Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°33, 22 août 2011  >  L’idée coopérative est un concept vivace valable pour les 150 prochaines années [Imprimer]

L’idée coopérative est un concept vivace valable pour les 150 prochaines années

Interview de Torsten Lorenz*

Horizons et débats: Il y a 4 ans, les «Dresdner Hefte» ont publié votre article intitulé «Die Entstehung des europäischen Genossenschaftsgedankens» («La genèse de l’idée coopérative européenne») (cf. «Horizons et débats», nos 9 et 10 des 7 et 14 mars 2011). Maintenant que le monde s’achemine vers une nouvelle crise économique, l’idée coopérative ne prend-elle pas toute son importance?

Torsten Lorenz: Au préalable, je dois rappeler que je suis historien de l’économie et des sociétés si bien que j’ai une vision de la réalité économique qui diffère un peu de celle d’un économiste, par exemple. Nous autres historiens, on nous appelle parfois, par plaisanterie, des «prophètes au regard tourné vers le passé» et comme nous nous intéressons avant tout au passé, nous évitons en général les grands pronostics. Quand je rédigeais mon essai sur la genèse de l’idée coopérative, je ne me doutais pas que cette idée d’une économie fondée sur la coopération serait bientôt si actuelle.
La crise financière actuelle a différentes causes, dont les effets se superposent et sont donc difficiles à distinguer. Le point de départ de la crise actuelle a été la «crise des subprimes» aux Etats-Unis qui a été déclenchée par une mauvaise politique en matière de promotion de la construction de logements. Lorsque, depuis la fin de 2006, les défauts de payement des crédits hypothécaires s’accroissaient, le système des obligations réciproques a été ébranlé; certaines banques ont fait faillite et l’Etat en a sauvé d’autres pour éviter l’effondrement du système financier mondial. A la fin de 2008, la crise a atteint l’économie réelle également et les grandes nations économiques ont enregistré des baisses considérables de leurs activités économiques. Finalement, il s’est avéré que certains pays de la zone euro avaient mal géré leur budget et rencontraient de graves problèmes. Et, pour couronner le tout, les Etats-Unis sont menacés d’insolvabilité.
Je n’irai pas aussi loin que le grand historien britannique Eric J. Hobsbawm qui, lors d’une interview accordée à l’hebdomadaire «Stern» en mai 2009, a prédit la fin du capitalisme. Hobsbawm n’avait pas le choix, puisqu’il est marxiste! Il y a toujours eu des crises économiques, à commencer par la «crise de la tulipe» des années 1630, et bien qu’elles aient provoqué des redistributions de fortunes, ni le monde ni le capitalisme n’ont sombré. Dans les crises financières, y compris dans l’actuelle, on a affaire à une sorte de mouvement ondulatoire dans lequel les investisseurs institutionnels aussi bien que les spéculateurs se retirent d’un marché pour se lancer dans un autre afin d’optimiser leurs gains et de réduire les risques de pertes. Ce sont là les lois du marché. Il en fut ainsi lors de la crise économique mondiale de 1929 et ce n’est pas différent aujourd’hui. Maintenant, il est vrai, la mondialisation accentue les effets, notamment l’interdépendance globale des marchés financiers. Elle recèle d’énormes possibilités de gains pour les petits investisseurs aussi bien que pour les grands comme les fonds de pension, mais en même temps d’énormes dangers car, comme nous le voyons actuellement, la crise d’un des acteurs du marché peut entraîner celle de tout le système.
En même temps, on ne peut pas ne pas avoir l’impression qu’une cause cachée – et, pour autant que je sache, dont personne ne tient compte – de la crise actuelle consiste dans la fin du socialisme: L’opposition des systèmes économiques et l’ignorance par le «monde occidental» de la situation économique catastrophique qui régnait au sein du bloc de l’Est ont contribué à modérer les acteurs du marché, par exemple en République fédérale d’Allemagne dans le cadre de l’«économie sociale de marché». Depuis la fin de l’opposition Est-Ouest, le concurrent politique mondial du camp «occidental» a disparu et le capitalisme a été vainqueur sur toute la ligne. La victoire de la pensée néolibérale au niveau des idées correspondait à la dérégulation en politique: le démon du capitalisme est sorti de sa bouteille et il sera difficile de l’y enfermer à nouveau.
C’est pourquoi je considère qu’il est nécessaire de l’endiguer. L’idée coopérative et d’autres formes d’économie communautaire me semblent en être une excellente piste. Il serait pourtant nécessaire d’effectuer une propagande active en leur faveur, et – ce qui ne me paraît pas moins important – de promouvoir l’économie comme matière d’enseignement dans les écoles de formation générale. Dans ce domaine, on constate en Allemagne que beaucoup de choses sont en piteux état et j’ai du mal à comprendre que, face à la place centrale qu’occupe l’économie dans le monde moderne, la discipline économie ne figure pas encore dans tous les programmes scolaires. D’ailleurs, depuis leur apparition au milieu du XIXe siècle, les coopératives se sont consacrées à l’éducation économique. Outre leur objectif économique, la promotion des entreprises membres, elles avaient toujours des objectifs sociaux consistant – les études historiques le montrent – à promouvoir une formation économique générale parmi ses membres. C’est là aussi une réalisation historique des coopératives.

Où peut-on constater, dans l’espace germanophone et au-delà, que l’idée coopérative non seulement se répand mais s’étend à de nouveaux domaines?

