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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°25, 18 juin 2012  >  Projet vert-rouge d’«école unique» dans le Bade-Wurtemberg [Imprimer]

Projet vert-rouge d’«école unique» dans le Bade-Wurtemberg

Critiques exprimées avant la duperie du 18 avril 2012 au Parlement de Stuttgart

par Karl Müller

«La conception de l’homme de la Loi fondamentale n’est pas celle d’un individu souverain isolé. La Loi fondamentale définit plutôt l’opposition entre l’individu et la collectivité comme impliquant que la personne est en rapport avec la collectivité, qu’elle lui est liée, sans que la collectivité porte atteinte à sa valeur intrinsèque.»

Avant la modification de la loi scolaire du Bade-Wurtemberg, le 18 avril dernier, et l’introduction d’une «école unique» («Gemein­schaftsschule»), de nombreuses voix critiques se sont fait entendre. Gerhard Brand, président de l’Association Bildung und Erziehung (VBE) du Bade-Wurtemberg considérait que «tous les autres types d’école étaient désavantagés» et que le travail effectué dans ces écoles était «déprécié». L’introduction des «écoles uniques entraînera un déficit de spécialisation et par conséquent une baisse du niveau des résultats des élèves». Ce nouveau type d’école risque de promouvoir un enseignement «qui mise exclusivement sur l’apprentissage autonome ou par groupes dans lequel les élèves sont certes constamment «occupés» mais ne savent parfois plus exactement, à la fin du cours, pourquoi ils ont fait quelque chose. Et ce sont la plupart du temps justement ceux qui auraient besoin d’un soutien particulier.»
Le Philologen-Verband [Association de professeurs de littérature et langues] du Land n’était pas moins critique: «Toutes les enquêtes allemandes sur les acquis des élèves confirment que plus le système scolaire est différencié et moins il y a de Gesamtschulen dans un Land, meilleurs sont les résultats des élèves. Les structures faites de plusieurs types d’école [Hauptschule, Realschule, Gymnasium] profitent aux élèves, en particulier à ceux qui sont issus de couches sociales défavorisées ou de l’immigration. La promotion unilatérale d’écoles uniques au détriment de tous les autres types d’école est inacceptable.»
Selon le Congrès des villes du Land, la politique scolaire «manque actuellement de ligne directrice». Et le Congrès des communes a renchéri: «Sur le sujet de l’école précisément, le gouvernement régional écarte d’un revers de main la totalité des arguments sensés.»
Cela n’a pas empêché le gouvernement régional de Winfried Kretschmann d’imposer son projet le plus important de la législature, l’introduction de l’école commune, par la seule force de sa majorité au Parlement régional. A la différence de la question de la nouvelle gare de Stuttgart, les citoyens du Land ne pourront pas se prononcer par référendum. Ainsi, depuis le 18 avril, il y aura dans le Bade-Wurtemberg 40 écoles uniques dès le début de l’année scolaire 2012–2013.
Les écoles uniques sont des écoles qui regroupent les enseignements dispensés par les Hauptschulen et les Realschulen. Elles accueilleront également des élèves en difficulté qui fréquentaient jusqu’ici des écoles spécialisées et elles auront une section préparant au baccalauréat. Et fait encore plus important que cette fusion: les écoles uniques ont un «concept pédagogique» qui s’écarte radicalement de celui de l’enseignement traditionnel.
