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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°3, 23 janvier 2012  >  Assurer le bien-être de tous – tous ensemble [Imprimer]

Assurer le bien-être de tous – tous ensemble

 

Interview de Françoise D. Alsaker, professeur de psychologie à l’Université de Berne

Horizons et débats: Madame Alsaker, nous avons étudié les matériaux que vous avez développés. Vous les avez écrits avec tout votre cœur et ils témoignent de votre empathie pour les enfants. Alors, la question se pose de savoir ce qui vous a amenée à vous occuper de ce thème.

Françoise Alsaker: C’est au cours de mes recherches pour ma thèse sur l’estime de soi que je suis tombée sur ce thème. Pendant mes études, je me suis plutôt occupée de dépressions et de problèmes semblables. Ensuite je me suis occupée de recherches sur l’estime de soi-même, et j’ai cherché ce qui influence l’estime de soi-même chez les adolescents de 10 à 16 ans. J’ai d’abord examiné les thèmes courants comme la puberté, les résultats scolaires etc. J’ai travaillé en collaboration avec Dan Olweus, pionnier en ce qui concerne le harcèlement moral. Dans ce projet se trouvaient beaucoup de données sur le harcèlement moral et je me suis bientôt aperçue qu’en introduisant le thème du harcèlement moral dans la problématique de l’estime de soi, les autres thèmes n’avaient pour ainsi dire plus d’importance. Cela veut dire que l’expérience du harcèlement moral, donc le fait d’être traité de façon indigne, était si forte que tous les autres facteurs qui influencent l’estime de soi se sont retrouvés à l’arrière-plan. Ensuite, j’ai commencé à analyser plus de données, à approfondir ces questions et j’ai commencé à réfléchir: nous savons quelque chose seulement à partir de l’âge de 10 ou 11 ans. Mais comment cela se passe-t-il au cours des années précédentes? Donc, si nous voulons donner aux enfants la protection qu’ils méritent, il faudrait voir ce qui se passe à l’âge préscolaire. Dans les groupes d’âge plus jeunes, rien n’a été fait jusqu’à présent parce qu’on a toujours travaillé avec des questionnaires, ce que l’on ne peut pas pratiquer avec les petits enfants. Par ensemble avec une étudiante intéressée, j’ai commencé à faire des observations. Nous sommes allées dans des crèches. Nous n’avons pas observé et interrogé les enfants les plus petits, mais nous avons commencé par les enfants ayant 4 ans et demie et 6 ans. Sur la base d’interviews avec les enfants et les monitrices, nous avons réellement trouvé quelque chose qui ressemble au harcèlement moral à l’école. Nos instruments n’étaient cependant pas au point et il y avait encore beaucoup de choses à faire. Nous avons découvert, par exemple, que les parents d’enfants qui se font exclure ont dit que les enfants étaient stressés. Ils cherchaient la proximité des adultes et avaient mal à la tête et au ventre. Il existait donc vraiment un rapport entre ce que les monitrices de la crèche ont observé et ce que disaient les parents de leurs enfants. C’était pour moi le début d’un intérêt approfondi pour le groupe plus jeune. Mais justement, c’était le début et lorsque je suis venue en Suisse en 1992, j’ai eu l’occasion de donner des cours sur la prévention du harcèlement moral. A l’époque, j’ai travaillé avec le programme d’Olweus. C’était une des choses que j’ai faites, et puis j’ai vu la possibilité de lancer un projet pour faire une étude plus large au sujet du harcèlement moral au jardin d’enfants.

C’était un projet de recherche du Fonds national?

