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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°18, 5 mai 2008  >  Le Kosovo, «zone multifonctionnelle à criminalité tous azimuts» [Imprimer]

Le Kosovo, «zone multifonctionnelle à criminalité tous azimuts»

par Andreas Kunz

Dans un rapport confidentiel, des services de renseignements, des diplomates et des militaires font une analyse sans concession de la situation au Kosovo. La mafia règne sur ce territoire. Toutes les tentatives de développement ont échoué. Une indépendance prématurée est contre-productive et dangereuse.

Mandaté par l’armée allemande et se fondant sur plus de 70 interviews d’experts, documents et rapports internes, l’Institut berlinois de politique européenne dresse le bilan du travail de développement effectué au Kosovo. Cette analyse, qui a paru en 2007, n’est «qu’à usage interne» et donne une image sans concession de la situation.
Les auteurs qualifient la criminalité organisée et la corruption qui fait rage de «clear and present danger». Malgré sept années de reconstruction, le trafic de drogues, d’êtres humains, d’armes et de voitures, le vol et le brigandage sont les seuls secteurs économiques en croissance et rentables. La part de la mafia dans les activités économiques du Kosovo est jugée «astronomique». Selon des estimations prudentes, le chiffre d’affaires quotidien de la mafia se monte à environ 1,5 million d’euros, soit 500 millions par année. Cela correspond à un quart du produit national brut, maintenu à un niveau artificiellement élevé par des transferts internationaux. De plus, le Kosovo sert de refuge à des criminels et est devenu une «zone multifonctionnelle à criminalité tous azimuts» dans laquelle le blanchiment international d’argent est effectué sur une large échelle. L’étude mentionne, comme exemple, le système kosovar des pompes à essence. Bien que moins de 150 pompes soient nécessaires, il y en a plus de 400.

40 000 procédures pénales en suspens

Ces deux à trois dernières années, la corruption s’est accentuée. Elle va des pots-de-vin usuels aux tentatives systématiques de corruption et d’intimidation des juges et des procureurs. La plupart des juges, jeunes, formés à la va-vite et inexpérimentés, gagnent peu, savent que leur corruption n’aura aucune conséquence et sont totalement incapables de faire face aux violences multiples. Maintenant, plus de 40 000 procédures pénales sont en suspens, les tribunaux traitant entre 10 et 15 affaires par année. Même le recours à des juges et à des procureurs internationaux n’a pas permis de traiter juridiquement les «crimes connus de tous» perpétrés par les chefs de la mafia, car ceux qui entendent témoigner «constituent automatiquement une cible d’attentat très prisée».
L’établissement de structures démocra­tiques d’Etat de droit est «étouffé dans l’œuf» par le «kanun», droit coutumier datant du XVe siècle. Au centre du «système pseudo-juridique» fondé sur le principe de la grande famille et de l’autorité des personnes âgées figurent les notions de «besa» (honneur) et de «gjakmarria» (vendetta). Cette conception de l’honneur légitimant la violence est profondément ancrée dans la population et s’ap­plique comme une «loi au-dessus des lois».
Le pouvoir est exercé par la grande famille albanaise («fis»), qui comprend de 60 à 100 personnes et forme un clan avec d’autres «fis», et non par les juges et les autorités. Entre 15 et 20 clans luttent actuellement pour exercer leur influence. Ils occupent «presque toutes les positions clés de la société» et ont les «relations les plus étroites avec les décideurs politiques de premier plan». Le rapport incrimine nommément le premier ministre Hashim Thaci. Les «acteurs clés» tels que Thaci sont responsables des «relations étroites entre la politique, l’économie et les structures de la mafia qui opère sur le plan international». La reconnaissance politique de Thaci et d’autres représentants de l’armée de libération UÇK aurait conféré à d’anciens terroristes une puissance inégalée jusqu’alors. La réputation des anciens criminels se serait améliorée à l’étranger lorsqu’ils sont devenus politiciens, bénéficiant de l’immunité parlementaire à l’intérieur du pays et de la protection du droit international à l’extérieur. Ainsi, ils ont pu opérer au Kosovo sans être inquiétés et – grâce à l’aide des services secrets du parti officiellement interdits – exercer des pressions sur leurs adversaires politiques.
La population, très pauvre, oscille entre la vénération des anciens héros de guerre, tel Thaci, et une «peur profonde» face à la caste dirigeante politico-mafieuse qui a établi un régime d’omerta. En point de mire figure, outre Thaci, l’ancien premier ministre Ramush Haradinaj, sans lequel rien ne se fait au Kosovo et qui comparaît actuellement devant les juges du Tribunal international de la Haye.* Dans tout le pays, personne ne se risque à critiquer Haradinaj. Une des rares exceptions est son rival principal Thaci qui dispose de réseaux criminels encore plus développés et passe, dans les services de renseignements, «pour encore beaucoup plus dangereux qu’Haradinaj».