L’idée coopérative n’a à vrai dire pas besoin d’être reprise car elle est toujours vivace. Il faut pourtant tenir compte du fait que, de même que ses réalisations institutionnelles, les coopératives en activité sur le marché, elle a changé. Aujourd’hui, plus que jamais, les coopératives sont exposées au vent glacial du marché. Les coopératives de consommation sont, là où elles ont survécu, en concurrence directe avec le commerce de détail privé, surtout les discounters. En Allemagne, surtout en raison d’une mauvaise gestion dans le cadre du système corporatiste, elles n’ont pratiquement pas survécu à cette concurrence, mais elles subsistent dans le cadre régional.
Les coopératives de crédit allemandes se sont avérées extrêmement solides et efficaces. Elles disposent d’un modèle commercial simple et clair, recevant avant tout les dépôts de leurs clients et accordant des crédits à des clients privés ou commerciaux. Leurs établissements centraux se répartissant en établissements spécialisés à caractère suprarégional ou international aussi bien que régional. Leurs mandats obéissent aux principes de durabilité et de transparence. Or, le principe régionaliste – la limitation de leurs activités à un domaine bien défini – permet de discerner plus facilement les risques d’un crédit. Finalement, les coopératives de crédit peuvent, en raison de leur organisation, se concentrer sur leur activité principale et sont assez bien immunisées contre les méthodes de gestion en partie responsables de la crise actuelle. Les coopératives de crédit allemandes ont résisté avec succès à la crise économique et se sont imposées comme un facteur de stabilité économique. L’histoire nous montre que les coopératives ont été couronnées de succès là où elles ont su participer à l’économie de marché, s’adapter aux conditions variables du marché et se concentrer sur leur activité principale. Les facteurs clefs de ce succès ont été leur capacité d’adaptation et leur conservatisme sain.
Même si les chiffres parlent en faveur des coopératives, certains scientifiques européens proposent de donner une place plus importante dans l’opinion publique et l’action des politiques à l’idée coopérative, conçue comme un modèle d’économie orientée vers l’intérêt général.

Sur quels fondements théoriques encore importants aujourd’hui l’idée coopérative repose-t-elle?

L’idée coopérative, sous sa forme européenne, est un mélange d’éléments individualistes et collectivistes: Les membres se réunissent au sein d’une entreprise collective reposant sur le volontariat pour promouvoir ensemble l’entreprise. Ils gardent leur autonomie, collaborant dans le cadre de l’entreprise commune. Ainsi la coopérative s’intègre très bien dans une économie de marché tout en y apportant des éléments orientés vers l’intérêt général. Elle s’oppose à l’atomisation et à la devise «chacun pour soi et contre tous.» En effet l’entreprise commune ne peut prospérer et promouvoir la prospérité économique des membres que par le biais de la coopération. L’idée coopérative présuppose une «attitude favorable à la coopération» qui a été suffisamment décrite par les anthropologues, les sociologues et les spécialistes des coopératives. Il s’agit là d’une constante anthropologique qui nécessite pourtant des efforts permanents en vue de propager l’idée que le succès économique s’obtient souvent mieux par la coopération que par la poursuite individuelle d’intérêts économiques.
De plus, l’idée coopérative est absolument démocratique: chaque membre ne peut souscrire qu’une part et n’a donc droit qu’à une voix à l’assemblée générale, organe de décision suprême de la coopérative. Ce principe «one man – one vote» qui distingue la coopérative des sociétés anonymes de capitaux est – en dépit de quelques modifications effectuées afin de promouvoir la compétitivité sur le marché (et qui prouvent la flexibilité de la coopérative) – un principe d’airain en matière de coopératives. D’un point de vue historique, on pourrait affirmer que les coopératives ont bel et bien constitué une porte d’entrée de la démocratie dans la société puisqu’elles introduisaient des procédures démocratiques à une époque où de grandes parties de l’Europe ne connaissaient pas les régimes démocratiques.

Quel avenir l’idée coopérative a-t-elle et de quels facteurs dépend son développement?

Je suis assez optimiste quant à l’avenir de l’idée coopérative et des institutions qui la portent: les coopératives elles-mêmes et leurs unions. Les coopératives ont fait preuve de leur énorme capacité d’adaptation et de transformation. Dans nos économies, elles constituent un secteur important aujourd’hui, même s’il est souvent sous-estimé et négligé par le public. Il serait souhaitable que les politiques, notamment, prennent mieux en considération les acquis spirituels et économiques des coopératives et les promeuvent. Après tout, ce sont en particulier les banques coopératives qui se sont avérées des agents de stabilité dans la crise économique actuelle.
L’idée coopérative s’est avérée, ces 150 dernières années, un concept vivace et suffisamment souple pour contribuer aux changements profonds de l’économie et de la société pendant cette époque. Je suis sûr qu’elle restera, dans les 150 années à venir, un facteur important de la vie économique en Europe.    •
(Traduction Horizons et débats)

*Thorsten Lorenz est, à l’Université Charles de Prague, professeur détaché dans le cadre des échanges universitaires allemands. Il y fait des recherches et enseigne au sein de l’Institut d’histoire économique et sociale. Parallèlement, il est chargé de cours à l’Institut des sciences historiques et à l’Institut d’Asie centrale de l’Université Humboldt de Berlin. Il s’est notamment spécialisé dans l’histoire des coopératives. Actuellement, il prépare sa thèse d’«habilitation» sur «les coopératives en Europe de l’Est et centrale de 1850 à 1940».