Oui, c’était le premier. En quelque sorte, j’ai dirigé deux grands projets au sujet du harcèlement moral au jardin d’enfants. L’un en 1997, avec deux doctorants, aujourd’hui mes collègues, Stefan Valkanover et Sonja Perren. Le programme Be-Prox a été développé surtout en collaboration avec Stefan Valkanover. Nous avons voulu développer un programme qui tienne compte du quotidien des enseignants. Nous ne voulions pas simplement leur donner une brochure en leur disant que c’est de telle ou de telle manière qu’il faut agir. Dans le développement de notre programme, il y avait deux mots-clés: le travail proche de la vie pratique et la flexibilité. Si quelque chose doit être utilisé, il faut pouvoir l’intégrer dans le quotidien. Un autre principe était de tenir étroitement compte de la capacité d’agir des enseignants. Stefan Valkanover a lui-même été enseignant et pour nous il était très important de pouvoir dire: la plupart des gens auraient des possibilités d’agir, mais ils ne les voient pas. C’est ce qui doit être renforcé. C’était très important pour nous d’établir une coopération avec les enseignants du jardin d’enfants qui ont participé.

Sensibilisation – le harcèlement moral est un très grand problème pour tous les enfants

Pourriez-vous présenter brièvement le programme Be-prox?

En février, un nouveau livre va paraître dans lequel j’ai décrit ce programme de façon détaillée. Dans la partie concernant Be-prox, les six pas du programme Be-prox sont décrits.
Le premier pas consiste d’abord en ce que j’appelle la sensibilisation. Cela veut dire, je dois me rendre compte que le harcèlement moral représente un très grand problème pour les enfants. Et cela pas seulement pour les enfants qui subissent le harcèlement moral, mais aussi pour les autres enfants du groupe qui en sont témoins. Il faut se rendre compte que les adultes jouent un rôle très important et qu’ils ont une très grande responsabilité. Pas forcément pour le déclenchement du harcèlement moral, mais en tout cas pour la maintenance du harcèlement moral. Et cela veut dire qu’ils ont aussi la possibilité d’intervenir très tôt et d’arrêter le harcèlement moral. Très tôt cela veut dire avant que ça devienne un problème consolidé. Rendre les gens conscients du harcèlement moral fait partie de la sensibilisation. C’est un pas pour lequel nous disons clairement qu’il faut qu’on se décide si on veut travailler contre le harcèlement moral ou si on ne le veut pas.

Apprendre à être attentif – reconnaître le harcèlement moral sous toutes ses facettes

Le deuxième pas est d’apprendre à être attentif. Il faut apprendre à connaître toutes les finesses désagréables du harcèlement moral ou en tout cas apprendre à les reconnaître, spécialement les structures du harcèlement moral. Et c’est ce que nous discutons le plus largement avec les enseignants. Il n’y a aucun élément dont on peut dire que, si cela arrive, c’est du harcèlement moral. Celui-ci dépend de beaucoup d’actes, de jeux de pouvoir etc. Cela veut dire que dans cette phase il faut apprendre à observer. Comment on le fait – c’est toujours une chose très individuelle.

En parler – briser le silence

Le troisième pas est d’en parler. Il faut parler avec les enfants, avec les élèves de cette thématique. Cela veut dire briser le silence, parce qu’un composant du harcèlement moral est le silence et pour cette raison il est important de briser le silence. Et il y a bien sûr beaucoup de possibilités. L’expérience que nous avons faite au courant des années, c’est que beaucoup d’enseignants ont peur de parler de violence et de harcèlement moral. Comme si cela apparaissait seulement à partir du moment où l’on en parle. Il y en a beaucoup qui ont l’impression que tout va bien chez eux, et que cela deviendrait un problème seulement s’ils en parlaient.

Le problème est-il que beaucoup de gens détournent le regard au lieu d’en parler?

Oui, exactement. Et la peur de parler de choses difficiles. Quelque chose comme: Qu’est-ce qui arriverait si je commençais à parler de harcèlement moral dans ma classe? Et là nous avons commencé à dire qu’il ne faut pas nécessairement commencer par parler de violence, mais commencer par parler de bons sentiments. On peut parler de ce qui fait plaisir en classe, quand on est ensemble avec d’autres enfants, et à partir de là on peut dire qu’il y a d’autres choses qui ne font pas autant plaisir etc. Nous avons fait de bonnes expériences avec ça. C’était le troisième point, «en parler», «thématiser la violence». Une partie de ce point est aussi de dire que le harcèlement moral n’est pas seulement l’affaire d’une victime et de celui qui exerce le harcèlement moral, mais que tous ont une responsabilité.

