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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°10, 11 mars 2013  >  Le jour où Staline est mort [Imprimer]

Le jour où Staline est mort

Un bonjour à Erwin Jöris

par Werner Gumpel, professeur de sciences économiques et politiques, Allemagne

Il y a 60 ans, le 5 mars 1953, Joseph Vissarionovitch Staline, de nom civil Djougachvili, est décédé. Il a été un des pires dictateurs que le monde ait vu. Pour les prisonniers politiques au camp 13, couloir 9 et 10, à Vorkouta, à 160 km au nord du cercle polaire, ce jour était d’abord un jour comme tous les autres: à sept heures du matin, après l’appel, ils ont dû s’aligner devant le portail du camp où ils ont été pris en charge par le «convoi». Celui-ci était formé d’un groupe de soldats armés de mitraillettes qui devaient veiller à ce que les prisonniers soient amenés vers l’objet de travail qui leur était désigné, et qu’aucun n’ose prendre la fuite. Une procédure quotidienne, telle que la mise en garde d’une tentative d’évasion. Le commandant du convoi a annoncé d’une voix haute: «Un pas à gauche, un pas à droite est considéré comme tentative d’évasion. Le convoi tire sans avertissement. Les mains sur le dos. Au pas – en avant!»
Je me trouvais également dans ce rang par cinq, tout comme Erwin Jöris, dont la vie aventureuse a été décrite dans le numéro 5 d’Horizons et débats de cette année, à l’occasion de son centenaire. Après une marche d’à peu près une heure, la colonne est arrivée à son objet de travail. Ça peut paraître paradoxal: au beau milieu de la Toundra, un entrepôt frigorifique devait être construit. Même pendant les quelques semaines de l’été arctique, il y avait des jours avec des températures au-dessus de 10 degrés. La viande de rennes de l’élevage et la vente, dont le peuple indigène des Nenets vivait, devait être entreposée au froid jusqu’au transport vers le sud, pour qu’elle ne s’avarie pas. Cet objet était protégé par des miradors et d’une zone de la mort, où personne ne devait aller. Autrement il aurait été fusillé. Et c’est ce qui est arrivé, même lorsque quelqu’un a été obligé, par son travail, d’entrer dans la «zone interdite».
Par le haut-parleur dans la baraque du camp, nous avions déjà appris trois jours auparavant que Staline était malade. «Que le diable l’emporte», m’avait dit Erwin Jöris. «C’est la seule chance pour nous de sortir d’ici.» Erwin souffrait psychiquement et physiquement comme nous tous. Pas de contact avec les êtres chers à la maison, la faim et l’incertitude si les 25 ans de travaux forcés, auxquels lui, aussi bien que moi, avait été condamné par un tribunal militaire soviétique, ne prendraient jamais une fin. Mais jamais il n’a perdu son optimisme, c’était toujours sa «gueule berlinoise» qui l’emportait, ce qui avait un effet rafraichissant et encourageant aussi pour les autres Allemands «éliminés» comme des oppositionnels en direction de Vorkouta par le régime de la RDA. Parmi les Allemands, il n’y avait que peu qui se lamentaient. Finalement nous avions tous le même destin. Erwin n’en faisait en tout cas pas partie.
Début mars, la nuit polaire avait fait place à la lumière du jour. Le 5 mars, il y avait même du soleil pour quelques heures. Un heureux présage? Nous travaillions à creuser des fossés pour les fondements de l’entrepôt frigorifique. Pour cela, il fallait ouvrir le pergélisol avec la pioche – semblable à l’essai de fracasser le béton avec une pioche. Mais le travail des prisonniers était un travail d’esclave et ne coûtait rien. Les tranchées devaient atteindre une profondeur de trois à quatre mètres, elles devaient être si profondes pour atteindre du gravier ou de la roche. C’est seulement là-dessus qu’on pouvait poser les fondements d’une maison.
La période de travail était de douze heures, ensuite venait l’équipe de nuit. Pas de pause de midi. Le matin, nous mangions une soupe aux choux et un bout de pain, maintenant nous brûlions d’avoir le «dîner» qui consistait en une platée de bouilli, remplie partiellement suivant l’accomplissement des normes, avec un peu de viande et deux à trois grammes d’huile. Enfin donc le retour au camp.
Arrivé là-bas, on nous comptait et on nous fouillait. Comme si on avait pu introduire des quelconques objets «dangereux» au camp. Ayant passé le portail du camp, les premiers prisonniers venaient à notre rencontre. Un Ukrainien, avec qui j’avais travaillé longtemps dans la brigade, est venu vers moi et criait avec une voie stridente «Staline est mort! Staline est mort!». Il m’a secoué la main et a couru vers Erwin: «Staline et mort! Tout changera maintenant! Hourra! Staline est mort!» Erwin et moi, nous nous sommes donné la main, mais nous n’avons pas trouvé de paroles. Je n’ai pas pu parler d’excitation, et je pense que c’était la même chose pour Erwin. On peut perdre la voix de joie.
