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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°24, 21 juin 2010  >  La formation de la personnalité, fondement d’une prévention efficace de la violence [Imprimer]

La formation de la personnalité, fondement d’une prévention efficace de la violence

par Arthur Brühlmeier*

ev. Que peuvent et doivent faire les enseignants face à la violence croissante des enfants et des adolescents, face aux cas de harcèlement moral qui se multiplient dès l’école primaire et à d’autres formes subtiles ou brutales de violence, afin de réagir de manière judicieuse? L’attitude que l’on observe souvent aujourd’hui, qui consiste à tout per­mettre aux enfants, à ne «pas intervenir», à détourner les yeux ou tout simplement à ne pas exercer de surveillance pendant les récréations, ne sont pas des solutions, mais une partie du problème. Des études de psychologie sociale ont montré, il y a des décennies déjà, que la passivité des éducateurs vis-à-vis de la violence, le fait de ne pas prendre position à son sujet et d’autoriser les comportements violents est de toute évidence interprétée par les enfants comme une approbation. Les expérimentations comme celle de «jardins d’enfants sans jouets» (cf. «Horizons et débats» n°  12 du 29/3/10), qui sont en réalité des expérimentations d’abstinence pédagogique totale de la part de l’éducatrice, montrent ce qu’on ne doit faire en aucun cas. Le repli affectif de l’éducatrice, son laisser-faire a conduit à des situations intenables.
Ce dont on a besoin, c’est d’enseignants qui soient conscients de l’importance de la résolution pacifique des conflits, qui aient une idée claire de la manière dont on résout de façon judicieuse et humaine des diver­gences d’opinions et qui soient résolument opposés à toute violence. L’extrait suivant tiré du livre d’Arthur Brühlmeier «Menschen bilden» (Former des hommes) est l’expression de l’attitude pédagogique d’un enseignant tout à fait conscient de ses responsabilités et de la perception de son autorité d’éducateur qui s’engage pleinement dans la société et développe avec les élèves des attitudes fondées sur le respect mutuel. Il est clair que l’enseignant se fonde sur des valeurs morales: il y a des actes que nous pouvons approuver et d’autres que nous condamnons sans hésitation, par exemple tabasser une per­sonne sans défense, tourmenter un camarade. Quand Brühlmeier écrit qu’il ne s’agit pas «de trouver un coupable», il ne pense naturellement pas à une abstinence morale mais il veut dire que l’enseignant(e), l’éducateur/trice doit exiger le respect de cette condition fondamentale de la vie en société, mais qu’il ou elle ne s’en contente pas. L’objectif n’est pas seulement une école sans violence: les enfants doivent être capables de coopérer de manière constructive avec les êtres les plus différents et d’organiser avec eux la vie en commun. L’extrait ci-après, tout comme le livre, doit nous encourager à replacer cette tâche au centre de nos efforts d’éducation et d’instruction.