Le bien-être de tous est fixé par un contrat commun

Le quatrième pas est de discuter un contrat avec les élèves. Il s’agit de trouver le consensus comment se comporter dans la classe pour que le bien-être pour tout le monde soit assuré. Il s’agit de convenir d’éviter les mauvais comportements, mais aussi de garder le regard vers ce qui est positif. C’est-à-dire qu’il faut fixer «ce que nous voudrions», «qu’est-ce qui donne un sentiment de bien-être dans la classe?» etc. Et nous soulignons évidemment toujours que ce contrat doit être une collaboration entre les enseignants et les élèves. Ce ne sont pas seulement des règles qu’on met sur la table. Il faut qu’un sentiment de coresponsabilité naisse dans la classe, l’élément participatif est très important.

Cela veut dire qu’on prend les élèves au sérieux dans cette situation.

Oui, exactement.

On ne dit pas: nous allons régler ça pour vous, mais les enfants doivent participer comme partenaires.

Oui, exactement. Nous réglons cela ensemble et c’est la même chose quand nous parlons du thème de l’intervention, nous devons la régler ensemble. Et pas les élèves ou nous tout seuls. Cela doit vraiment se faire ensemble. Et c’est là que nous avons fait l’expérience qu’aussi bien les enfants au jardin d’enfants que les élèves plus âgés prennent cela vraiment au sérieux. C’est «leur» contrat qui est appelé de différentes manières, par exemple Charte, Accord etc. Mais ils le signent tous et il est pris au sérieux.

Veiller de façon conséquente à ce que l’accord soit tenu

Le prochain point – le cinquième –, c’est quand on a déjà un accord, il faut faire en sorte que cet accord soit imposé et tenu; et là nous arrivons à un thème difficile: être conséquent, agir en conséquence, cela signifie aussi des sanctions. Mais dans notre langage, des sanctions ne sont pas toujours quelque chose de négatif. Des sanctions peuvent aussi être positives. Par exemple il faudrait toujours réagir conséquemment de façon positive lorsque le contrat est tenu. Et lorsque le contrat n’est pas tenu, il y a une nette intervention. C’est clair. Si on a un contrat et que personne ne s’occupe de voir si on s’y tient ou pas, alors le contrat n’a pas de sens.

Pour les enfants c’est toujours quelque chose d’important de pouvoir se rendre compte que l’adulte veut, ensemble avec eux, de la protection de tous. Beaucoup d’enfants sont aujourd’hui habitués à beaucoup de paroles vides, de menaces vides …

Exactement. Les parents aussi, beaucoup d’adultes profèrent beaucoup de «menaces» vides qui ne seraient même pas nécessaires, et qui ne sont d’ailleurs jamais tenues. Mais les conséquences proférées sont ignorées par les enfants. Ils pensent: Oui, oui, il va se calmer.

Pour le sentiment de l’enfant, il est très important de remarquer que sa parole est importante, mais aussi celle des autres. C’est un processus social de savoir que je peux me fier à la parole de l’autre. C’est très important pour l’état d’esprit de l’enfant.

Oui, c’est une partie du fait «d’être conséquent». Mais comme je viens de dire c’est quelque chose de très difficile pour beaucoup de gens. Et l’expérience montre que les enseignants qui l’exercent vraiment, disent qu’au début il faut un peu plus de travail. Il faut être pleinement présent, il faut toujours faire attention et être vraiment conséquent. Qu’on ait plutôt envie de n’avoir rien vu est compréhensible, mais lorsqu’on agit de façon conséquente, on récolte plus tard les fruits de ce comportement conséquent. C’est l’expérience que font ceux qui tiennent le coup.

Un enfant qui a déjà appris à s’imposer, qui en a déjà fait son style de vie ne se rend pas si facilement.

Oui, c’est juste.

