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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°31, 30 juillet 2012  >  L’objectif est toujours le même: faire la paix [Imprimer]

L’objectif est toujours le même: faire la paix

Un revirement est urgent*

par Fredrik S. Heffermehl**

Oslo, janvier 2010. La salle de réunion du Centre Nobel pour la Paix était remplie de gens prenant connaissance d’un compte rendu du ForUM (Forum pour l’environnement et le développement). Ce forum traitait un dilemme moral de la politique étrangère norvégienne, celui concernant les exportations d’armement et le maintien de la paix. Quand l’un des quatre intervenants, occupant une position élevée dans la hiérarchie militaire, justifia l’exportation d’armes, exportation en plein essor en Norvège – «La nation de la Paix» – j’ai eu le sentiment que je devais le contredire, en lui disant que les militaires ne faisait que vendre une illusion de sécurité et ceci à un prix exorbitant, plaçant ainsi l’avenir de la vie sur terre en constant danger. Prenant en compte les recherches et développements incessants pour de nouvelles armes ainsi que de cette militarisation, lui était-il arrivé, une seule fois de penser à arrêter cette course folle? Il répondit, un peu choqué, «Ahhh … cela supposerait une approche totalement différente; donner plus de pouvoirs à l’ONU, développer les traités internationaux, et un nouvel ordre mondial instaurant des lois contraignantes … comme cela existe à l’intérieur de chaque nation.» Je répondis, «exactement, et puisque nous sommes rassemblés ici, au Centre Nobel pour la Paix, j’aimerais vous rappeler que telle est l’idée à l’origine du prix Nobel pour la Paix établi par Nobel lui-même il y a 150 ans.» Mais il était très clair qu’il n’avait pas vraiment réfléchi à une telle possibilité qui rendrait son travail superflu.

Les militaires, se défendent-ils eux-mêmes ou leur pays?

