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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°9, 7 mars 2011  >  La genèse de l’idée européenne de la coopérative (part I) [Imprimer]

La genèse de l’idée européenne de la coopérative (part I)

par Torsten Lorenz

C’était une soirée de novembre humide et froide de 1843, dans la ville industrielle de Rochdale près de Manchester en Angleterre du Nord, lorsque quelques ouvriers dans le besoin se sont réunis dans un appartement pauvrement meublé. Après avoir négocié en vain avec les propriétaires d’usine pour une hausse des salaires, organisé des manifestations de protestation et des grèves, ils étaient au bord du désespoir. Leur dernier espoir était de prendre leur destin dans leurs propres mains dans un effort en commun pour améliorer le sort de leurs familles. Les ouvriers présents se sont engagés à verser chaque semaine une somme de deux pence dans une caisse commune pour financer une entreprise commune. La somme semble être dérisoire mais la plupart des ouvriers avaient des difficultés à verser même cette petite somme. Près d’une année s’est donc écoulée avant que les tisserands de flanelle de Rochdale aient pu récolter les premiers fruits de leurs efforts et enregistrer le 24 octobre 1844 la «Rochdale Society of Equitable Pioneers», la première coopérative moderne.1
Dans leur programme utopique à première vue, les «pionniers honnêtes» ont annoncé vouloir créer des «institutions pour le bien matériel et pour l’amélioration de la situation sociale et économique» des membres de la coopérative. Dans ce but, ils voulaient par exemple créer une colonie d’habitation dans laquelle les membres régleraient par eux-mêmes la production, la distribution et l’éducation. Les pas concrets qu’ils prévoyaient: La fondation d’un magasin, pour subvenir aux besoins fondamentaux des ouvriers, vendre aux ouvriers des produits alimentaires, des vêtements et des biens de première nécessité à des prix avantageux, l’achat ou la construction de maisons pour offrir des logements aux membres, la production de biens ainsi que l’achat ou la location de terres pour procurer un revenu aux coopérateurs au chômage, ainsi que l’installation d’une auberge dans laquelle on ne vendrait que des boissons sans alcool. Tandis que le programme était inspiré par les idées de Robert Owen (1771–1858), un socialiste utopique et réformateur social qui avait expérimenté deux décennies auparavant la création de colonies égalitaires, les pas pratiques ont été inspirés par les activités de William King (1786–1865) qui avait fondé déjà dans les années 1820, une association de consommation à Brighton et qui, avec son journal The Cooperator, avait créé des liens dans le mouvement coopératif.
Après avoir collecté 28 livres parmi les 40 membres du début, les pionniers ont loué le rez-de-chaussée d’un entrepôt et le 21 décembre 1844, ils ont ouvert un magasin dans lequel ils vendaient des quantités mo­destes de farine, de beurre, de sucre, de flocons d’avoine et de café. Au début les autres commerçants se sont moqués du projet, mais le magasin coopératif s’est développé contre toute attente de manière satisfaisante; comme les prix étaient calculés de façon réaliste, il a fait d’un côté des bénéfices et de l’autre côté il a amené de nouveaux membres à l’association. A la fin de1845 la coopérative comptait 74 membres et disposait d’un capital de 181 livres, deux ans plus tard elle comptait déjà 100 membres et avait un capital de 286 livres. Au début des années 1850, la coopérative s’est consolidée et elle a commencé – après avoir élargi l’offre pas à pas – à s’étendre en créant par exemple un moulin coopératif.
A part l’amélioration des conditions matérielles, les pionniers de Rochdale se sont occupés de la formation de leurs membres afin de les rendre capables de se libérer eux-mêmes de la misère. Après avoir installé déjà en 1850 une librairie et une salle de lecture, à partir de 1853, ils ont investi chaque année 2,5% des bénéfices dans des institutions de formation pour acheter, à part les livres, du matériel pédagogique comme des cartes géographiques ainsi que des journaux. Comme la coopérative avec son offre ne couvrait pas seulement les besoins matériels mais aussi les besoins sociaux, le nombre des membres a augmenté jusqu’en 1864 à 4747 personnes et le capital à 62 000 livres. La «Rochdale Society of Equitables pioneers» était ainsi devenue une entreprise commerciale importante qui offrait à de nombreuses personnes à Rochdale et ses environs non seulement de la marchandise bon marché mais aussi du travail et elle était la première association de consommation qui a su se maintenir durablement.