Lorsqu’on n’est pas conséquent en tant qu’adulte, rien ne change pour l’enfant. On doit savoir que quelques excuses rapides ne suffisent pas. Ils disent souvent: pardon, je ne le ferai plus jamais. Je ne l’ai pas fait exprès, c’était seulement une blague.» Ils pensent que c’est en ordre comme ça et continuent comme avant.

Oui, exactement. C’est ce que nous avons souvent vu. Nous avons souvent vécu ça dans nos cours, l’importance du comportement conséquent. Par exemple nous avons remarqué que quelques enseignants, qui se sont rendu compte après un engagement conséquent que cela avait fait de l’effet, ont relâché leurs efforts. Et le plus souvent, ce que vous venez de dire est arrivé. Tout a recommencé. Alors quelques enseignants avaient l’impression que «cela ne sert à rien». Il était très important alors que nous y soyons et que nous ayons pu leur parler et réfléchir avec eux à la situation: qu’est-ce qui est arrivé au juste? La plupart d’entre eux se sont ensuite rendu compte qu’ils n’y faisaient plus attention et ne réagissaient plus de façon conséquente. Beaucoup ont aussi eu la réaction: «Alors faut-il toujours y faire attention, tout le temps?!»

… et être stricte!

Exact. Et il a été alors intéressant d’observer que les participants ont vu clairement qu’il fallait reprendre la situation en main et garder le contrôle, et qu’ils se sont aussi rendu compte de l’aspect suivant: «Maintenant la situation et toute l’ambiance s’améliore». Cela leur donne bien sûr un sentiment de compétence. C’est en effet bon de se rendre compte: «Au fait j’ai la situation en main, bien sûr jamais à 100%, mais j’ai beaucoup à dire.»

Renforcer les ressources

Dans le dernier pas de notre programme, il s’agit de renforcer les ressources. Il faut renforcer les compétences sociales des enfants. On sait aujourd’hui que ceux qui exercent le harcèlement moral ont au fait de très bonnes compétences sociales, dans le sens de l’intelligence sociale; ils savent très bien ce qui se passe dans le groupe, ils comprennent les émotions des autres etc. Ce qui leur manque, ce sont plutôt les normes et la motivation de réaliser des valeurs morales. Cela veut dire qu’il ne faut pas renforcer leurs compétences en général. On pourrait par exemple apprendre aux victimes du harcèlement moral à dire non, ou bien la compétence de faire respecter ses propres limites. Et avec les enfants qui exercent le harcèlement moral, il faut en effet travailler avec des normes morales et avec des règles. Un autre problème est l’empathie qui manque souvent chez ceux qui font du harcèlement moral. Bien qu’ils aient une compréhension des émotions, ils ont à peine de la compassion pour la victime. C’est une question ouverte de savoir si on peut remédier à cela aussi facilement. Autant que je sache, cela n’a pas fait l’objet de recherches continues. Mais ce qu’on peut faire c’est de renforcer l’empathie chez les autres enfants. Donc les enfants qui ne sont pas directement concernés, mais qui représentent de grandes ressources dans le groupe. Je pense qu’en renforçant les ressources des enfants qui ne sont pas directement concernés, on peut déjà faire beaucoup.

Il y a beaucoup d’enfants qui disent avoir bien remarqué ce qui se passe, mais n’avoir rien fait.

Oui, c’est le grand groupe des spectateurs passifs. Le travail avec le courage civique appartient aussi au sixième pas de notre programme. Beaucoup d’enfants qui restent en marge se sentent très mal à l’aise dans les cas de harcèlement moral, mais ils ne savent pas bien que faire. Pour que les enfants apprennent à voir leur responsabilité, il est important de dire: «Chacun peut faire quelque chose!» Grâce au travail avec le contrat et les discussions sur ce qu’il faudrait faire au cas où le contrat ne serait pas tenu, tous les enfants ont une possibilité d’agir. Cela veut dire par exemple que tous doivent essayer de stopper les cas de harcèlement moral, et si l’on n’arrive pas à le faire soi-même, chercher un enseignant. Cela veut dire aussi qu’avec le contrat et les actions conséquentes convenues, on a une tâche très claire.
On peut renforcer beaucoup de choses au sein du groupe, ce qui rend le développement du harcèlement moral plus difficile. On peut faire en sorte qu’il n’y ait plus d’enfants exclus. Mon collègue Stefan Valkanover, qui a été professeur de sport, souligne par exemple combien il est important de ne pas laisser simplement aux enfants la formation des équipes dans le sport. C’est le devoir des enseignants de former des équipes. Ce sont au fait beaucoup de petites choses qui font finalement l’ambiance dans un groupe.

