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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°2, 19 janvier 2009  >  Causes et conséquences de la crise économique et financière actuelle [Imprimer]

Causes et conséquences de la crise économique et financière actuelle

Débats dans la gauche allemande

par Jürgen Elsässer

La crise économique que le monde traverse en ce moment n’est pas une simple affaire d’économie, mais bien aussi d’impérialisme. C’est moins une aggravation de l’exploitation par l’industrie capitaliste (suraccumulation du capital) que les spéculations, lancées à partir de ses bastions états-unien et britannique, auxquelles se livre la finance internationale qui ont conduit à la catastrophe du siècle, dont nous vivons désormais les débuts. Des «armes financières de destruction massive» ont été systématiquement mises en place, transformant des régions industrielles entières en «terre brûlée». Comme Londres et Washington bloquent toute tentative de réguler l’économie-casino mondialisée, c’est aux Etats-nations d’agir: en Allemagne, il ne faut pas sauver les grandes banques qui participent à l’étranglement de l’économie réelle. Il faut bien plutôt les nationaliser sans les dédommager et les placer sous contrôle démocratique strict.

La Chancelière allemande a qualifié à la mi-octobre la crise économique de «mise à l’épreuve la plus dure depuis les années 20.» Quelles sont les raisons de ce bouleversement, le pire depuis les années 20? Deux pistes d’explication s’opposent. Pour la gauche il s’agit avant tout d’un problème d’exploitation et de répartition; le terme qu’emploie Marx en pareil cas est celui de «suraccumulation»; les capitalistes ne font en définitive que ce qu’ils ont toujours fait, mais cette fois-ci ils se sont montrés particulièrement brutaux; l’exploitation a été telle que le capital qu’on en retire ne peut plus être investi de façon rentable dans la production et a donc trouvé un exutoire dans la spéculation.
Pour les commentateurs «bourgeois», en revanche, le problème relèverait plutôt de la sphère financière. Le Spiegel, par exemple, développait son titre de la mi-novembre dernière en parlant de «crime capital […] commis par les banquiers, tolérés par les politiciens.» Cette explication, comme nous allons le montrer dans ce qui suit, est paradoxalement plus «marxiste» et surtout plus réa­liste que celle de la gauche. La focalisation sur les «boursicoteurs» et «spéculateurs» induit en erreur surtout parce qu’elle évoque avant tout des hommes cupides et irresponsables et réduit donc cela à une affaire d’individus. Il vaudrait mieux parler de capital financier ou d’aristocratie de la finance, qui à partir de leurs principaux bastions, aux USA et en Grande-Bretagne, ont pratiqué systématiquement une stratégie de dérégulation des marchés. C’est ainsi qu’ont été mises en place, surtout dans ces dix dernières années, des «armes financières de destruction massive» qui permettent aux super-riches de pressurer le reste du monde. L’expression est de Warren Buffett, un milliardaire américain clairvoyant, qui a toujours critiqué l’économie-casino pratiquée par ses pairs.

«Capital fictif»

