L’importance de la démocratie directe pour la garantie de la paix socialeLes droits populaires, instrument et guide lors de la crise économique (partie 5)par Werner Wüthrich, docteur ès sciences politiquesPour commencer, voilà un bref résumé: dans la 1ére partie (Horizons et débats no 14 du 1/6/15) de cette série d’articles, nous avons démontré à quel point les tensions, dans les dernières années de la Première Guerre mondiale, s’étaient aggravées entre le monde du travail avec ses organisations et la direction politique de la Suisse pour finalement aboutir, en novembre 1918, dans une grève générale. Après ce bouleversement du pays, de nombreuses votations populaires ont permis de rétablir la paix sociale. Le 25 octobre 1929, la chute des cours à la bourse de New York déclencha une crise mondiale qui dura plusieurs années. La Suisse en fut, elle aussi, très touchée. Le revenu du peuple chuta de 20%. Le nombre de chômeurs augmenta à 120?000 jusqu’en 1935 – environ 7% de la population active, ce qui est un chiffre énorme pour la Suisse. Uniquement 30% des personnes actives étaient assurées contre le chômage. Les communes et les cantons durent supporter l’essentiel de la charge de soutien aux chômeurs. Une partie des gens n’avait pas assez à manger. Les villes mirent en place des soupes populaires et des dortoirs publics. L’étendue de cette crise dépassa tout ce qu’on avait vu auparavant. La production des principaux pays industrialisés fut réduite de 30 à 50%. En 1932, le commerce mondial avait diminué de deux tiers par rapport à 1929. La Suisse était déjà à cette époque un pays fortement exportateur et donc particulièrement touché, alors même que les chiffres du chômage de 7% restaient bas par rapport au reste du monde. Il y eut toujours moins de touristes dans le pays. Les salaires et les rentrées fiscales de la Confédération diminuèrent. Tout le monde se demandait comment cela allait continuer et que faire? Le débat entre économistes démontre trois tendancesVu la situation économique désastreuse dans de nombreux pays, on remit de plus en plus en question le libéralisme classique, qui laissait de grandes libertés à l’économique. Sans tenir compte de l’économie planifiée de l’Union soviétique, il se présentait trois grandes tendances: le libéralisme, c’est-à-dire le néolibéralisme (une nouvelle version du libéralisme); une façon de penser s’appuyant sur les théories de l’économiste anglais John Maynard Keynes; une politique voulant donner d’avantage de poids aux corps de métiers ou au collectif des coopératives professionnelles. Agonie et renaissance des économistes libérauxAu cours des années 30, les voix libérales parmi les économistes se firent de plus en plus discrètes, pour finalement disparaître. La Société allemande de politique sociale se dissout en 1935 pour éviter d’être intégrée dans une organisation nationale-socialiste. (Elle fut recréée après la guerre et continue d’exister). John Maynard Keynes domina le monde des économistes et celui des conseillers politiques. Sa pensée reste vivace encore aujourd’hui. Toutefois, l’endettement des Etats a atteint au cours des décennies des dimensions presque insurmontables dans de nombreux pays. Lutter contre la crise économique à l’aide d’initiatives populairesEn Suisse, les réflexions quant à une politique économique à l’abri des crises avaient commencé dès le début des années 1930. Elles étaient moins théoriques qu’orientées vers la pratique et la recherche de solutions, en conformité avec le système politique de démocratie directe. Dans quelle mesure la Confédération doit-elle intervenir? Faut-il diriger l’économie d’en haut et planifier son déroulement? Vaut-il mieux de chercher des solutions qui réduisent les libertés individuelles et renforcent le collectif – comme ce fut le cas à l’époque des corporations? Ou bien l’Etat doit-il se montrer discret, se contenter, dans un esprit libéral, de mettre en place des règles claires et laisser à la population la liberté de l’entraide et de l’initiative personnelle? En bref: il s’agissait de questions fondamentales de la politique économique et finalement d’une modification de l’article sur l’économie de la Constitution fédérale. Il allait de soi que dans le système suisse de démocratie directe on trouva rapidement des citoyens engagés prêts à se manifester à l’aide d’initiatives populaires. Ce fut aussi le cas: au cours des années 30 et pendant la période de guerre quatre comités d’initiative présentèrent des propositions pour modifier l’article constitutionnel sur l’économie. L’initiative populaire «Pour combattre la crise économique et ses effets» (Initiative de crise), lancée par les syndicatsEn 1934, les socialistes et les syndicats exigèrent une politique axée sur le modèle de Keynes. Dans leur initiative populaire, ils voulurent donner dans divers domaines de nombreuses compétences de grande portée à la Confédération et lui transmettre de nombreuses tâches pour combattre la crise de manière «coordonnée et systématique» (selon les propos du conseiller national Obrecht, président du PS). Dans le