échappaient toutefois à ce contrôle. Paul Beaver, de la revue technique Jane’s Defense Weekly pense que les coordonnées de cibles de remplacement étaient fournies aux pilotes des Awacs, c’est-à-dire les centres de commandement volants de l’OTAN. A leur bord il y avait aussi des spécialistes et des officiers allemands. En 1994 le SPD avait encore tenté de faire interdire leur participation par le Tribunal fédéral constitutionnel. En vain.
Shea, le porte-parole de l’OTAN, ne tarit pas d’éloges: «Jamais encore dans l’histoire une attaque aérienne n’a été aussi efficace contre l’armée ennemie et aussi profitable aux civils que celle-ci.» Le partenaire allemand de Shea, le général Walter Jerz, estimait qu’en Yougoslavie l’OTAN «menait la guerre aérienne aux frappes les mieux ciblées de toute l’Histoire». Une précision fantastique? Les frappes les mieux ciblées de l’Histoire? En 78 jours, l’OTAN n’a détruit que 14 blindés yougoslaves. Mais en revanche 48 hôpitaux, 74 stations de télévision et 422 écoles. 20 000 bombes à fragmentation enterrées un peu partout peuvent exploser à tout moment. Les débris de munitions à uranium appauvri resteront radioactifs pendant des siècles. Plus de 2000 civils serbes ont été tués, dont un tiers d’enfants.
Après la guerre on a reconstruit le pont de Varvarin, avec l’argent de Serbes émigrés en Suisse. Le gouvernement de Belgrade a créé une «Fondation Sania Milenkovic » pour aider les élèves doués en mathématiques. Vesna a dormi longtemps dans le lit de sa fille. Elle ne pouvait pas pleurer sur sa tombe, elle allait dans la chambre de Sania. Quand il faisait beau, elle n’en éprouvait aucun plaisir, cela lui rappelait trop le 30 mai 1999. Peu après, lorsqu’elle apprit que ses parents avaient eu un grave accident, elle resta impassible. S’ils sont morts, ils sont avec Sania, pensa-t-elle. Pour Marijana et Marina la vie continue, tant bien que mal. Elles ont encore des éclats dans le corps, on n’a pas pu les ôter tous. Pour Schröder et Fischer la vie continue aussi. Clinton, Albright, Scharping et Naumann profitent de leur retraite.
Des victimes serbes de l’agression de l’OTAN, blessés ou parents des disparus, comme la mère de Sania, ont fini par intenter un procès au gouvernement allemand pour obtenir au moins un dédommagement matériel pour l’irremplaçable. Ils ont reçu le soutien d’un petit groupe de militants allemands qui s’est constitué autour de l’homme d’affaires berlinois Harald Kampffmeyer et de sa femme Cornelia, qui ont mis en gage toute leur fortune pour financer la procédure. On n’aime pas au pays des vainqueurs ceux qui crachent dans la soupe, la presse a fait de cet homme un portrait extrêmement méprisant.
A ce jour les Serbes ont été déboutés trois fois de leur plainte, la dernière en novembre 2006 par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Jusqu’ici on n’a obtenu qu’une chose: la jeune morte et avec elle les autres victimes anonymes de la guerre ont été arrachées à l’oubli pour la durée du procès. Le dernier recours est une plainte pour inconstitutionnalité auprès du Tribunal fédéral constitutionnel.
Mais en restera-t-on là? N’y aura-t-il donc pas dans cette maudite Allemagne des délégués des élèves ou des professeurs au Conseil d’administration d’un lycée qui se battront pour que leur établissement porte le nom de Sania Milenkovic? Pas de prêtre catholique ou de pasteur protestant pour célébrer le 30 mai un office à la mémoire de Sania et faire une quête pour financer le procès? Pas de comité d’entreprise, qu’il soit d’IG Metall ou de Verdi, pour décider d’un arrêt de travail ou au moins d’une minute de silence?
Faut-il oublier une jeune fille morte uniquement parce qu’elle était serbe? Faut-il oublier les Serbes parce qu’ils se sont trouvés trois fois, au XXe siècle, en travers des projets de l’Allemagne? Personne n’ose-t-il parler de corde dans la maison du bourreau?

***

Alors les Serbes ont raison de dire avec leur poète Miodrag Pavlovic:
De belles villes, il n’y en aura plus
chez nous.
De longues nuits et des forêts profondes,
où l’on peut voir même sans yeux
voilà ce que nous désirons.
Chantons et faisons mémoire de nous-mêmes,
car les autres nous ont oubliés.

(Traduction Tlaxcala, www.tlaxcala.es)