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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2016  >  No 4, 22 février 2016  >  La grandeur tacite de «Monsieur Bötleer» [Imprimer]

La grandeur tacite de «Monsieur Bötleer»

Un Suisse a sauvé plus de 5000 juifs en France

par Heini Hofmann

Après sept décennies, le monde a commémoré les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, mais on a peu parlé des passeurs courageux. Parmi eux, il y a des noms connus mais aussi ceux qui ont été oubliés, comme par exemple celui de l’artiste et philanthrope Hans Beutler de Büren an der Aare qui n’a même pas été mentionné dans le lexique suisse.

Il est indéniable que certains autres passeurs semblables et sauveurs de juifs durant la Seconde Guerre mondiale ont agi au risque de leur vie et de leur carrière. Ce fut le cas du commandant de la police cantonale de Saint-Gall Paul Grüninger, suspendu de son poste en 1938, sauva la vie à plus de 3000 réfugiés, fut même encore condamné pour ce bienfait et ne fut seulement réhabilité à titre posthume en 1993. Depuis, une rue porte son nom à Jérusalem et en Suisse, son action courageuse a fait l’objet d’un film.
Il en est de même pour Carl Lutz d’Appenzell Rhodes-Extérieures. Vice-consul à Budapest, ce diplomate dirigea la plus vaste opération de sauvetage de juifs et en sauva plusieurs milliers. Mais à son retour en Suisse il fut réprimandé par Berne. Cependant, sa commune le nomma également, avant sa mort, citoyen d’honneur mais c’est seulement 20 ans après son décès et cinquante ans après la fin de la guerre que la Confédération helvétique le remercia.

Pas de remerciement officiel

Il en est tout à fait autrement pour l’artiste et philanthrope bernois Hans Beutler qui sauva plus de 5000 juifs, pour la plupart des enfants, de la poursuite et de la mort. Il faut savoir qu’il ne fut pas condamné, car il agissait en tant que Suisse à l’étranger. Pourtant, à la différence de Paul Grüninger et Carl Lutz, il ne fut jusqu’à aujourd’hui aucunement cité par la Suisse officielle.
C’est une décennie après sa mort, et uniquement dans sa commune, dans laquelle il est né et décédé, qu’on se souvient encore ce grand philanthrope. Des politiciens et un représentant de la Croix-Rouge prononcèrent des mots de reconnaissance. Mais ensuite, on ne parla plus de lui et même en 2013, à son centième anniversaire ainsi qu’en 2014, au vingtième anniversaire de sa mort, on l’oublia complètement.

Au service du Général

C’est «Unter dem Bogen» à Büren an der Aare – juste à côté de l’imposant château de l’administration du district, où son père, marié à une huguenote française, dirigeait un atelier de vélo – qu’Hans Beutler naquit le 3 mai 1913. Son enfance fut marquée par la maladie. Un séjour au sanatorium le poussa dans la solitude et à s’évader dans la lecture des livres d’enfants et de contes de fées.
Pour le sortir de son isolement, ses parents l’envoyèrent chez les scouts où il s’épanouit et exerça même, plus tard, un rôle d’éclaireur-chef. Lors des années d’avant-guerre, il dirigea le centre de scout international à Kandersteg, et dans le mouvement des scouts, en tant que v/o Mutti, il se créa de nombreuses amitiés, notamment avec le futur écrivain-voyageur René Gardi.
Le métier de graphiste, appris en Suisse romande, réveilla en lui le désir de la création artistique en tant que dessinateur et peintre. Le crayon, l’encre de Chine, le pinceau et le couteau de linogravure étaient ses instruments de travail qu’il maniait avec beaucoup d’idées et d’ingéniosité. En 1939, une série de cartes illustrées «600 ans bataille de Laupen» le révélèrent. Il répondit volontiers à l’appel du Don national suisse, dont le but du soulagement des souffrances de la guerre correspondait aussi à ses intentions. C’est par les sujets inoubliables du Noël des soldats jusqu’à la création de la lettre de Noël du général Guisan que le pays entier le connut.

Peintre, dessinateur et illustrateur

Pendant toute sa vie l’artiste talentueux et polyvalent fut actif pour différentes éditions en tant qu’illustrateur de livres et de magazines et cela encore pendant les dernières années marquées par une maladie douloureuse. Hormis des peintures à huile intensives en couleurs et des aquarelles, ses dessins à la plume et par grattage impressionnent. Il faisait ces derniers avec de vieilles aiguilles de gramophone sur du papier teinté. Il peignait ses tableaux avec tout ce qui lui tombait sous la main: planchettes de bois, vieux cartons, oui même des revers d’enveloppes utilisées …
Mais Hans Beutler était habité par une deuxième âme – sa volonté d’aider. Celle-ci fut accentuée par les événements de la guerre et le poussa à l’action. Ainsi, il assuma en 1942 à Davesco, au Tessin, la direction d’un camp de jeunes internés. Là, son talent pédagogique naturel impressionna et incita l’ancien directeur du Secours aux enfants de la Croix-Rouge, Rodolfo Olgiati, à lui confier la direction d’un centre d’accueil pour enfants en France. C’est ainsi qu’il devint délégué de la Croix-Rouge.