Dans le matériel pédagogique de la Croix-Rouge au sujet du droit international humanitaire, on a ressorti assez exactement ce que vous venez de dire. L’être humain est toujours témoin, dans chaque situation de harcèlement moral il est témoin, et il doit apprendre à agir dans le sens de l’éthique. Dans cet ouvrage, des situations concrètes du quotidien scolaire et de l’entourage, de l’histoire etc. sont représentées, avec lesquelles les enfants doivent apprendre à agir comme témoin, à décider d’agir …

Ou bien à aller chercher quelqu’un.

Nous avons fait cela à l’école et cela a eu de très bons résultats pour les enfants. Ils ont commencé à prendre plus de responsabilités.

Oui c’est exactement comme ça que ça marche. Je pense qu’avec cela ils voient plus clairement leur responsabilité, et je pense aussi que, s’ils reçoivent l’outil approprié, ils ne se sentent plus tellement livrés aux événements ou sans défense. Les enfants ne réagissent souvent pas parce qu’ils ne savent pas que faire. Et ils se posent aussi de plus en plus la question: «Est-ce que cela me regarde ou est-ce que cela ne me regarde pas?» J’ai souvent dû discuter cette question lors de soirées de discussion avec les parents. Il y a des parents qui demandent comment pouvoir tenir leur enfant en dehors de tout cela. Et cela veut dire qu’ils disent aux enfants qu’il vaut mieux ne pas y regarder pour ne pas être impliqué. Et avec cela il y a le danger que les enfants signalisent de la faiblesse. Et cela ne les immunise pas contre le harcèlement moral. Mais je pense que toutes ces approches disant que les enfants doivent s’immiscer et chercher de l’aide, ne sont valables qu’à partir du moment où cela a été vraiment discuté avec les enfants. Car avec cela ils savent que dans le pire des cas une personne adulte interviendrait réellement. Ils doivent absolument avoir la certitude qu’ils ne sont pas seuls, car c’est ce dont beaucoup ont peur. Ils ont peur que personne ne les aide si ceux qui harcèlent les autres s’attaquent à eux aussi. Mais lorsqu’ils savent que quelqu’un est derrière eux, ils se sentent plus forts. Pour cette raison, je suis clairement de l’avis que ces processus doivent impérativement être accompagnés par des adultes responsables.

Savez-vous ce qui existe ailleurs en Suisse, à part ce que vous avez fait, vous et votre collègue? Est-ce que d’autres initiatives existent?

Non, je n’ai pas une vue d’ensemble systématique. Je connais Szaday qui donne des cours au sujet du No-blame-Approach. Ce ne sont pas vraiment des programmes de prévention contre le harcèlement moral, mais c’est un bon instrument dans beaucoup de conflits compliqués. Il y a aussi le Themenzentrierte Theater (TZT)® (théâtre centré sur des thèmes) qui offre des interventions et travaille avec nous. Beaucoup de conseils d’éducation offrent aujourd’hui de l’aide dans des interventions. Je sais aussi que la Croix-Rouge offre certaines interventions, je sais que la Berner Gesundheit offre quelque chose sur le fond de mes travaux; mais autrement je n’ai que peu d’informations.
Je sais aussi que beaucoup de privés offrent maintenant quelque chose. Ce qui m’interpelle parfois, c’est qu’il y a des gens qui transmettent qu’il faut une intervention de l’extérieur pour résoudre des problèmes de harcèlement moral. Là, je ne suis pas d’accord, je pense qu’il faut le savoir et un peu de courage, et il faut le renforcement de la capacité d’agir, et donc au début un certain soutien. Mais d’inviter un expert chaque fois, cela je ne le trouve pas juste. Et je pense que c’est aussi contreproductif; lorsque nous avons une situation de harcèlement moral dans une classe, si je vais chercher quelqu’un pour résoudre la situation, qu’est-ce qui va arriver la prochaine fois? Alors je suis de nouveau tout aussi sans défense.