programme socialiste figurait un «plan de travail». La politique économique du Conseil fédéral et du Parlement devrait changer fondamentalement. Ainsi les autorités devraient s’occuper de la stabilité des prix et des salaires, garantir un revenu minimal, initier des programmes de création d’emplois, promouvoir l’agriculture, l’industrie et le tourisme, réguler le marché des capitaux, contrôler l’exportation de capitaux ainsi que les cartels et les trusts et d’autres choses encore. A cette fin, la Confédération pourrait – selon le texte de l’initiative – s’éloigner du principe de la liberté du commerce et de l’industrie et s’endetter. Ces mesures seraient limitées à cinq ans et devraient être renouvelées après cette période. Système fédéral corporatif au lieu du Parlement et du peupleL’initiative de crise des syndicats n’était pas la seule. Il y eut presque en même temps une deuxième initiative qui voulut également poser l’économie sur de nouvelles bases dans la Constitution. En 1934, des cercles catholiques conservateurs et les Jeunes libéraux lancèrent une initiative populaire voulant aménager un ordre économique corporatif qui devait se distinguer en certains points de la vision économique libérale. Etant donné que les auteurs étaient de camps politiques très différents, ils ne purent pas se mettre d’accord sur un texte commun, et choisirent donc la forme d’une «suggestion générale» (les auteurs ne définissent que la direction puis c’est au Parlement de définir la formulation exacte) et élaborèrent individuellement divers projets constitutionnels. 1935: le peuple se décide en faveur de la démocratie directeL’année 1935 devint «l’année fatidique de la démocratie suisse» (Alfred Kölz). Le peuple se montra digne de sa responsabilité politique, et refusa les deux initiatives populaires présentées ci-dessus. Une adoption aurait mené à un ordre autoritaire et aurait limité les droits populaires. Tout le système politique de la Suisse aurait été transformé. Entraide et partage des responsabilités pendant la crise: fonder des coopérativesAfin d’améliorer la sécurité juridique, le Conseil national et le Conseil des Etats remirent sur le métier en 1935 le droit coopératif dans le Code des obligations. Cela produisit dans les années suivantes et jusque dans les années d’après-guerre la fondation voire d’extensions d’un grand nombre de coopératives, dans l’agriculture, dans les domaines de la consommation, dans la construction de maisons d’habitation et dans bien d’autres domaines de la vie et de l’économie – et en plus dans une grande diversité. On publia de nombreux documents concernant le monde coopératif – tout à fait dans le sens de la brochure «Nous fondons une coopérative» parue récemment aux Editions Zeit-Fragen (ISBN 978-3-909234-16-5). La Confédération, les cantons et les communes apportèrent leur soutien à ce mouvement en accordant des avantages fiscaux et même toutes sortes de subventions. Aujourd’hui, il y a en Suisse environ 12?000 coopératives. Trois exemples typiques de cette époque illustrent la diversité des possibilités offertes à la population pour cultiver l’entraide mutuelle et pour prendre en main leur sort dans une situation de crise. La coopérative WIRLorsqu’en 1934 la crise économique s’aggrava, seize commerçants se rencontrèrent pour fonder la coopérative WIR. Les banques étaient devenues prudentes pendant la crise et hésitaient à accorder des crédits. Les coopérateurs mirent en place leur propre système de crédit avec leur propre monnaie (complémentaire) – le franc WIR. Les commerçants et les artisans invitèrent leurs fournisseurs et clients à participer. Ceux-ci pouvaient obtenir des crédits sans intérêts auprès de la centrale en francs WIR qu’elle produisait, comme une banque, à partir de «rien». Pour ce faire, la coopérative avait besoin d’une licence bancaire qu’elle obtint en 1936. Cet argent coopératif facilitait les paiements, permettait de résoudre des difficultés financières et augmenta les chiffres d’affaires des coopérateurs qui restaient en contact les uns avec les autres, et le sont toujours, lors de foires et de rencontres régulières. Le système eut du succès – jusqu’à aujourd’hui. Environ 60?000 petites et moyennes entreprises (PME) – soit un quart de toutes les PME suisses – ont accepté ce système. Les chiffres d’affaires en francs WIR atteignent actuellement entre deux et trois milliards par an. Il y a actuellement pour environ 800 millions de francs WIR de crédits en cours. En 1998, la coopérative fonda une «vraie» banque d’affaires– la banque WIR, qui propose des crédits aussi bien en francs suisses qu’en francs WIR et qui gère des fonds d’épargnes (en francs suisses). Les crédits agricolesDe nombreux paysans créèrent, dans un esprit d’entraide, un grand nombre de coopératives agricoles aux caractères divers. Il est curieux de constater qu’il en existe qui n’ont pas de paysans en tant que membres: on les appelait «crédits agricoles» [«Bauernhülfskassen»]. Un exemple tiré du canton de Zurich: en 1932, la Banque cantonale zurichoise, cinq banques d’affaires et quelques