Ce qui est arrivé au prix Nobel n’est pas isolé. Cela semble être une loi de la nature que quoi que ce soit ou quiconque ayant l’audace de défier l’armée est voué à un échec. Même les institutions ont cet instinct de survie et des avantages acquis font qu’elles résisteront avec force à toute tentative de libérer le monde du joug du militarisme. Ce galvaudage du Prix Nobel de la Paix n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Daniel Ellsberg est l’homme qui aida à arrêter la guerre du Vietnam et la présidence de Nixon en publiant les papiers secrets du Pentagone. Une de ses contributions importantes, fut par exemple, dans le livre Secrets (2003), de montrer combien la démocratie américaine était sans défense quand un secteur militaire surpuissant, protégé par le secret, est déloyal aux véritables intérêts du peuple américain.
L’ayant informé de cette dérive du Prix Nobel, Ellsberg me précisa que cela pourrait bien être aussi le cas de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, fondation dont les buts sont très proches de ceux du Prix Nobel de la Paix.1 On peut dire les mêmes choses des recherches pour la paix, qui à l’origine avaient pour ambition de découvrir des moyens de réduire le militarisme et de créer un monde meilleur. Tout cela est maintenant dévoyé par la nécessité de trouver des sponsors souvent ce sont ceux des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, qui choisiront ainsi les thèmes de discussion autorisés. Le développement de l’Institut international pour la recherche sur la Paix d’Oslo (Peace Research Institute of Oslo, PRIO) est un cas d’espèce. Le PRIO, qui fêta son cinquantenaire en 2009, est très loin de faire cette distinction à laquelle avait rêvé Johan Galtung et ses compagnons lors de sa création. Un initié du PRIO, qui ne tient pas à donner son nom, nous disait: «Tout le monde parle de contrats financiers et ceci beaucoup plus que de ce qu’ils souhaitent faire pendant leur recherche – et ce n’est pas seulement ainsi en Norvège, mais c’est partout pareil.»
Un indice du déclin de PRIO fut que l’un de ceux qui adressa des louanges publiques à l’occasion du Prix Nobel d’Obama était Henrik Syse, le responsable du Programme éthique et politique à PRIO. Dans un article pleine page dans la presse, intitulé «La guerre est défendable», il discuta de la tradition chrétienne de la guerre juste – passant complètement sous silence deux siècles de développement dans le domaine des lois internationales ainsi que l’interdiction de toute guerre dans l’article 2–4 de la Charte de l’ONU.2
Pendant 50 ans, la Norvège a eu un parti politique qui essayait de faire sortir le pays de l’OTAN et de trouver des moyens de créer un monde plus juste, pacifique et moins armé. Depuis 2005, ce parti, le Parti de la Gauche socialiste (Sosialistisk Venstreparti SV), est membre d’un cabinet de coalition dominé par le Parti travailliste (Arbeiderpartiet). En février 2010, un porte-parole du parti défendit le niveau d’exportation record d’armes en Norvège. Le chemin parcouru pour accéder au pouvoir avait conduit à l’abandon des principes à l’origine de sa création.3
Aujourd’hui ce parti est l’objet d’attaques médiatiques chaque fois qu’il montre la moindre hésitation dans son soutien à l’OTAN ou à une défense forte. Dans des temps plus anciens, ce parti était probablement le seul du Parlement sur lequel on pouvait compter pour défendre Nobel et les conditions d’attribution du Prix Nobel de la Paix. Maintenant, il n’y a pas eu un mot de soutien du «Parti de la Paix», ou d’aucun autre d’ailleurs, dans le Storting [Parlement norvégien] et ceci à aucun moment dans mon travail de restauration d’un prix Nobel pour les Défenseurs de la paix.
Quand il y eut enfin un semblant d’in­térêt des gens dans le Storting pour ce Prix, cela fut parce qu’ils n’avaient pas été invités au banquet organisé le 10 décembre 2009 en l’honneur d’Obama: «Je prends note que ce banquet est devenu celui des sponsors ou les responsables de la communication des corporations privées sont préférés aux présidents des parlements», écrivit Per-Kristian Foss, un vice-président du Storting dans le principal journal économique de Norvège «Dagens Naeringsliv».4