Quel est le secret du succès des pionniers de Rochdale? Etait-ce la combinaison réussie de principes économiques connus, était-ce l’engagement des membres de la coopérative ou simplement le fruit du hasard? Chacun de ces trois facteurs a certainement contribué à sa façon à la réussite de l’expérience de Rochdale. L’historiographie des coopératives a souligné – pas uniquement de façon désintéressée – le principe démocratique de «une personne/une voix». C’était directement à l’opposé du vieux principe libéral, valable à l’occasion d’élections et dans les sociétés de capitaux, d’après lequel le droit de vote se mesurait à la fortune apportée. Dans la coopérative par contre chaque membre, riche ou pauvre, homme ou femme, indépendamment du montant de ces participations, ne possédait qu’une voix dans l’assemblée générale, l’organe suprême de la coopérative. C’était le principe même de la démocratie orientée vers l’avenir, car le principe de l’égalité, de la participation, de la décision par la majorité y est ancré, ainsi que le principe du contrôle démocratique dans l’économie et dans la société, mais en perspective aussi dans la politique.
Le principe de l’appartenance ouverte était également dirigé contre la domination des propriétaires: Chaque personne intéressée pouvait adhérer à la coopérative aux mêmes conditions que les autres coopérateurs. De cette façon, le caractère égalitaire de la coopérative était souligné et l’on cherchait à empêcher que les membres seuls puissent profiter du rendement. De même, le principe de ne verser aux participations des membres que des intérêts fixes et pas de participation aux profits. La participation aux profits se faisait cependant sous forme de ristourne sur les achats du membre: Plus un coopérateur achetait, plus sa participation aux bénéfices augmentait. Ce principe est devenu la caractéristique des coopératives: Non pas la participation au capital mais l’achat de marchandises décidait du bénéfice dont le membre profitait. De cette façon la fidélité du membre envers «sa» coopérative était honorée. Le principe très cohérent du paiement comptant avait pour but d’éduquer les membres à une vie économe, ce qui promettait, face à l’habitude très répandue des «ardoises», une révolution des mœurs. Pas moins révolutionnaire, face à la falsification de marchandises très répandue, était le principe de livrer seulement de la marchandise non falsifiée et au poids indiqué.
Finalement les pionniers de Rochdale se sont voués à la formation de leurs membres, deux bonnes décennies avant l’introduction de la scolarité obligatoire en Angleterre, et en introduisant le principe de la neutralité religieuse et idéologique, ils ont tenté d’éviter les conflits au sein de la coopérative. Les prin­cipes de Rochdale sont ainsi devenus l’exemple pour d’autres créations de coopératives dans toute l’Europe, avant tout dans le secteur des sociétés de consommation. Ils ont donné une possibilité concrète aux personnes engagées d’atténuer la misère avec l’entraide solidaire et ont concrétisé un modèle dans lequel ce n’est pas l’homme qui sert l’économie mais l’économie qui sert l’homme.
La coopérative de Rochdale était la plus connue mais pas du tout la seule initiative de coopérative en Europe vers le milieu du XIXe siècle. L’installation hésitante de conditions capitalistes a créé partout des pro­blèmes semblables et des personnes engagées ont tenté de les surmonter à l’aide d’associations coopératives. Des paysans, des artisans et l’enfant mal aimé de l’industrialisation – le prolétariat – avaient à lutter contre la misère économique et le déclassement social menaçant. Les vieux systèmes de sécurité des propriétaires de domaines et les corporations avaient été abolis, les assurances sociales modernes n’avaient pas encore été créées. Depuis que la crise de famine en 1846 sur le continent avait encore aggravé les problèmes partout en Europe, des petites associations ont été créées, qui se sont efforcées d’atténuer la misère sur une base de solidarité. Ils ont renoué avec les anciennes formes coopératives comme par exemple l’exploitation communale des forêts et des pâturages, mais aussi avec les guildes et corporations urbaines. Les coopératives modernes se sont cependant distinguées avant tout en se considérant comme des acteurs dans l’économie de marché et en aspirant à la création d’un contrepoids au pouvoir de la demande et de l’offre, alors concentré dans les mains de peu de personnes.