riches personnalités (qui restèrent anonymes) fondèrent le «Crédit agricole zurichois». Leur objectif était de venir en aide à des paysans en difficultés, notamment lorsque les organisations paysannes d’entraide, et les banques Raiffeisen, ne pouvaient, selon leurs statuts, plus offrir de crédits. Ces «crédits agricoles» sauvèrent ainsi de nombreuses exploitations familiales dans des temps difficiles. Cette institution existe toujours. L’aventure MigrosParallèlement à la disparition du Front national en 1935, un nouveau parti politique se forma: l’Alliance des Indépendants (AdI) avec Gottlieb Duttweiler, le propriétaire de la Migros. Duttweiler avait entrepris d’apporter en Suisse des changements en économie et en politique. Le nouveau parti eut d’emblée cinq élus au Conseil national. En 1940, Duttweiler transforma sa Migros de société anonyme en coopérative, en offrant son entreprise à ses fidèles clients. Chacun et chacune des 75?540 clientes et clients étant en possession d’une carte de client et étant donc inscrit dans un registre, reçut gratuitement une part sociale de 30 francs, devenant ainsi copropriétaire. Beaucoup de petits magasins d’alimentation disparurent. En revanche, pour beaucoup de mères de famille au budget restreint, les petits prix pour les aliments de base étaient une bénédiction. Afin de renforcer l’instruction civique de la population et la résistance mentale de ces temps difficiles, Duttweiler offrit aux nouveaux coopérateurs un livre sur «Guillaume Tell». Ce fut la première offre de livre, suivie par bien d’autres. C’est ainsi que commença l’aventure «Migros», en progression constante et avec sa propre culture coopérative, dont font partie l’école club Migros, Exlibris, le pourcent culturel et bien d’autres choses. Aujourd’hui, la Migros est un grand groupe et le plus grand employeur de Suisse. Appréciation – plaidoyer pour la démocratie directeCes lignes doivent se terminer par une rétrospective en arrière. Thomas Bornhauser avait postulé en 1830 – soit un siècle avant la grande crise économique du XXe siècle – dans le canton de Thurgovie la liberté du commerce et de l’industrie comme une liberté fondamentale basée sur le droit naturel. D’autres cantons suivirent le mouvement et la Confédération elle-même plaça la liberté du commerce et de l’industrie dans la Constitution fédérale. (cf. partie 2). Des «lois policières raisonnables», selon Bornhauser, devaient empêcher la fraude. Aujourd’hui, on peut en dire ceci: il n’existe pas d’instance politique qui aurait pu adopter de telles «lois raisonnables» ou introduire un «ordre économique idéal». Par contre, Thomas Bornhauser a engagé par ses paroles un processus d’apprentissage à tous les niveaux politiques. Une recherche et un développement permanents, auxquels le peuple suisse participe activement au travers des droits populaires, jouant ainsi un rôle déterminant. La démocratie directe, avec ses initiatives et ses référendums, est certainement la meilleure voie pour adapter les lois aux véritables besoins de la population. Le nombre relativement modeste de 50?000 signatures pour les initiatives et de 30?000 pour les référendums a permis d’engager la population dans ce processus d’apprentissage. Ces chiffres restent encore aujourd’hui modestes – après l’introduction du vote féminin – (soit 100?000 pour les initiatives et 50?000 pour les référendums), ces signatures doivent cependant au préalable être récoltées et authentifiées dans les communes. Les nombres de signatures requis dans les cantons sont eux aussi relativement modestes. L’économie sociale de marchéNous n’en avons pas terminé avec notre histoire des droits populaires. Les deux votations économiques fondamentales de 1935 incitèrent le Parlement à entreprendre la réforme des articles constitutionnels sur l’économie. Ils devaient être adaptés de façon à mieux résister aux crises et à satisfaire les besoins d’une population en difficultés. Les groupes qui avaient lancé l’Initiative de crise formèrent un nouveau mouvement appelé «Richtlinienbewegung», afin d’accompagner leurs travaux. La Seconde Guerre mondiale freina ce processus, ce qui permit aux Sociaux-démocrates et au Parti des indépendants de Gottlieb Duttweiler d’en profiter pour lancer en 1943 deux autres initiatives populaires – les deux ayant comme thème le «droit au travail» qu’ils voulaient placer dans la Constitution de façon toutefois différente. A peu près au même moment, deux groupes s’engagèrent dans le domaine de la politique sociale. L’Association catholique conservatrice lança une initiative populaire dont le thème était la «protection de la famille», devant permettre une politique plus favorable aux familles, et la déposèrent avec 178?000 signatures. Puis, la Société des employés de commerce déposa une initiative dotée de 180?000 signatures comprenant la revendication concrète de mettre en place une Assurance vieillesse et survivants, que le peuple avait déjà acceptée sur le fond en 1925. Toutefois, il avait refusé un premier projet de loi concret en 1931 lors d’un référendum. Bibliographie: |