«Fête populaire. Un costaud à la nuque de taureau et aux bras faits comme des tuyaux de poêle frappe violemment avec la massue sur une tête à ressort et la bille de métal est propulsée vers le haut et fait presque sauter le dispositif de blocage.1 Et il recommence et recommence et recommence. A la fin, il re­garde d’un air à la fois triomphant et désinvolte autour de lui: il sait ce que c’est que la force.
Cour de récréation. Quatre garçons ont encerclé Lukas, la fuite est impossible. Il sait ce qui l’attend. L’un d’eux crie: «Allez, on va tabasser Lukas!» et alors les poings s’abattent sur lui. Qu’a-t-il fait? Question idiote! C’est Lukas, l’imbécile, le petit gros qui louche, le petit trouillard. Il sait ce qu’est la violence.
La sonnerie retentit: fin de la récréation. Lukas entre à pas feutrés dans la classe, ­pleure en silence. Maintenant, il y a trois possibilités.
Enseignant A: «Ouvrez vos atlas à la page  27.»
Enseignant B: «Qu’y-a-t-il de nouveau, tu t’es encore disputé? C’est toujours la même chose.» Lukas: «Ils m’ont de nouveau frappé.» Enseignant B: «Il faut te défendre, sinon tu ne seras jamais un homme. Ouvrez votre atlas à la page  17.»
Enseignant C: «Lukas, tu as pleuré. Il y a quelque chose qui ne va pas?» Lukas: «Ils m’ont de nouveau frappé.» Enseignant C: «Encore une fois? Ça ne peut plus durer. Rangez votre atlas, prenez vos chaises et formez un cercle.»
On accorde volontiers la pause-café aux enseignants, l’enseignement est après tout une activité exigeante et fatigante. Dans la plupart des cas, la surveillance pendant les récréations fonctionne car, heureusement, tous les enseignants ne pensent pas qu’on ne doit pas se mêler des disputes des enfants, que ceux-ci doivent les régler entre eux, qu’ils doivent apprendre à s’affirmer.
Quiconque veut savoir ce que cette idée pédagogique leur apprend s’en rendra compte en observant une basse-cour. La loi est claire: le plus fort domine et le plus faible s’aplatit.
C’est vrai: la violence à l’école et sur le chemin de l’école n’est pas encore, à beaucoup d’endroits, un sujet de discussion, mais il en est un à de nombreux autres endroits. Les bagarres sont fréquentes et on ne frappe pas seulement avec ses poings mais aussi avec des chaussures ou des coups-de-poing américains, souvent en plein visage, sans craindre de blesser éventuellement la victime. Et il y a plus grave, les garçons connaissent les cou­tumes de la mafia: extorsion d’argent ou de services. Et, pour couronner le tout, il y a la menace: «Si tu nous dénonces, on te tue.» Les uns se taisent et les autres dominent.
Et on le sait, les filles suivent aussi maintenant le mouvement. La fréquence de telles situations est un phénomène nouveau et c’est pourquoi la question s’impose de savoir comment on a pu en arriver là. La réponse selon laquelle l’environnement social a changé est valable, mais elle est trop générale. En effet:
•    Le système qui a exigé pendant des ­siècles un comportement moral de l’homme, les dix commandements, est devenu quasiment inopérant. Il y a encore 50  ans, leur teneur était contraignante également pour les enfants et les adolescents. S’abstenir de pécher était un motif de renoncement à la violence et de respect d’autrui. Cela appartient en grande partie au passé.
•    En rapport avec ce phénomène, notre société s’est métamorphosée en une jungle dont les mots d’ordre sont: «Moi d’abord! Impose-toi, tous les moyens sont permis! Je me moque des dommages que tu subis! Est justifié tout ce qui est bon pour moi.» Naturellement, tout le monde ne pense pas ainsi mais ceux qui le font sont trop nombreux. Et les garçons grandissent dans cet esprit.
•    Les moyens des médias ont augmenté de manière inimaginable. Bien que nombreux soient ceux qui agissent de manière responsable, il y a trop de personnes qui font n’importe quoi pour de l’argent. Ainsi une culture de masse est née dans les do­maines de la musique, de la télévision, des jeux vidéo et de l’Internet caractérisés par la violence et la brutalité. Le fait d’être confronté à des scènes de violence régulièrement, parfois jusqu’à la dépendance, a forcément des conséquences.
•    Le sport a perdu en grande partie son caractère de jeu. Le concept de fair-play qui subordonne la possibilité de vaincre l’adversaire au principe de justice s’est perdu en grande partie. On invente des sports de plus en plus brutaux. Ainsi lorsqu’on frappe du pied si violemment son adversaire au visage qu’il s’évanouit, on considère manifestement cela comme étant encore du sport. Le fait seul que quelqu’un soit supporteur d’une autre équipe suffit pour qu’on le tabasse au point de l’estropier. Etant donné que des quantités de ­jeunes ne s’intéressent plus qu’au sport, cette culture sportive constitue un modèle très inquiétant.
•    Notre société n’a pas assimilé de nom­breuses personnes venues de pays et de cultures différentes. Il ne s’agit pas de dé­signer des coupables, mais de constater que dans les conflits ethniques, la propension personnelle à la violence devient collective et qu’il est presque impossible d’avoir prise sur elle car si un individu renonce à la violence, il peut s’exposer à des sanctions collectives.