Unies dans ce but, elles se sont cependant distinguées dans leur forme, leur contexte idéologique et dans les groupes visés: Tandis que le «Spar- und Konsumverein Ermunterung», créé en 1845 à Chemnitz et la «Lebensmittel-Assoziation» à Eilenburg en Saxe s’adressaient aux ouvriers et étaient parmi les premières coopératives sur sol allemand, la «Rohstoffgemeinschaft für Tisch­ler und Schuhmacher» du libéral Hermann Schulze-Delitzsch (1808–1883) avait comme groupe-cible les artisans, malmenés par les transformations économiques. Friedrich Wilhelm Raiffeisen (1818–1888) de son côté avait fondé en 1846, l’année de famine, le «Weyersbuscher Hilfsverein» qui s’adressait aux agriculteurs et représentait les idées chrétiennes sociales.
A part la question sociale, le mouvement des coopératives a reçu de nouvelles impulsions par l’échec de la révolution de 1848. Après l’échec de l’espoir d’une transformation sociale, Schulze-Delitzsch et Raiffeisen se sont tournés plus qu’avant vers un projet de réformes sociales, ils ont initié plusieurs fondations de coopératives et ont formé des initiatives locales pour un mouvement social. Apolitique à première vue, ce mouvement portait en lui tout de même des forces explosives pour la situation politique: En ancrant des valeurs démocratiques et solidaires dans des couches grandissantes de la population, il menaçait de faire sauter le système politique antidémocratique par le bas.
Ce n’est donc pas surprenant que dans les années 1860 les autorités de l’Etat ont commencé à s’intéresser aux coopératives et ont suivi des initiatives de Schulze-Delitzsch qui en 1864 à Berlin avait donné naissance au «Allgemeiner Verband der auf Selbst­hilfe beruhenden Deutschen Erwerbs- une Wirtschaftsgenossenschaften» [Association générale des coopératives commerciales et économiques allemandes reposant sur l’entraide] et qui avait lutté comme député du Parlement prussien pour la création d’une loi sur les coopératives. Les lois sur les coopératives, votées en 1867 en Prusse, en 1868 en Saxe et dans le «Norddeutsche Bund», et en 1871 élargies à toute l’Allemagne, ont tenu compte du développement précédent du secteur des coopératives et ont reconnu le système des coopératives comme facteur important de l’économie et de la politique sociale. En même temps, les autorités ont essayé d’introduire les coopératives dans un programme de modernisation conservative et d’avancer d’un côté le progrès de l’économie et de l’autre côté de maintenir les structures sociales. Cela devait se faire à travers l’aide indirecte au développement des couches sociales menacées par la transformation, comme les artisans et les paysans, ainsi que la continuation des conditions de propriétés rurales, et servir à endiguer l’insécurité et l’agitation de ces couches de population.
Le système coopératif a grandi parce qu’il correspondait aux besoins de larges couches de la population et parce que la coopérative représentait une forme souple qui pouvait s’adapter à des besoins différents. En conséquence, le secteur coopératif s’est différencié: des coopératives de crédit ont donné des crédits d’entreprise aux membres, des coopératives de consommation ont offert l’alimentation et d’autres biens de première nécessité à des prix bas, des sociétés de besoins ont acquis des semences, des engrais et des produits de base pour l’artisanat et les ont vendus aux membres, pendant que les coopératives de laiterie ont pris le lait des exploitations des membres et l’ont revendu, ou bien utilisé pour la fabrication de fromage. De cette manière les coopératives ont contribué à l’intégration de leurs membres dans l’économie de marché naissante. Cela a aussi été fait par d’autres voies: En conseillant leurs membres au sujets des exploitations et de l’économie générale, les coopératives ont encouragé les méthodes économiques rationelles et avec cela l’adaptation à l’entourage économique en transformation. Ce qui a été caractéristique fut la fonction d’aide économique de la coopérative envers ses membres et leurs exploitations: Ces derniers ont pu faire leurs affaires par leurs propres forces tout en ayant recours aux offres de crédit et de marchan­dises de leur coopérative. Des coopéra­tives de production – des coopératives à part entière dont les membres avaient allié leurs exploitations en une exploitation productrice commune – n’ont pas eu de succès durable en Alle­magne.    •
(Traduction Horizons et débats)