Je me souviens de mon amitié avec Jiri Dienstbier et d’autres membres de la Charte 77 (dissidents tchèques invoquant les Accords d’Helsinki concernant les droits politiques). En tant que Premier ministre des Affaires étrangères de l’après-communisme, Dienstbier avait de grandes ambitions pour réduire la production d’armement … et nous savons comment ces espérances finirent. Il en fut de même avec Nelson Mandela: quand il était arrivé au pouvoir en Afrique du Sud, je lus dans la presse sa déclaration concernant la diminution de la production militaire au bénéfice des vrais besoin de la société. Mais d’autres intérêts s’avérèrent en fait plus puissants que la volonté d’un homme d’Etat de cette envergure. («International Herald Tribune» du 10 juin 1994)
Je suis sûr que beaucoup de gens pensent que si le comité Nobel changeait de politique et choisissait des lauréats de ce prix moins connus, et donc faisant moins l’objet d’attention médiatique, le Prix Nobel de la Paix perdrait beaucoup de son éclat. Pourtant je crois que ce prix gagnerait en importance et notoriété – après tout c’est Nobel lui-même qui avait choisi à qui et sous quelles conditions il souhaitait l’attribuer. De plus, cela doit donner à réfléchir, si un prix défiant les militaires présente un intérêt moindre pour les élites mondiales et médiatiques.
Le domaine de la «défense» tout entier est de fait en conflit avec la gouvernance démocratique. Considérons, pour illustration, deux exemples norvégiens d’un problème qui est universel. En 1998, le ministre de la Défense, Dag Jostein Fjærevoll s’adressa au Parlement concernant le rôle de la Norvège dans l’attaque de la Serbie en 1999. Ce ministre déclara que le pays suivrait sa ligne politique officielle et ne prendrait part à aucune opération n’ayant eu l’aval de l’ONU. En fait, le cabinet – au cours d’une résolution secrète deux mois plus tôt – avait engagé les forces aériennes norvégiennes dans cette attaque, une décision violant la Constitution du pays.5 De façon similaire, l’ONU n’ayant pas donné son autorisation pour une attaque de l’Irak en mars 2003, la Norvège se tint à l’écart – du moins officiellement. Mais, en toute clandestinité, le ministre de la Défense Kristin Krohn Devold permit l’utilisation d’un équipement radar performant (le suiveur de missile «ARTHUR» ARtillery HUnting Radar) aux forces britanniques dans cette attaque illégale.6
Dans mon livre «Peace is possible» (2000) [La paix est possible], je rappelais cette réponse de l’Empereur Allemand Wilhelm II lors de son invitation à la Conférence sur la Paix de la Hague en 1899: «Comment imaginer qu’un monarque, chef des armées, puisse disperser des régiments consacrés par les siècles – et remettant ses villes aux anarchistes et aux démocrates.»7
Les services secrets opèrent comme «un Etat dans l’Etat» violant les lois du pays et de l’étranger – en contradiction flagrante avec les attitudes, apparemment pleines de respect, des relations diplomatiques. Les militaires contrôlent souvent les parlements, présidents et Premiers ministres, au lieu d’être contrôlés par eux. Le secret sert à brider tout débat légitime et toute critique, deux choses qui sont au cœur même de la démocratie. Une telle puissance, à l’abri de tout contrôle public, présente partout un risque d’abus, que cela vienne des militaires ou des dirigeants du comité Nobel. Une question vient à l’esprit: «Il y a longtemps que l’empereur est mort, mais la démocratie a-t-elle jamais pris le contrôle du secteur militaire?»8
Les nations et les citoyens du monde sont les otages de ces traditions irrationnelles et asociales. Nombreux sont ceux qui souhaitent maintenir un tel fonctionnement, et qui riposteront à toute tentative de changement – comme l’ont fait les militaires américains lorsque la perspective d’une paix durable séduisit les peuples à la fin de la guerre froide. L’ennemi est dans nos rangs, et il existe de très nombreuses preuves du comportement antisocial des militaires. La façon dont les militaires ont abordé l’Accord Gorbachev-Reagan sur le désarmement nucléaire, faisant suite au Sommet de Reykjavik de 1986, en est probablement l’exemple le plus poignant. Dans son livre «Pentagon Capitalism» (1970) Seymour Melman explique comment toutes les tentatives de terminer la guerre du Vietnam par un arrangement négocié, furent à chaque fois contrecarrées par les militaires souhaitant montrer l’efficacité d’opérations militaires lorsque menées avec habileté. Selon Melman, «il est difficile de trouver des limites aux actions que de telles personnes sont prêtes à entreprendre».9