Il résulte de tout cela que l’on réclame, à juste titre, une prévention de la violence. Si la famille est prioritairement concernée, l’école l’est également. Si l’on me demande en quoi consiste la prévention à l’école, ma réponse est simple: toute la conception de l’éducation que j’expose dans ce livre est de la prévention. Il est absurde d’organiser l’école avec un mépris de la psychologie et de la pédagogie tel qu’elle en devient un terrain favorable à la violence et de croire qu’on pourra guérir les blessures avec on ne sait quels panse­ments. Il faut organiser l’enseignement de manière à poser, pendant toute la scolarité, les fondements d’une vie en commun dépourvue de violence. Cela signifie concrètement que la transmission pure de connaissances doit céder le pas à l’apprentissage de la vie en société. Il nous faut des classes où puissent se développer peu à peu des relations affectives fructueuses. Il nous faut des situations dans lesquelles l’individu ne disparaisse pas dans la masse et par conséquent dans l’irresponsabilité. Nous avons besoin de relations ­maître-élèves telles que l’on se connaisse et se respecte mutuellement. Et nous avons besoin de suffisamment de temps pour résoudre de manière correcte, psychologiquement et pédagogiquement, les conflits quotidiens. La division du temps d’enseignement en leçons de 45 minutes, le système des enseignants spécialistes de telle ou telle matière (qui peut se justifier au lycée), la concentration des ­élèves du secondaire dans des grands centres, les regroupements constants des élèves dans des cours à niveau pour chaque discipline, le fait de réduire les enseignants au rôle de simples organisateurs, tout cela tend à favoriser l’apparition de la violence. On devrait changer de cap.
La question est sérieuse et ne concerne pas seulement l’école mais toute la société. Si nous n’accordons pas plus d’importance à la résolution des conflits qu’à la transmission des savoirs, les conflits ne cesseront d’augmenter. A la fin, on ne saura plus où donner de la tête. Le climat sera dominé par la lutte, la manie d’avoir toujours raison, les disputes et la violence. Tous les sentiments plus délicats – la compassion, l’affection, la compréhension, la serviabilité, l’amitié – seront étouffés. L’apprentissage scolaire ne procurera plus aucune joie, il reposera sur les pressions et les menaces et ne satisfera plus guère que l’ambition des plus capables.
Ajoutons ceci concernant la maîtrise des conflits. Il faut tout d’abord savoir que les disputes courantes, voire les explosions de violence, ne sont pas les conflits eux-mêmes mais déjà des tentatives, certes inappropriées, de les résoudre. Les véritables conflits sont plus profonds, latents et ont toujours leur origine dans le domaine affectif. Les peurs, les agressions, les ressentiments, les déceptions, les offenses, les sentiments d’infériorité et les pulsions les nourrissent et les dominent. Dans les conflits manifestes, ces sentiments déterminent les comportements.
Selon la théorie pestalozzienne des trois modes d’existence, les disputes violentes constituent des résolutions de conflit dans l’état naturel. Chaque participant a recours, pour imposer ses vues ou ses objectifs, aux moyens à sa disposition. Il y a tout d’abord la manipulation habile, puis l’argumentation plus ou moins intelligente, plus ou moins entêtée, puis la pression psychique et enfin la violence physique. Le résultat est toujours évident: c’est le plus fort qui l’emporte. Les stratégies institutionnalisées de résolution des conflits dans l’état social ont été imaginées afin d’empêcher ces luttes de tous contre tous, du moins en ce qui concerne la vio­lence physique, et pour protéger les plus faibles. Ceux-ci peuvent se tourner vers le pouvoir social pour obtenir ce qui leur revient de par la loi. C’est celui qui a la loi de son côté qui l’emporte. Lors de la résolution de conflits dans l’état moral, on en recherche les causes profondes en tenant compte de la situation d’ensemble des individus concernés. Chacun est à l’écoute des sentiments, des besoins et des problèmes des autres, renonce à ses avantages égoïstes et s’efforce de s’approcher des autres dans un esprit de compréhension et d’amour et de trouver une solution originale. Il n’y a pas de perdants car tous désiraient la solution adoptée.
Ce type de résolution de conflits n’est possible que si les relations interpersonnelles sont étroites. Elles font partie de l’«existence individuelle» de l’homme. On ne peut pas résoudre de cette manière les conflits d’intérêts collectifs qui relèvent des mécanismes de résolution sociale. Les stratégies de résolution morale et sociale ont toutes les deux pour but d’empêcher, de remplacer la stratégie fondée sur le droit du plus fort.
L’école, dans laquelle on éduque les enfants de manière individuelle et qui, d’autre part, en tant qu’institution publique, est soumise aux lois de l’état social, a pour mission de remplacer les tentatives de résolution des conflits reposant sur la force, c’est-à-dire la violence, par des stratégies de caractère soit moral soit social.
C’est l’éducation, c’est-à-dire le développement affectif et intellectuel de tous les individus concernés qui est au centre de la résolution de conflits de type moral. Dans celle de type social, c’est la protection des plus faibles. Dans le problème de violence abordé ici, la stratégie morale concerne la prévention et la stratégie sociale la répression. Cette dernière est toujours nécessaire quand la prévention, pour une raison ou une autre, s’est révélée inefficace. Et comme on sait que la prévention est parfois sans effet, on ne peut éviter, quoiqu’on le regrette, de fixer des limites au moyen de sanctions ou d’autres mesures prévues par la loi. L’enseignant regrette cela, c’est pourquoi il mise sur la prévention aussi longtemps que possible, c’est-à-dire qu’il pratique sans relâche la résolution de conflits morale. Ce faisant, il rejette d’emblée l’idée de trouver un coupable et de le punir. Il s’agit plutôt de compréhension mutuelle et de solution d’avenir. On renonce à s’imposer par la force. En revanche, l’autorité du ­maître est indispensable. Elle s’enracine dans le respect des élèves, dans des comportements cohérents fondés sur les valeurs, dans la crédibilité de la personne. Les entretiens menés dans cet esprit permettent non seulement de régler les conflits mais rapproche tous les individus impliqués. Le climat général s’en trouve amélioré et les occasions de conflits ne cessent de diminuer. Aussi ne doit-on pas craindre que l’apprentissage scolaire soit sacrifié lorsqu’on donne la priorité aux rapports sociaux. C’est le contraire qui est le cas.»    •
(Traduction Horizons et débats)

1    Ce jeu de fête foraine, qui permet de mesurer sa force, s’appelle en allemand «Hau den Lukas!» («Cogne sur Lukas»).

*  Extrait du livre Menschen bilden  [Former des hommes], pp. 161 sqq.