Cela donne le sentiment qu’il faut que quelqu’un vienne, qui n’est pas dans la classe et qui doit résoudre le problème.

Exactement, cela voudrait dire que je ne suis pas capable de le faire ou bien que cela ne me regarde pas. De l’autre côté, il y a parfois des situations qui ont déjà tellement dégénéré que tout le monde est dépassé parce qu’on n’a pas réussi à prendre les choses en main au bon moment. Lorsque des enseignants, des écoles, des parents, différentes familles sont tellement concernés, il faut souvent des experts de l’extérieur.

Pour que chacun ait le sentiment de l’impartialité.

Oui et je pense que si tout le monde est concerné, ils n’y arrivent vraiment plus. Ils n’ont plus confiance les uns dans les autres et ne peuvent plus juger la situation assez objectivement, il y a trop d’émotions.

Dans le canton de Thurgovie et de Saint-Gall, il y a des communes qui ont introduit des «Journées de politesse» avec bien du succès. Il existe une commune où l’on a déjà réfléchi à engager des personnes âgées qui interviennent dans des vestiaires etc. Maintenant les enfants ont commencé eux-mêmes à prendre la responsabilité et à veiller que tout se passe dans le calme.

J’en ai entendu parler il y a quelque temps. Il y avait à Saint-Gall quelques écoles dans lesquelles certaines règles de politesse ont été réintroduites, par exemple que l’on se salue mutuellement. Je trouve toutes ces initiatives très intéressantes. Parce que ce sont des initiatives très positives. Naturellement, on n’élimine pas les problèmes avec ça. Mais ils apportent une ambiance plus positive, ce qui est en général bon pour la prévention de problèmes sociaux entre les enfants. Toutes ces initiatives appartiennent au sixième pas de notre programme: renforcer les ressources. Avec tout cela, on active les ressources et l’on crée un climat positif. On peut aussi le voir comme un système fermé: plus ma classe ou moi nous investissons du temps dans des activités positives, moins il reste du temps pour des altercations négatives. Et je pense que tout ce qui contribue à une ambiance positive dans un groupe ou dans une classe vaut de l’or.

C’est ce que nous avons aussi constaté dans les écoles. Dans ce contexte, nous avons voulu vous poser la question de savoir où vous voyez les causes de la propagation de tous ces phénomènes dans les écoles et aussi dans la société.

Vous parlez du harcèlement moral. Le harcèlement moral n’est en soi pas un nouveau phénomène. Avant les premières études d’Olweus dans les années 1970, on n’a pas encore recueilli des données, mais on a la littérature dans laquelle on a toujours décrit des cas de harcèlement moral. Les causes en sont multiples. Il faut en tout cas un potentiel d’agression chez certains enfants dans un groupe. Sans celui qui harcèle, il n’y a pas de harcèlement moral. A la question de l’influence des structures de la société, il est plus difficile de répondre. Olweus a une fois fait des recherches pour savoir si dans de grandes écoles il y a plus de harcèlement moral que dans de petites écoles. Il n’a pas trouvé de différence. Il n’y a pas non plus une différence entre les villes et la campagne. On a essayé de trouver une relation entre le harcèlement moral et la pression en ce qui concerne les performances. Alors il devrait y avoir davantage de harcèlement moral dans les écoles secondaires et au lycée. Nous avons fait cette recherche en 1994/95 en Suisse. Nous avons fait des recherches en même temps en Suisse et en Norvège, et il n’y a pas de différence. Il y avait davantage de harcèlement moral au collège (Realschule). Ce qui signifie qu’il y avait davantage de harcèlement moral là où il y avait davantage d’enfants ayant d’autres problèmes.