S’opposer à l’armée en tant que menace pour nous tous

S’il est vrai que l’armée est incapable de livrer autre chose qu’une illusion de sécurité extrêmement trompeuse, dispendieuse et risquée – où sont alors les médias et les chercheurs scientifiques qui divulguent sans relâche, systématiquement et petit à petit le rôle politique de l’armée en tant que menace pour la sécurité réelle de la nation et le bien commun de ses citoyens? Combien de chercheurs s’occupent des coûts, des risques et des abus des activités militaires – et attirent l’attention avec insistance sur la nécessité d’un monde mieux organisé? Le problème va au-delà des informations de la radio et de la télévision, dépendantes des émissions publicitaires; il s’agit de conceptions plus profondes. La presse écrite – ambitionnant de présenter «le monde, comme il est», et ne donnant guère la parole à ceux qui favorisent un changement et qui font aussi partie de cette réalité – n’est-elle pas un sérieux obstacle à ce changement? Dans son discours lors de la remise du prix Nobel à Frank Kellogg en 1929, Johan Ludwig Mowinckel émit une revendication extrêmement urgente et pratique:
«Nous devons faire comprendre aux gens que cela ne suffit pas de déclarer la guerre comme étant un crime, mais qu’il est nécessaire, que tous les êtres humains reconnaissent avec tous leurs sens et toute leur empathie, que le meurtre de centaines de milliers de personnes pour la résolution d’un conflit international est tout aussi peu justifiable et pardonnable que le meurtre d’un individu pour résoudre une dispute personnelle.»
Richard Falk, professeur à Princeton, a attiré l’attention sur l’absurde manque de congruence entre d’un côté la stricte morale et le rejet naturellement humain de l’emploi de la torture contre des individus et de l’autre côté la large acceptation de la torture contre des peuples entiers en temps de guerre.
Malheureusement, les comités Nobel ont manqué d’état d’esprit innovateur et visionnaire, sur lequel Nobel avait dû compter. Où sont par exemple les prix Nobel de la Paix pour William Hartung et son Arms Trade Resource Center ou pour d’autres mouvements contre l’industrie de l’armement et le commerce d’armes telles les Campaigns against arms trade (CAAT et ENAAT) britannique et européennes? Ou qu’en est-il de la Campaign for Nuclear Disarmament [Campagne pour le désarmement nucléaire]? De l’International Association of Lawyers against Nuclear Arms? De l’Action des citoyens pour le désarmement nucléaire (ACDN)? Du Mouvement pour l’abolition de la guerre? De la Women’s League [Ligue internationale des femmes] et de sa page internet www.reachingcriticalwill.org? De la School of Nonkilling Studies? De la Cluster Munitions Coalition? De l’International Peace Bureau (en 2010, ils ont fêté le centenaire de leur premier prix Nobel de la Paix)? De la Middle Powers Initiative? De la Coalition for the International Criminal Court? Qu’en est-il des Human Dignity and Humiliation Studies? De la Peace Ministries Campaign? De la Peace Alliance? Des Aktionen für Abrüstung [Actions pour le désarmement]? De la 2020 Vision Campaign? Des activistes engagés dans l’éducation à la paix? Des chercheurs dans le domaine de la paix (ceux qui n’ont pas perdu la direction)? www.betterworldlinks.org? Transcend? Transnational Foundation? Netzwerke für Konfliktlösung [réseaux pour la résolution des conflits] et d’autres qui sont en tête dans le domaine de la non-violence et de la résolution des conflits? De toutes les femmes et les organisations de femmes actives pour la paix? Des grands-mères en noir et blanc? CODEPINK? Abolition 2000? Fourth Freedom Forum? World Without War? World Order Models Project? Global Marshall Plan? Les campagnes contre les bases militaires? Peace Tax Campaign? PeaceJam? Qu’en est-il du British American Security Information Council? De la Scilla Elworthy et du Oxford Research Group? Des campagnes contre les armes légères? Des parlementaires, maires, médecins, avocats, ingénieurs et scientifiques et des victimes de Hiroshima pour le désarmement nucléaire? Du Bulletin of the Atomic Scientists? De la Nuclear Age Peace Foundation? De la Kuala Lumpur Initiative [pour criminaliser la guerre] et de la Perdana Global Peace Foundation? De Bruce Gagnon et de son site Internet space4peace.org?
Et qu’en est-il de toutes les personnes, qui approvisionnent les gouvernements en informations, qui travaillent dans des cabinets et le service diplomatique et qui tentent de mettre des bâtons dans les roues de la machine de guerre, qui se prépare à de nouvelles aventures, comme les Américains Scott Ritter, Dan Ellsberg et John Brady Kiesling ou Frank Grevil au Danemark, en Grande-Bretagne Clare Short et Katharine Gun, au service de l’ONU Frank Halliday et Hans von Sponeck et en Israël Mordechai Vanunu? Même si pas tous ces lanceurs d’alerte («Whistleblower») soutiennent le monde sans armes que Nobel avait en tête, ils sont beaucoup plus proches de son idée que la plupart de ceux qui ont reçu le prix Nobel de la Paix ces dernières années.
L’éducateur à la paix autrichien Werner Wintersteiner a soulevé une question actuelle dans son article sur Bertha von Suttner qui avait mis l’accent sur l’éducation des jeunes à la paix: «Comment les élèves du secondaire peuvent-ils apprendre à organiser le monde de manière paisible si les enseignants ne les informent pas sur ce sujet? L’idée de la paix n’est traitée dans aucune matière.»10 Peut-être faudrait-il que, dans un monde, qui s’est développé dans un état d’esprit entièrement militarisé, quelques-uns des premiers nouveaux prix décernés selon les intentions d’Alfred Nobel, devraient aller aux individus qui sur tous les continents se sont engagés depuis des décennies en faveur de l’éducation à la paix, entre autre Global Campaign for Peace Education, Educators for Peace, Peace Boat, Elise Boulding (décédée en 2010), Federico Mayor, Betty Reardon, Cora Weiss, Ghassan Abdullah, Adina Shapiro, Amada Benavides, Alicia Cabezudo, Catherine Hoppers et Lalita Ramdas.