Les «armes financières de destruction massive», ce sont des produits financiers haute­ment spéculatifs, dits «produits dérivés», créés à l’époque où Alan Greenspan était Président de la FED (1987–2006), et surtout à partir de la fin des années 90. «Ils recèlent des dangers invisibles pour l’instant mais potentiellement mortifères» écrivait Buffett dès la fin 2002. Les munitions pour ces armes c’est le «capital fictif» (ou virtuel), qui ne provient pas de la création de valeur et de l’accumulation capitaliste (donc de l’exploitation de la main-d’œuvre, comme l’analyse la gauche), mais qui est généré par des ordinateurs – ce qui ne l’empêche pas de causer d’épouvantables dégâts, bien réels ceux-là. Les principaux coupables sont les «hedge funds» et les «Private Equity funds» – les «criquets pèlerins», selon le mot de Franz Müntefering, qui utilisent ces armes pour le compte des banques d’investissement. Un seul chiffre suffit à prouver leur totale déconnexion d’avec l’économie réelle: en décembre 2007, les produits dérivés représentaient au total la somme astronomique de 596 billions [1 billion= 1012, soit 1000 milliards, ndlt] de dollars, selon la Bank for International Settlements [BIS, «banque des Banques centrales», ndlt]. Point de comparaison: le total mondial des pertes subies par les banques l’été 2007, début de la crise immobilière aux USA, s’élevait fin octobre 2008 à 2,2 billions d’euros – en soi une somme astronomique, certes, mais à peine 0,5% du potentiel de destruction des produits dérivés. 596 billions de dollars, c’est douze fois le montant de la richesse produite dans le monde en un an. Pour parvenir à ce montant, il aurait donc fallu retirer l’économie réelle la valeur totale des biens et services produits pendant douze ans, jusqu’à la dernière vis, et la dernière goutte de pétrole et les investir dans ces titres. Il est donc évident que ce «capital virtuel» n’est pas un élément dérivant de la création de valeur ni de l’accumulation capitaliste boursière ordinaire, comme le ferait croire l’étymologie latine derivare, mais un tour de passe-passe financier.
Karl Marx avait déjà étudié les prémices de ce tour de passe-passe et créé le terme de «capital fictif». Dans le volume 3 du «Capital», il écrit: «Avec le développement du capital portant intérêt et du crédit, tout capital semble doubler et parfois tripler du seul fait que lui-même ou des créances passent de main en main en revêtant des formes différentes. La plus grande partie de ce capital est purement «fictive». Mais Marx parlait de «doublement» ou «triplement» du capital. Qu’il puisse être multiplié par cent, voire mille, jusqu’à représenter douze fois la totalité de la richesse produite en un an dans le monde, voilà ce qu’il n’aurait pas osé imaginer. Il ne s’agit plus d’un simple saut quantitatif, mais d’un changement qualitatif.
Marx distingue nettement deux types de «capital virtuel». Le premier désigne un capital non encore réalisé, mais parfaitement réalisable: des titres de propriété qui représentent un capital réel, soit des actions qui sont des participations dans des entreprises réelles. Il ne le confond en rien avec le capital «totalement illusoire» qui ne recouvre rien d’autre que le papier sur lequel est imprimé le titre de propriété. A l’époque où Marx écrivait, cette catégorie comprenait à ses yeux essentiellement les emprunts d’Etat. Pour financer des dépenses somptuaires ou d’armement, l’Etat récoltait des fonds auprès de ses citoyens en échange desdits «emprunts». Les créanciers avaient droit au remboursement et tou­chaient des intérêts (cumulatifs). Mais le problème fondamental était que l’argent des citoyens était bel et bien fichu, investi dans des édifices de prestige et des canonnières que le gouvernement avait financés avec cet argent. C’est pourquoi Marx appelle ces bons du Trésor «des doubles en papier d’un capital englouti». Il ne pouvait pas se douter que les requins de la finance pourraient un jour mettre en circulation des «représentants nominaux d’un capital inexistant», et en quantité bien supérieure à celle que se per­mettaient les Etats.
Les CDS (Credit Default Swaps) per­mettent de mettre en évidence ce que sont les produits dérivés et leur fonctionnement. Au départ les CDS étaient des assurances qui devaient garantir les créanciers contre le défaut de paiement. Ils devinrent un danger quand les institutions de crédit furent autorisées à les revendre et qu’ils disparurent ainsi des bilans. Pour mieux les vendre on les présenta comme de bons investissements – et les dettes de Californiens qui se faisaient bâtir un petit pavillon se transformèrent comme par magie en actifs entre les mains de retraités souabes crédules. La finance sembla alors avoir inventé le mouvement perpétuel en matière d’accroissement de la richesse. Mais la réalité ne tarda pas à faire son grand retour: quand un nombre sans cesse croissant d’emprunteurs ne fut plus à même de rembourser, les assureurs de ces prêts durent mettre la main à la poche: institutions, firmes et créanciers privés détenteurs de CDS. Mais ils en étaient bien incapables; ayant agi hors de tout contrôle bancaire exercé par les Etats ils n’avaient pas le capital répondant nécessaire. Si, durant ces dix à quinze dernières années, l’oligarchie financière internationale n’avait pas proposé aux super-riches du monde entier des investissements hautement rentables (et hautement spéculatifs) au casino mondial de l’économie, jamais la crise n’aurait pu se transformer en tsunami financier. Car, sans ces nouvelles offres, les multimilliardaires auraient été contraints d’investir de manière relativement conventionnelle les profits qu’ils retiraient d’une exploitation accrue: soit dans des investissements traditionnels, épargne, emprunts ou actions, et l’essentiel se serait retrouvé entre les mains des banques, des Etats ou dans le capital des entreprises et donc aurait pu être mis à la disposition de l’économie réelle, soit dans les produits de luxe, baignoires en or et yachts gigantesques, ce qui aurait également fait fonctionner l’économie réelle. La formation d’une bulle de la dimension actuelle n’aurait pas été possible.