L’école unique, introduite par la loi en tant qu’école «régulière», constituait le noyau dur de la politique scolaire du programme des Verts pour les élections régionales de mars 2011. L’école unique est l’héritière de l’éducation antiautoritaire et de l’antipédagogie de mai 68 et correspond à la «pédagogie revendiquée jusqu’ici par les Verts». Elle a été «enrichie» d’éléments discutables tirés de la théorie génétique aux relents nazis. Pour les Verts, «individualisation» signifie maintenant que, génétiquement (!), les élèves sont différemment doués et ne peuvent par conséquent pas apprendre les mêmes choses.
Les écoles uniques représentent à vrai dire un marché énorme pour des entreprises comme Bertelsmann qui, jouissant d’excellents contacts avec les politiques chargés de l’éducation, cherchent à vendre des matériels onéreux pour l’apprentissage «individualisé» et «autonome». Depuis des années, Bertelsmann vante les écoles «nouvelles» qui font sauter les structures traditionnelles et promettent en même temps des affaires juteuses.
Le gouvernement vert-rouge veut bouleverser le système différencié du Bade-Wurtemberg et généraliser l’école unique. Cela apparaît nettement dans l’amendement de la loi scolaire. Elle stipule que «l’enseignement dispensé dans des écoles de plusieurs types doit être dépassé». Toutefois le gouvernement vert-rouge ne veut pas retomber dans la situation problématique vécue par le gouvernement noir-vert de Hambourg et imposer franchement d’en haut le nouveau type d’école. Ce sont les responsables scolaires locaux qui doivent faire les demandes. On vante l’école unique comme étant une «école voulue par la base». Cependant il se trouve que ce nouveau type d’école est considérablement privilégié par le gouvernement régional. Ces prochaines années, la formation des maîtres du Land doit être orientée vers ce nouveau type d’école. Sur place, on mobilise les partisans du gouvernement vert-rouge. On appâte les petites communes dont les écoles sont menacées de fermeture en leur promettant de sauver ces dernières si elles créent une école unique bien que pour les partisans des écoles uniques, il ne s’agit nullement de sauver des écoles proches du domicile des élèves. La plupart des médias du Land soutiennent le gouvernement alors que, selon les sondages de la mi-mai 2012, la majorité des citoyens du Bade-Wurtemberg y sont opposés.
60 directrices et directeurs d’école qui avaient critiqué publiquement le projet vert-rouge peu avant les élections législatives régionales de 2011 ont été rappelés à l’ordre par le ministre de l’éducation après les élections. Le gouvernement vert-rouge, qui se vante d’être proche des citoyens et ouvert au dialogue, refuse le débat sur la politique scolaire, et surtout avec des experts. L’administration responsable du ministère, d’où émanent de nombreuses critiques, a été rapidement contournée par la mise sur pied d’un état-major dont un permanent du parti a pris la direction. Et l’on continue de rappeler à l’ordre ceux qui critiquent le projet.
L’école unique est une arnaque. Ses défenseurs prétendent qu’elle est «efficace», «socialement juste» et «attachée aux valeurs démocratiques». Dans la documentation du ministère de l’Education relative à l’introduction d’une école unique, il est question de «solidarité», de «responsabilité» et de beaucoup d’autres choses magnifiques.