Je pourrais continuer pendant des jours. Cela prendrait des années pour effectuer une liste exhaustive et pour décrire toutes ces forces travaillant à un changement, à qui le comité Nobel a fait du tort.11 D’une manière ou d’une autre, ils s’opposent tous à la tradition militaire et à la tentation d’établir la sécurité par le pouvoir et la violence. Cela ne veut pas dire qu’ils sont tous qualifiés pour le prix Nobel de la Paix – nombreux sont ceux qui luttent pour l’abolition de certaines armes (nucléaires, mines personnelles et bombes à sous munitions) mais ne s’engagent pas activement contre un désarmement général et intégral, condition que Nobel avait posée. Mais le fait est que c’est ainsi qu’est constitué le paysage politique, que les membres du comité doivent traverser pour trouver les faiseurs de changements, les défenseurs de la paix (champions for peace) du XXIe siècle.
De plus, la règle selon laquelle le droit de nomination est réservé uniquement aux groupes de personnes qui sont bien établis dans la société, a été funeste. Cette directive – qui ne faisait pas partie des instructions de Nobel – a limité l’entrée des nominations des candidats les plus aptes. Les gens qui voulaient véritablement soutenir Nobel ont vite fait de cesser de considérer ce prix comme le leur.
Le comité Nobel et son secrétaire ont répondu à ma critique en la réprimant et leur réponse ressemblait plus au monde des affaires qu’à celui de la paix. Premièrement, mon rappel des termes de la volonté de Nobel et l’importance centrale du désarmement n’a pas trouvé de résonance.
Deuxièmement, un livre complet prouvant que les termes que Nobel utilisait, devaient correspondre exactement à son intention, n’a pas eu d’effets. Troisièmement, le comité est resté muet lorsque je lui ai fait part qu’il avait décerné des prix «pour la paix» et non pas pour les «défenseurs de la paix», comme le testament de Nobel le mentionne. Quatrièmement: Lorsque le comité a reçu de nombreux exemples montrant que pendant des générations, il avait formulé ouvertement sa propre conception de la paix, il a fait valoir qu’il avait «toujours» suivi la volonté de Nobel. Paradoxalement, de telles méthodes de discussion indignes ne sont possibles qu’en raison des règles visant la garde du secret, qui servaient à l’origine à préserver la dignité et le respect du prix.
Le comité prétend de mieux pouvoir répondre aux questions concernant la paix au XXIe siècle que si l’on avait suivi les souhaits de Nobel à la lettre. Si c’est cela qu’il fait, il devrait arrêter de contester qu’il transforme son propre prix. D’ailleurs, cette déclaration dévoile que le comité ne comprend pas que la réforme profonde des relations internationales, que Nobel voulait soutenir, est aujourd’hui beaucoup plus urgente, importante et indispensable qu’en 1895.
Ce n’est seulement après avoir moi-même examiné les journaux intimes de Gunnar Jahn, que j’ai compris la dimension de mépris de Nobel et depuis combien de temps cela durait déjà. De nos jours, il est difficile de trouver quelqu’un au Parlement norvégien qui ait la raison et les opinions, que la loi exige pour pouvoir siéger dans le comité Nobel. Cela me rend triste et furieux en même temps, quand je pense à tout le précieux travail pour la paix qui est offert à un monde, emprisonné dans ses traditions et incapable d’écouter – et à la manière de laquelle le comité Nobel échoue à faire avancer la transformation profonde qu’il était censé favoriser avec l’argent d’Alfred Nobel.
Les terribles problèmes que nous avons devant nous – la surpopulation, la pollution de l’environnement, l’épuisement des ressources naturelles et la destruction de la propre productivité de la nature – vont nous confronter à une crise dans un avenir pas bien lointain, que nous ne pourrons maîtriser qu’avec des mesures d’urgences communes. L’argent que nous dépensons pour les forces armées nationales ne peut qu’aggraver les dégâts et les dangers, et cela sans résoudre aucun des problèmes.
Encore davantage qu’en 1895, nous avons besoin d’une fraternisation des Nations, qui a ses fondements sur la justice, le droit et la démocratie.12 Le monde industriel a eu du succès grâce à son pouvoir de négociation militaire et commercial. En même temps, il a attiré un afflux de personnes venant de pays, auxquels on a détruit les bases qui leur auraient permis de prospérer. Quand les immigrants réalisent que les pays dans lesquels ils sont venus, tuent et mutilent leurs proches par des attaques aériennes contre leurs villages d’origine – le père, la mère, une tante, un neveu, un mollah – alors leur loyauté envers le nouveau pays sera mise à rude épreuve.
Le métissage de personnes du monde entier dans les capitales occidentales pose des limites à l’influence des Etats: une mauvaise politique étrangère peut rendre un mauvais service à l’intérieur du pays. Un grand nombre de bonnes raisons impératives rend une politique étrangère non violente indispensable. Pendant plus d’un demi-siècle, le comité Nobel a privilégié le système international existant, basé sur les forces armées, au lieu de défendre l’approche exactement opposé, que Nobel désirait soutenir.
Il est grand temps que le comité Nobel (mais aussi son secrétaire) arrête de soutenir un concept de «paix» vague et dilué et qu’il commence à soutenir les défenseurs de la paix pour respecter ce que Nobel entendait, lorsqu’il a choisi exactement cette expression-là. Si les membres du comité ne peuvent pas être fidèles aux intentions de Nobel avec enthousiasme, ils doivent céder leur siège aux nombreuses autres personnes qui en sont capables.    •