Dans la baraque régnait une grande excitation. Les gens de différentes nationalités de l’USSR et de l’Europe de l’Est, mélangés dans le camp, étaient réunis dans l’extraordinaire de cet événement historique d’importance, lourd de conséquences. Mais ce n’était pas bruyant, il n’y avait pas de brouhaha de voix. Les échanges se faisaient à voix basse. Il n’y avait que quelques-uns qui osaient montrer ouvertement leur joie: qui pouvait savoir comment tout cela allait continuer, qui remplacerait Staline? Et avant tout: ses partisans ou l’appareil puniront-ils les personnes qui avaient osé montrer leur contentement lors de la mort du dictateur et seront-ils fusillés comme d’habitude? Même les sentinelles et l’administration du camp étaient troublées. Nous l’avions remarqué au fait qu’ils se retenaient et qu’ils se montraient le moins possible.
Le lendemain s’est effectué la vieille procédure. La vie se déroulait comme de coutume. Se présenter au portail, appel avec le nom et le numéro du détenu, mise en garde, départ. Comme toujours, le chemin nous conduisait par la seule grande route de la ville de Vorkouta, construite par des forçats. Ses habitants étaient pour la plupart des bannis et des détenus libérés. La cohorte de détenus surveillés, en loques et affamés, ne suscitait à peine d’attention: ils étaient trop nombreux, on en avait l’habitude. Mais un homme s’est arrêté au bord de la rue. Il nous a fixés. «Regarde celui-là», a dit Erwin. Ensuite on a entendu la voix de cet homme. Il s’est planté là, les jambes écartées, et il a crié aussi fort qu’il le pouvait: «Podokhla sobaka!» (Le chien a crevé!) Et sans arrêt: «Le chien a crevé! Le chien a crevé!»
Bientôt, il est resté derrière nous. Des millions de Russes devraient avoir pensé comme lui, seulement ils n’ont pas osé articuler leur pensée, la peur étant ancrée trop profondément dans leur âme après des décennies de terreur. Mais même parmi les détenus, il y en avait qui se lamentaient de voix haute: «Notre grand dirigeant est mort. Qu’allons-nous devenir, qu’est-ce que la Russie va devenir?» Suivant la presse (au camp était affiché un exemplaire du journal du parti, la «Pravda»), la Russie s’était figée dans son deuil.
Seulement quelques mois plus tard, des choses remarquables se sont passées. Presque tous les jours, on apprenait par le haut-parleur du camp une liste de noms, à la fin de laquelle suivaient les paroles: «Jugé à tort. Les personnes appelées doivent être libérées sans tarder.» C’était presque exclusivement des citoyens de l’USSR. Beaucoup d’entre eux ont passé à tort dix ans ou plus comme détenus au camp, où ils avaient vécu la mort de centaines de co-prisonniers. Un cas particulièrement tragique que je n’oublierai jamais: un Allemand de Russie, pasteur réformé avec le nom allemand Karl Weber a été arrêté à la fin des années 1930 à cause de ces activités pastorales et condamné à dix ans de travaux forcés. Au bout de dix ans, on lui a dit qu’il serait libéré. Mais lorsqu’il est arrivé au portail du camp au jour fixé, on lui a dit que sa peine avait été prolongé de cinq ans. Il a signé et il a été reconduit vers sa baraque. Au bout de ces cinq ans, il devait être libéré définitivement. Le jour de sa libération, arrivant au poste de surveillance du camp, il a dû signer de nouveau: «Votre détention a été prolongée d’autres cinq ans.» De telles prolongations pouvaient être décrétées depuis Moscou sans procédure. Ainsi, des peines de prison pouvaient aussi être changées en peine de mort par décret. Mais maintenant, au bout de presque vingt ans, en été 1953, le pasteur Weber se trouvait sur la liste de ces personnes pour qui était marqué: «Jugé à tort. Doit être libéré sans tarder.» Nous l’avons félicité chaleureusement. Il était tellement excité, il ne disait rien. Mais lorsqu’on lui a dit qu’il devait venir à la kommandantur et chercher ses papiers de libération, son cœur a flanché. Il est tombé mort.
Tout d’abord, pour nous autres Allemands rien n’a changé, sauf que la situation au camp s’est améliorée. Lorsque, le 1er août 1953, les ouvriers du couloir 29 se sont levés pour une grève pacifique, le camp a été encerclé par des troupes et ils ont tiré dans les gens qui manifestaient près du portail du camp. 53 détenus ont été tués, parmi eux 2 Allemands, 123 ont été blessés légèrement ou plus gravement, parmi eux 14 Allemands.1 Mais le tribut en vies humaines n’a pas été en vain. Ce n’est pas seulement la situation dans les camps qui a changé, mais aussi le nombre de libérés a augmenté. Un groupe d’Allemands a pu retourner dans sa patrie en septembre 1953. D’autres ont pu profiter de ce bonheur deux ans plus tard, deux ans et demi après la mort du dictateur. Parmi eux, Erwin Jöris et moi-même.    •

(Traduction Horizons et débats)

1  Chiffres tirés de Wladislaw Hedeler/Horst Hennig (éd.): Schwarze Pyramiden, rote Sklaven. Der Streik in Workuta im Sommer 1953. Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn 2008. p. 135