Où va-t-on en réalité?

Prenons un exemple: le concept d’«appren­tissage autonome». Dans l’école unique, les élèves doivent – en raison de leur individualité – essentiellement apprendre de manière autonome. Il y a longtemps que ce concept fait l’objet de recherches. Dans une méta-analyse («What works», 2009) John Hattie, anciennement professeur de pédagogie à l’Université d’Auckland (Nouvelle-Zélande) et maintenant professeur à Melbourne (Australie), a passé en revue les résultats d’études empiriques sur les facteurs qui influencent l’apprentissage et les résultats scolaires. Parmi les facteurs élèves, parents, origine sociale, organisation scolaire, programmes, enseignement et enseignants, c’est l’influence de ces derniers qui s’est révélée être de loin la plus importante. Les enseignants doivent être directifs et pleins de sollicitude et s’investir pleinement dans l’enseignement et l’apprentissage. La qualité de la relation maître-élève, la qualité des instructions données, des corrections et du feed-back sont parmi les facteurs qui ont le plus d’influence.
–    Les enseignants doivent viser des objectifs précis dans leurs leçons.
–    Ils doivent savoir évaluer le succès de leur enseignement, c’est-à-dire avoir des critères de réussite.
–    Ils doivent savoir comment atteindre ces critères.
–    La matière doit être construite à partir des connaissances préalables et viser un objectif précis.
–    Les enseignants doivent savoir ce que savent leurs élèves pour leur fournir un feed-back approprié et évaluer leurs progrès.
Le facteur décisif et irremplaçable consiste dans des enseignants qui:
–    s’investissent, maîtrisent leur matière, s’enthousiasment pour celle-ci et pour l’enseignement, et transmettent cet enthousiasme,
–    donnent un enseignement structuré, connaissent leurs élèves,
–    qui formulent des consignes claires, font respecter une certaine discipline,
–    font preuve de sollicitude, élément de l’éthique professionnelle,
–    ne s’effacent pas mais organisent l’enseignement de manière active et engagée,
–    établissent une relation avec tous leurs élèves.
Or dans l’école unique, il n’y a plus de classes, plus d’enseignement dirigé par le maître, lequel doit en grande partie s’effacer. Il doit laisser le plus possible les élèves se débrouiller avec leur matériel pédagogique. On abandonne les valeurs démocratiques.
Voici un second exemple: le prétendu attachement aux valeurs démocratiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, on savait que la démocratie a besoin de démocrates, de citoyens. C’est pourquoi on a inscrit l’éducation à la démocratie dans les constitutions des différents Länder et on a assigné aux écoles un rôle très important dans cette tâche.
Au centre de cet apprentissage de la démocratie, il y a le développement du sens social et l’exercice des comportements prosociaux. Cela correspond à la conception personnaliste de l’homme que la Cour constitutionnelle fédérale a définie ainsi: «La conception de l’homme de la Loi fondamentale n’est pas celle d’un individu souverain isolé. La Loi fondamentale définit plutôt l’opposition entre l’individu et la collectivité comme impliquant que la personne est en rapport avec la collectivité, qu’elle lui est liée, sans que la collectivité porte atteinte à sa valeur intrinsèque.»
La véritable contribution de l’école à la formation et à l’encouragement du rapport à la collectivité et aux comportements prosociaux dépend de divers facteurs. Mais ici la personnalité de l’enseignant, la qualité de la relation maître-élève et les occasions pour les élèves d’apprendre et de pratiquer les comportements prosociaux sont ici aussi très importants. L’enseignement dirigé par le maître offre pour cela les meilleures conditions. Dans la classe, l’enseignant expérimenté a l’occasion de développer les attitudes humaines des élèves et de guider et encourager leurs comportements prosociaux. L’apprentissage en commun avec des camarades du même âge offre une excellente occasion de venir à bout ensemble de certaines tâches, d’apprendre les uns des autres, de s’entraider dans un bon esprit d’équipe, de se fortifier mutuellement, d’entretenir de solides relations, autant de qualités qui ont une valeur inestimable au cours de la vie tout entière. L’enseignant a pour tâche de repérer les approches positives et de les encourager, d’aider les élèves à surmonter leurs faiblesses et de combattre les comportements asociaux.
Le créateur suisse d’écoles privées Peter Fratton – il n’est, notons-le, ni enseignant diplômé ni chercheur en pédagogie – qui se présente comme le promoteur du mouvement des écoles uniques dans le Bade-Wurtemberg et qui va former l’année scolaire prochaine 56 «accompagnateurs de l’apprentissage» («Lernbegleiter») pour ces écoles n’a rien à faire de ce qui précède. On apprend que sa femme dirige un bureau d’architecture d’intérieur qui a déjà soutiré au Land des sommes exorbitantes pour la transformation de toutes les salles des écoles alors qu’on manque d’argent public dans d’autres domaines. En 2008, lors de son audition devant le groupe parlementaire des Verts, il a déclaré, sur le sujet «L’école de l’avenir. Comment fonctionne le soutien individuel?», qu’il demande à ses «accompagnateurs de l’apprentissage» d’accéder aux supposées «demandes primordiales» des élèves: «Ne m’apprends rien. Ne m’explique rien. Ne cherche pas à me motiver.»
Il est donc à craindre que l’«école unique» aggrave considérablement les problèmes liés aux insuffisances de l’éducation reçue par les enfants et les adolescents. Il est très probable que l’on verra apparaître beaucoup plus de ces «communautés» que l’on peut appeler des bandes organisées hiérarchiquement. Une jeunesse va grandir qui sera incapable de pratiquer la démocratie parce qu’elle n’y aura pas été préparée. Plus tard, les «chefs» de ces «bandes» pourront très bien faire carrière...
Depuis des années, avec les enquêtes PISA et le système de Bologne, avec l’OCDE et l’UE, une Internationale scolaire et universitaire dépourvue de légitimité est à l’œuvre. Son objectif est de former des «individus flexibles» qui possèdent un savoir éclaté et sans rapport avec les traditions scolaires nationales. Nous sommes confrontés à une vague d’uniformisation et de globalisation plus que discutable.    •