Le rôle de Wall Street

Il est exact que l’Allemagne s’est ouverte à ce type de spéculations sous le gouvernement Schröder. Mais ses créateurs n’en sont pas moins une aristocratie financière dont les principaux bastions se trouvent aux USA et en Grande-Bretagne, même si elle dispose de bases dans d’autres pays, chez nous par exemple à la Deutsche Bank. Les inventeurs de ces armes financières de destruction massive sont à Wall Street. «C’est essentiellement dans les «think tanks» des grandes banques d’investissement états-uniennes et tout particulièrement chez J. P. Morgan qu’ont été élaborés les étranges modèles de l’étrange multiplication de l’argent, des modèles qui maintenant partent en fumée l’un après l’autre par un «effet domino»,» ainsi que le résume le Spiegel.
«La plupart des «hedge funds» opèrent à partir des USA ou de Grande-Bretagne» écrit également l’institut munichois ISW. Dès 1905, à Londres et New York, près de la moitié des transactions sur les titres portait sur les «hedge funds». Chez nous ils n’ont été autorisés qu’en 2004. Au milieu de l’année 2007, 36% des hedge funds opéraient à partir de New York, 21% à partir de Londres et seulement 3% de l’ensemble des autres places financières européennes. Bien qu’ils opèrent à partir de New York et Londres, le siège des criquets pèlerins anglo-saxons est en général situé dans des paradis fiscaux où ils ne sont soumis à aucune juridiction: 63% se trouvent aux Iles Caïman, 13% dans les îles anglo-normandes, 11% aux Bermudes et 5% aux Bahamas.
Non content d’avoir été le principal créateur de produits dérivés, le géant de la banque J. P. Morgan contrôle aussi la plupart des hedge funds mondiaux, soit 398 (chiffres de 2005). Rien d’étonnant donc si le premier responsable du grand krach en a été aussi le premier profiteur. Au printemps 2008 J. P. Morgan a avalé Bear Stearns pour 2 dollars l’action; un an plus tôt les participations à Bear Stearns se négociaient encore à 159 dollars. Lorsqu’en septembre 2008 la banque Washington Mutual fit faillite – à ce jour le plus gros krach de l’histoire – J. P. Morgan a encore frappé: la banque s’offrit des actifs estimés à 176 milliards de dollars pour 1,9 milliard tout juste.
«Les USA ressemblent eux-mêmes à un gigantesque hedge fund. La part des entreprises financières dans les profits totaux des entreprises (après impôts) a bondi de moins de 5% en 1982 à 41% en 2007» écrivait en février 2008 Martin Wolf dans le «Financial Times». Il n’en va pas autrement en Grande-Bretagne: un quart de la richesse annuelle provient des hedge funds. Rien d’étonnant à ce que les deux pays se soient jusqu’ici défendus avec bec et ongles contre toute limitation apportée aux hedge funds.

Rompre avec les USA

Le Président russe, Medvedev, a déclaré en novembre dernier dans son Discours sur l’état de la nation: «La crise financière a montré qu’une réforme des systèmes politique et économique s’impose. Mettre fin à l’hégémonie politique et économique des Etats-Unis constitue l’axe et la base de cette réforme». Sur ce point, il diffère des conclusions que tire de la crise financière une grande partie de la gauche, qui fait l’impasse sur l’aspect impérialiste de la crise actuelle («l’hégémonie politique et écono­mique des Etats-Unis») et voit «l’axe et la base de cette réforme» dans la suraccumulation et la répartition «en particulier en Allemagne» (fraction du parti Die Linke au Bundestag). Ce qui dans la pratique la conduit à com­mettre des erreurs politiques.
 Par exemple, à la mi-septembre, quand les USA mirent «de façon agressive» («Frankfurter Allgemeine Zeitung») le gouvernement fédéral en demeure de soutenir leur plan de sauvetage des banques. Pour une fois avisée, réflexe rare chez elle, la Chancelière refusa le rôle d’exécutrice des basses œuvres de l’Oncle Sam. «Je suis très critique quant au rôle qu’entendent jouer les marchés financiers – ils se sont malheureusement trop longtemps opposés à toute régulation volontaire, avec l’appui des gouvernements états-unien et britannique» déclara Merkel. Steinbrück ajouta: «Les USA sont à l’origine de la crise.» Oskar Lafontaine critiqua ces «déclarations qui sentent leur province». «Je regrette que les Allemands veuillent laisser les USA se débrouiller tout seuls. C’est une prise de position erronée.» Et le Sarrois d’adjurer le gouvernement fédéral «d’aider les USA à sauver les banques ébranlées par la crise». Rüsselsheim, la ville d’Opel, est en revanche sur la même ligne que Medvedev.
S’exprimant sur la crise que traverse la firme, le maire, Stefan Gieltovski (SPD) a déclaré; «L’origine de la crise ne se trouve pas à Rüsselsheim, mais à Detroit.» Le reporter du Spiegel a été témoin de la colère de toute la ville contre la direction de l’entreprise américaine. «Il faut rompre avec General Motors» a déclaré une passante. Une autre a eu une formulation brutale: «Les Allemands font du bon boulot, et pour nous remercier les Américains nous sucent jusqu’à la dernière goutte.» Le reporter résumait ainsi son impression: «C’est le plus petit dénominateur commun des habitants de Rüsselsheim.» Les propos tenus sont sans doute empreints d’un certain ressentiment. Mais la réalité écono­mique qui l’engendre ne doit pas rester ignorée de la Gauche.    •

(Traduit par Michèle Mialane et révisé par Fautso Giudice, www.tlaxcala.es)