1    Concernant l’histoire des pionniers de Rochdale racontée ci-dessus, ainsi que l’histoire du système coopératif cf. Faust, Helmut: «Geschichte der Genossenschaftsbewegung. Ursprung und Weg der Genossenschaftsbewegung im deutschen Sprachraum». Francfort, 1977. Surtout les pages 103 à 113.
2    Aschhoff, Günter/Henningsen, Eckart: «Das deut­sche Genossenschaftswesen. Entwicklung, Struktur, wirtschaftliches Potential». Francfort, 1995, p. 25
    Bibliographie:
Aschhoff, Günter/ Henningsen, Eckart: «Das deutsche Genossenschaftswesen. Entwicklung, Struktur, wirtschaftliches Potential». Francfort, 1995
    Faust, Helmut: «Geschichte der Genossen­schaftsbewegung. Ursprung und Weg der Genossenschaftsbewegung im deutschen Sprachraum». Francfort, 1977.
    Mändle, Eduard/Swoboda, Walter: (Ed.) Genossenschaftslexikon. Wiesbaden 1992.
    Première impression dans: Dresdner Geschichts­verein (Ed.): Dresdner Hefte 91: Im Selbsthilfeprinzip. Genossenschaftswesen in Dresden, p. 4–13.

Les cahiers de Dresde et l’Association d’histoire de Dresde

ts. Les Cahiers de Dresde (Dresdner Hefte) paraissent tous les trimestres et sont soutenus par l’Office culturel de la ville de Dresde. Ils sont édités par l’Association d’histoire de Dresde (Dresdner Geschichstverein e.V.) et Helga Wehner et Siegfried Blütchen s’occupent bénévolement de la rédaction. Un conseil de rédaction composé des professeurs universitaires Matthias Herrmann, Günter Jäckel, Hans John, Harald Marx, Winfried Müller, Jürgen Paul ainsi que par Hans Jürgen Sarfert et Mike Schmeitzner collaborent aux publications.
Les Cahiers de Dresde paraissent depuis 1983 et ont ainsi déjà traité plus de 100 thèmes complexes au profit de leurs lecteurs: une vraie mine d’or au-delà de Dresde et de la région de la Saxe. Hans-Peter Lühr, directeur rédactionnel du cahier 91 – dont l’article ci-dessus a été repris – y écrit à la page 3 dans la préface: «Si on le mesure à l’intérêt des médias, le sujet de la coopérative n’a aujourd’hui une importance que marginale, mais comparée aux statistiques, l’idée de la coopérative est certainement d’une surprenante actualité: en 2004, 140 millions de personnes appartenaient à l’une des 300 000 coopératives enregistrées au sein de l’UE. D’une manière peu spectaculaire, ce modèle montre donc encore après 150 ans qu’il fonctionne parfaitement. Peut-être justement en raison de l’anonymat du présent, les principes d’auto-assistance de la propriété en commun, d’autogestion et de participation démocratique qui se sont développés au milieu du XIXe siècle suite à la détresse dans laquelle vivaient les populations, forment un lien idéal entre les questions de rentabilité et les besoins d’identification.» Après avoir donné un aperçu des articles contenus dans ce cahier, Lühr constate: «Ces articles sur la situation régionale font le lien avec les développements au niveau européen, en considérant la formation de la pensée coopérative du XIXe siècle ainsi que le potentiel de ce modèle dans un monde globalisé. Dans une telle vue d’ensemble historique et culturelle, ce cahier espère montrer la source vivante de l’action coopérative, l’idée de l’auto-assistance solidaire.»

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