Cela est-il dû à la mauvaise estime de soi?

Oui, cela certainement aussi, mais le plus important c’est le potentiel d’agression. Ce qui déclenche le harcèlement moral plus tard, ce n’est au fait pas encore tout à fait clair. Dans certaines situations ce sont certaines angoisses de perdre certains privilèges. On s’attaque alors à une personne dont on attend qu’elle pourrait mettre en danger ces privilèges. Cela peut être une nouvelle fille dans une classe qui pourrait devenir la nouvelle amie d’une autre fille. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Cela a beaucoup plus à faire avec le pouvoir. Cela veut dire que le harcèlement moral donne vraiment du pouvoir à ceux qui l’exercent. Cela veut dire alors qu’il doit y avoir des enfants qui veulent avoir beaucoup de pouvoir. On ne trouve pas chez ceux qui harcèlent les autres peu d’estime de soi. Ce ne sont pas eux qui ont peu d’estime de soi. Ils sont relativement bien intégrés. Les enfants qui ont réellement peu d’estime de soi et aussi des sentiments dépressifs, ce sont les victimes du harcèlement moral et surtout les enfants agressifs, victimes du harcèlement moral eux-mêmes. Ce sont les enfants agressifs qui n’ont pas de contrôle sur l’exercice de l’agression. Cela veut dire qu’ils ne l’utilisent pas à des fins concrètes ou contre des enfants définis, mais ils sont agressifs impulsivement et ce sont souvent des enfants aux comportements caractériels. Ce sont souvent des enfants qui ont des problèmes d’attention, quelque peu hyperactifs et agressifs impulsivement, c’est ce que nous trouvons assez souvent. Ils font des choses qui dérangent les autres enfants. Et ces enfants qui dérangent les autres ont en effet une mauvaise image d’eux-mêmes. Ceux qui exercent le harcèlement moral sont manipulateurs. Nous avons maintenant des résultats de recherche que les adolescents qui harcèlent les autres à 12 ans, ont été estimés par les enseignants au jardin d’enfants plus manipulateurs que les autres. On peut dire, bon, mais pourquoi ces enfants sont-il comme ça, pourquoi recherchent-ils le pouvoir déjà au jardin d’enfants? Qu’est-ce que c’est au juste? Le principe général est qu’on fait ce qui rapporte. Ces enfants doivent avoir fait l’expérience que leur comportement vaut la peine et le sentiment est là, et ils continuent. Le hasard peut aussi jouer un rôle, ils exercent ce genre de pouvoir, ils peuvent simplement le faire parce qu’on pense – ce qui est faux – que les enfants sont des enfants, et ainsi ils apprennent que c’est un comportement qui a du succès.

Ils y gagnent.

Oui, ils y gagnent.

Avez-vous aussi constaté s’il y a un rapport avec le comportement des parents ou avec la consommation de médias?

Nous ne l’avons pas fait. Nous n’avons pas de résultats clairs. Ce que nous avons comme données concernant les parents, ne donne pas une image claire, et pour cette raison nous ne l’avons pas publié. C’est au fait une question ouverte, mais ils peuvent aussi apprendre un certain comportement de pouvoir à la maison. C’est ce qui peut arriver avec l’apprentissage sur le modèle ou avec un manque d’intervention, parce que les parents ne savent pas bien comment se comporter. Et là, ce comportement rapporte trop à l’enfant.

Vous avez dit comment vous réagissez en appliquant les six pas lorsque toutes ces situations de harcèlement moral sont déjà là.

Même si la situation n’en est pas encore là, tout cela est aussi préventif.

Comment les parents peuvent-ils protéger leurs enfants de façon préventive, que peuvent faire les enseignants? Vous y avez déjà répondu en partie. Et qu’est-ce qu’il faudrait au niveau de la société? Nous avons lu vos matériaux et nous avons pensé qu’il faudrait qu’il y ait un consensus dans l’ensemble de la société, cette brèche que vous avez créée avec votre concept que l’on devrait s’y joindre et dire: ensemble, nous y arriverons!