* Chapitre final du livre de Fredrik S. Heffermehl «The Nobel Peace Prize. What Nobel Really Wanted» (Praeger, USA, 2010). Traduit de l’anglais par Horizons et débats.

** Fredrik S. Heffermehl est avocat norvégien avec plusieurs diplômes de droit et auteur de plusieurs livres. Il s’engage pour la paix dans diverses organisations. Il a été titulaire du poste du vice-président de l’International Association of Lawyers against Nuclear Arms et de l’International Peace Bureau.

Source: Heffermehl, Fredrik S. The Nobel Peace Prize. What Nobel Really Wanted. Santa Barbara, California, 2010. Chapitre 14, p. 183–190. ISBN 978-0-313-38744-9. (e-book: ISBN 978-0-3313-38745-6)
(Traduction Horizons et débats)

1  Courriel adressé à l’auteur, novembre 2008.
2  Henrik Syse, in: «Aftenposten» (quotidien norvégien) du 16/12/09.
3  Borgen, Erling, 2009, fournit aux pages 229–258 une analyse de la transformation du «parti de la paix».
4  Il va de soi que c’était inacceptable que les deux vice-présidents du Parlement et le président du Comité parlementaire pour la politique étrangère furent biffés de la liste des invités. Le point intéressant dans tout cela, ce sont les raisons pour lesquelles ces parlementaires n’ont pas été invités. Dans le journal (économique) «Dagens Naeringsliv» du 9 et 10 décembre 2009, Geir Lundestad a déclaré au nom du comité [Nobel], que plus de 30 places aux tables du banquet étaient réservées pour honorer les sponsors du Centre Nobel de la Paix et du concert pour la paix. Quelques-uns des directeurs (PDG) pouvaient même se faire accompagner par leurs directeurs de communication et inviter des partenaires commerciaux étrangers – tous accompagnés de leurs épouses. IBM est arrivé avec la plus grande délégation (8 personnes); puis Telenor (3 directeurs, qui se sont fait accompagner par 2 partenaires de l’Inde); Hydro (4 personnes) et puis les PDG avec leurs épouses de la DnB Nor Bank, du Dagbladet, Statkraft, Orkla, Yara, KPMG et Cisco. Le statut prévoit que le comité Nobel doit rester financièrement indépendant, mais cela montre bien, à quel point le comité Nobel se trouve entre les mains d’intérêts financiers, si le Parlement, auquel Nobel avait confié le prix, est écarté afin de faire place à l’élite réunie.
5  Garbo, 2008
6  Borgen, 2009, p. 134; Borgen, «A small piece of Norway», 2006
7  Heffermehl, 2000, p. 12
8  loc. cit. p. 13
9  Melman, 1970, p. 151–152, se réfère à Kraslov et Loory, 1968.
10 Paix – Progrès – Femmes, 2005, p. 117
11 On trouve quelques informations dans les publications de l’International Peace Bureau (IPB), cf. Archer, 2006; Heffermehl, 2000; ­et ­www.peace­ispossible.info. Voilà encore quelques autres exemples où le comité pourrait trouver des personnes qualifiées, qui travaillent pour un changement du système mondial, que Nobel avait en tête.
12 Je me suis exprimé une première fois dans «Vanunu» (Heffermehl, 2005) sur la nécessité d’une nouvelle politique étrangère humaine et
juste comme conséquence éventuellement inévitable du métissage des minorités ethniques avec la population des pays privilégiés. Deux semaines plus tard, le 5 juillet 2005, mon point de vue a été illustré de manière horrible par des bombes
qui ont explosé dans trois rames de métro et
un bus londoniens. Cf. Beebe et Kaldor, 2010; en accord avec Alfred Nobel, ils exigent la sécurité humaine comme alternative réaliste à la «sécurité» militaire.