Plus de 5000 vies sauvées

Son arrivée en 1943 dans le village cévenol Le Chambon-sur-Lignon sur le plateau central dans la Haute-Loire (Lignon est le nom du premier affluent de la Loire) eut lieu pendant l’occupation allemande de la France. Les habitants de l’ancien village huguenot savaient ce que cela signifiait d’être persécutés. Grâce à l’engagement remarquable de Hans Beutler, cinq orphelinats, des ateliers de formation et une ferme de 57 hectares (un don) furent rapidement disponibles pour que des orphelins français, espagnols, anglais et belges puissent y trouver refuge.
Au cours de la guerre, plus de 5000 enfants et adultes juifs ont été cachés et sauvés de la persécution et de la déportation avec l’aide de nombreuses personnes locales ayant aidé les fugitifs à Le Chambon-sur-Lignon. Ce village est devenu plus tard le symbole de l’aide volontaire aux victimes innocentes de la guerre partant de la Suisse. Malheureusement, cela n’a pas toujours été possible. Hans Beutler a été témoin d’un massacre cruel dans cette région. Après la guerre, la Croix-Rouge française a repris ces maisons; cependant, on ne voulait pas renoncer à la grande expérience de «Monsieur Bötleer» apprécié de tous.

Co-fondateur de la Croix-Rouge Jeunesse

C’était en 1956 que Hans Beutler rentra en Suisse où il resta au service de la Croix-Rouge à laquelle il donna maintes impulsions tout en restant modeste. Il fut co-fondateur de la Croix-Rouge Jeunesse Suisse, et à l’occasion du 100e anniversaire de la Croix-Rouge, il lança les premiers bus pour personnes handicapées, financés – selon sa conception d’aide engagée – par des petits sous gagnés par des adolescents.
Selon le même principe d’entraide, il réalisa un autre projet pilote – en tant qu’œuvre commune de la Croix-Rouge Jeunesse et des écoles professionnelles de toute la Suisse: notamment la Casa Henry Dunant à Varazze sur la côte méditerranéenne italienne: des apprentis et des élèves d’écoles professionnelles transformèrent – en 60?000 heures de travail – des bâtiments délabrés en un centre de cours florissant pour adolescents. Les dernières années de sa vie, Hans Beutler les passa à nouveau à «Büren an der Aare», jusqu’à sa mort en 1994.

Un fonds de biens culturels précieux

Une autre grande passion de «Monsieur Bötleer» était ses collections d’articles les plus divers. Ses nombreux protégés de Le Chambon-sur-Lignon qui vivaient entretemps dans le monde entier lui envoyèrent de partout, à titre de remerciement, les objets désirés: des livres pour enfants et des livres de contes de fées de plusieurs cultures et langues, des œufs de Pâques artistiquement décorés ainsi que des jouets pour enfants – et spécialement des crèches de Noël du monde entier.
Heureusement, ces collections uniques ont trouvé de son vivant une nouvelle place, sous forme d’une fondation et accessible au public, dans le Musée des Crèches et du Jouet à Bubendorf BL. Hans Beutler a pris cette décision parce qu’il se sentait trop peu compris dans la petite ville de Büren an der Aare. Donc, ce fut aussi Bubendorf qui commémora son 100e anniversaire en 2013 dans le cadre d’une exposition spéciale.

La charité vécue sans grand bruit

Ses amis se sont réjouis lorsqu’en 1981 Hans Beutler a reçu le prix de la culture de la ville et de la région de Granges SO. L’éloge à son égard évoqua son «action extraordinaire au service de l’humanité» et sa «riche activité en tant que peintre, graphiste, illustrateur et collectionneur de biens culturels précieux».
Cet artiste doué et philanthrope – avec une personnalité attachante formée par un mélange de calme bernois et de cosmopolitisme français – a mis tout son art et ces capacités au service de l’engagement social. Sa vie était la charité vécue sans grand bruit.

L’impulsion décisive

Encore jeune, il avait fait le pas décisif en raison d’un conseil de Salomon. «Imagine-toi», lui a dit alors un ami scout, «que tu es un grand peintre et que tu te trouves, comme Michel-Ange, dans une immense salle sur un échafaudage à grande hauteur, et dans un coin en bas, se trouve une porte à laquelle quelqu’un frappe. Si tu es un grand peintre, tu restes sur l’échafaudage et tu continues à peindre. Mais si tu es un bon-à-rien, tu descends et tu ouvres la porte.
Mais il se pourrait aussi que tu ne sois pas un bon-à-rien et que tu penses néanmoins que tu devrais ouvrir la porte parce que quelqu’un pourrait avoir besoin de ton aide. Alors, va et ouvre la porte – car tu te retrouveras dans un paysage incroyable plein de surprises et de nouvelles tâches que tu n’as pas cherchées, mais qui te permettront d’avancer.» Hans Beutler est descendu!
D’innombrables personnes lui doivent du bien, beaucoup même la vie. Mais aussi modeste qu’il était lui-même, aussi inaperçues restent ses bonnes actions. Jusqu’à aujourd’hui, son propre pays ne l’a pas encore reconnu officiellement, et la seule chose qu’on trouve à «Büren an der Aare» est une modeste plaque commémorative placée «Sous la voûte», là où il est né.    •

1    «Krippen- und Spielzeugmuseum» dans
l’ancienne école du village de Bubendorf au canton de Bâle-Campagne: exposition annuelle de crêches (début novembre à mi-janvier, entrée gratuite) avec des pièces d’expositions de Hans Beutler, ouverte le dimanche de 14 à 17 heures. Visite guidée sur demande au téléphone +41 61 931?32?92 ou www.museum-bubendorf.ch.