Les six pas que je viens de décrire représentent pour nous avant tout de la prévention. Mais lorsqu’il y a harcèlement moral, on peut procéder d’après les mêmes principes. Je pense que ce que les enseignants peuvent faire pour travailler de façon préventive est assez clair: être vigilants et prendre leurs propres responsabilités. Pour les parents, cela dépend si nous parlons de parents d’enfants agressifs ou d’enfants victimes de harcèlement moral. Sur la base de ma dernière étude, nous avons trouvé, ce qui est étonnant, que les soi-disant victimes passives ne se retrouvent pas forcément victimes à l’école et ne sont pas non plus des victimes à 12 ans. Cela ne veut pas dire que des enfants qui sont des victimes une fois le restent toujours. Mais des enfants qui sont agressifs et qui sont victimes de harcèlement moral, donc les victimes agressives, on les retrouve deux ans plus tard toujours dans un rôle hautement agressif. Et même lorsque ces enfants ont 12 ans, nous constatons que la moitié d’entre eux est toujours dans le rôle de la victime. Ce sont pour moi les enfants qui sont le plus en danger. Avec les enfants qui montrent un comportement agressif, il faut vraiment être conséquent. Des enfants de 5 à 6 ans présentant un comportement agressif, surtout physique, mais aussi d’autres formes, sont vraiment très en danger. Ils risquent de développer une carrière de harcèlement moral. Lorsque des enfants sont incontrôlés et agressifs, il faut chercher de l’aide pour leur donner une chance, pour que dans le groupe de pairs ils ne deviennent pas eux-mêmes victimes de harcèlement moral. Pour la société en général, il faut plus de cohésion. Il faut prendre au sérieux les droits de l’enfant. Nous devons prendre au sérieux la problématique déjà très tôt, et nous devons intervenir par conséquent pour que les enfants agressifs aient une chance de changer leur comportement, qu’ils se rendent compte que l’autre chemin vaut davantage la peine.

Donc, c’est nous les adultes qui sommes responsables de leur donner un écho. Il y a beaucoup d’enfants qui ont fait l’expérience pendant des années que leur comportement négatif leur rapporte, que cela leur procure beaucoup d’attention. Et là il faut faire demi-tour et dire: écoute, si tu te comportes de façon positive, tu en profiteras davantage. Finalement, c’est aussi pour le développement de toute la société un processus important. Les enfants au jardin d’enfants seront des adultes dans vingt ans et ils devraient alors contribuer à un développement de la société dans une direction positive.

Eh oui, justement. Il y a toujours eu des voix critiques au début, c’était au milieu des années 1980, lorsque le programme d’Olweus a été réalisé en Norvège, des voix qui disaient que lorsqu’on empêche ceux qui exercent le harcèlement moral dans leur comportement, cela pourrait être un désavantage pour leur santé psychique. C’était à l’époque où l’on pensait qu’on est agressif, parce qu’on n’a pas assez d’estime de soi. Cela n’est pas le cas. Le harcèlement moral ne survient pas à cause d’une mauvaise estime de soi. Ce que nous avons trouvé alors, c’était que dans les classes où le harcèlement moral a diminué, ceux qui avaient harcelé les autres profitaient aussi du changement positif. Les adultes doivent vivre en modèle, cela exige du respect, de l’écoute et de la prise au sérieux.

Là il faut tenir compte de l’importance des médias.

C’est clair, les modèles des médias. Dans la recherche sur la violence on sait qu’il y a des rapports clairs entre les médias et la violence. On a des faits clairs. Qui voudrait le nier?
Je voudrais encore attirer votre attention sur la déclaration de Kandersteg, que j’ai initiée en 2007 pour atteindre un consensus social. La déclaration peut être téléchargée sur le site www.kanderstegdeclaration.com.

Merci de cet entretien.    •

Le nouveau livre de Françoise Alsaker intitulé «Mutig gegen Mobbing» paraîtra en février 2012 aux Editions Huber.