Peur, corruption, impuissance

L’atmosphère de crainte et de corruption atteint les fonctionnaires les plus élevés de la communauté internationale et suscite un sentiment profond d’impuissance. La troupe d’intervention internationale Kfor et l’admi­nistration de l’ONU Unmik ont agi parfois «sans la moindre idée directrice», affirment des officiers. Au sein de l’administration de l’ONU, des cas de corruption «considérables» ont été constatés. En 2006, des menaces de mort ont obligé le chef de la police de l’Unmik, Kai Vittrup, à quitter le pays. Des Allemands revenant du Kosovo ont révélé qu’il avait fallu mettre fin à des activités d’organisations internationales visant à combattre la criminalité organisée afin de ne pas mettre en péril la vie des collaborateurs.
Le rapport allemand critique en particulier le rôle des USA qui ont empêché les en­quêtes européennes. Les USA étaient exposés au chantage en raison de camps de prisonniers secrets de la CIA à l’intérieur de Camp Bondsteel. Le fait qu’un policier allemand des Nations Unies haut gradé ait constaté que la tâche principale du chef américain adjoint de l’Unmik Steve Schook était de «se soûler une fois par semaine avec Ramush Haradinaj» a fait naître des doutes sur les méthodes américaines.

Traite internationale des femmes et des jeunes filles

L’Unmik est en partie responsable de ce que le Kosovo soit devenu ces dernières années un «centre international de traite des femmes» dont les victimes sont de jeunes prostituées en partie mineures. Dans les quelque 104 bordels situés en général à la périphérie des villes, aux abords de stations d’essence, les «internationaux» sont apparemment leurs meilleurs clients. La forte demande «a contribué de manière importante au développement des réseaux locaux de passeurs». Dans le passé, on a découvert plusieurs camps secrets où étaient internées des femmes.

Echec de l’Unmik

Pour les auteurs, c’est en matière d’approvisionnement en énergie que «l’échec de l’Unmik» est le plus patent. Malgré une présence massive, elle n’a, au bout de 7 ans, même pas réussi à assurer au moins l’approvisionnement en électricité. Aujourd’hui encore, il y a tous les jours des pannes de plus de 10 heures dans tout le pays qui font que chaque hiver des personnes meurent de froid.
Il faut constater «au-delà de toute rhéto­rique, que la tentative de construire une société multiethnique au Kosovo a échoué». Les Serbes se sont retranchés dans des enclaves et, contrairement à ce que prétendent les politiques, ne disposent d’aucune liberté de mouvement. Des soldats de la Kfor les accompagnent quand elles font leurs courses ou se chargent eux-mêmes de leurs courses. Des Serbes sont régulièrement lapidés, victimes de voies de fait, harcelés ou intimidés. Leurs cimetières sont profanés et les murs de leurs maisons recouverts d’inscriptions haineuses. L’«illusion multiethnique» n’est entretenue que par les fonctionnaires «dont le travail est mesuré à l’aune de la réalisation de cet objectif reposant sur un vœu pieux ou qui ont un intérêt financier à poursuivre des pro­grammes de promotion allant dans ce sens».

Pratique de l’«okay-reporting»

A la lecture de cette étude, on se demande pourquoi la communauté internationale veut reconnaître comme Etat un tel chaos. A ce sujet également, les auteurs ont une réponse. Elle a nom «okay-reporting». Cela consiste à refouler systématiquement les informations critiques «afin de donner l’illusion de remplir les objectifs politiques que l’on a échoué à réaliser». Cette tactique frise maintenant l’«absence de scrupules». Elle a certes permis à ceux qui la pratiquent d’obtenir une «bonne presse» et à «se mettre en valeur» mais il en est résulté un fossé croissant entre les objectifs déclarés et la réalité. Ce «politiquement correct» a mis en danger les ob­jectifs de la mission au Kosovo et entraîné une perte de crédibilité auprès de la population et une «réduction parfois drastique d’autres options d’actions».

Il faut cesser de prendre ses rêves pour des réalités

Pour les auteurs du rapport, le seul moyen de sortir de la crise est «de rompre nettement avec la politique d’apaisement menée jusqu’ici, de cesser de prendre ses rêves pour des réalités et de se concentrer sur ce qui est vraiment possible». La solution n’est pas la proclamation unilatérale de l’indépendance du Kosovo. Au contraire, des criminels comme Thaci et Haradinaj «se rapprocheraient encore plus de leur objectif de contrôle total du Kosovo». Economiquement, on peut certes s’attendre à un «feu de paille» mais les insuffisances structurelles demeureront. Quand l’Unmik finira, comme prévu, par se retirer du Kosovo, elle léguera à l’UE une «boutique de feux d’artifice remplie de pyromanes».
Pour le développement social de la région, il serait plus important que cesse la glorification – très répandue – de la période de guerre 1998–99 avec son culte quasi religieux de ses héros et de ses anciens combattants. Jusqu’ici, on a non seulement nié les erreurs et les crimes commis mais on a considéré les causes de la misère actuelle dans un contexte inspiré de la théorie du complot. Ainsi, «toutes les générations se complaisent dans le gros mensonge» selon lequel le Kosovo est pauvre parce qu’il a toujours été exploité par d’autres peuples yougoslaves. Avec l’indépendance, on pousse à son paroxysme d’irréalisme l’espoir d’une subite prospérité, «ce qui fera du contact inévitable avec la réalité (après un ou deux ans environ d’indépendance) un moment critique de l’histoire kosovare qui pourrait entraîner de graves troubles, voire des soulèvements à caractère révolutionnaire».    •

Source: Weltwoche 9/08
(Traduction Horizons et débats)

*    Il est intéressant de constater que, le 4 avril, Ramush Haradinaj a été acquitté à la Haye «faute de preuves» sur tous les chefs d’accusation. En raison de divers actes de barbarie, le parquet avait requis une peine de prison de 25 ans. La juge a émis l’avis que des témoins avaient subi des pressions. [Note de la rédaction]