Le livre fondamental de Fredrik S. Heffermehl est un ouvrage de référence. Il est urgent qu‘il soit utilisé dans des forums citoyens et tout particulièrement dans les écoles pour développer les bases éthiques et de droit international dans la question de guerre et de paix. Il est donc impératif de trouver des éditeurs pour faire traduire ce livre en allemand, en français et en d‘autres langues importantes.
www.nobelwill.org

ISBN 978-0-313-313-38744-9

La surveillance suédoise des fondations a réagi à la critique de Heffermehl concernant l’attribution des prix Nobel de la Paix

ef. Après que Frederik S. Heffermehl ait publié les résultats d’un examen approfondi du contenu du testament d’Alfred Nobel dans son livre «The Nobel Peace Prize», paru en 2010, l’administration du district de Stockholm (l’autorité de surveillance pour toutes les fondations du pays) a invité le 30 janvier 2012 la Fondation Nobel suédoise à s’expliquer sur la question de savoir si la volonté du fondateur du prix Alfred Nobel a été faussée lors de l’attribution du prix Nobel de la Paix. En outre, la fondation a été invitée à réexaminer l’attribution de tous les prix Nobel de la Paix au cours des dernières 110 années, et de rendre le procédé de sélection des lauréats plus transparent. Finalement, les membres du comité Nobel ont été invités à «donner carte blanche» au Parlement d’Oslo pour élire à nouveau «un comité respectable», (cf. compte-rendu du livre par Dieter Deiseroth, Horizons et débats, no 27 du 2/7/12)
Le 8 mars 2012, la Fondation Nobel s’est prononcée à ce sujet. Le texte de cette prise de position n’est pas disponible.
Dans sa réaction et sa décision du 21 mars 2012, l’administration du district de Stockholm a renoncé à entreprendre d’autres mesures contre la Fondation Nobel. Pourtant, dans sa déclaration publique, l’administration rappelle en détail la procédure à respecter lors de l’attribution des prix Nobel et critique la compréhension de soi-même du comité Nobel chargé de l’attribution du prix Nobel de la Paix.
Lors d’une rencontre de Frederik S. Heffermehl avec un représentant de la surveillance suédoise des fondations le 22 mars, un jour après la décision de l’administration, ce dernier a encore une fois expliqué oralement la décision de la surveillance des fondations.
Le 26 mars, Frederik S. Heffermehl a adressé une lettre au directeur de la Fondation Nobel et a ainsi publié un résumé autorisé par la surveillance des fondations de cette déclaration orale. Selon ce résumé, l’administration a refusé la requête de Heffermehl, mais elle a lié ce refus à une «critique musclée» du travail du comité Nobel: «Bien qu’aucune déclaration concernant les fautes du passé ait été articulée, l’administration a signalé qu’un remaniement fondamental des processus au sein de la Fondation Nobel était nécessaire, afin d’assurer que les futurs prix Nobel de la Paix correspondent à la volonté d’Alfred Nobel.»
En outre, l’administration a rejeté l’affirmation du comité Nobel norvégien prétendant qu’il était «indépendant» dans ses décisions et ne devait accepter des consignes de personne: «Les deux collectivités Nobel norvégiens, le Parlement et le comité Nobel dépendent de la surveillance supérieure du directoire de la Fondation Nobel.»
La surveillance des fondations a ordonné au comité Nobel d’appliquer les critères de sélection établies par Nobel dans son testament et non leurs propres idées de la paix: «Il paraît sensé que le directoire de la Fondation Nobel signale le plus tôt possible sa volonté d’accomplir les objectifs de l’administration, en clarifiant que ‹la paix› et ‹le travail pour la paix› ne sont pas la base décisive pour relever ce que Nobel intentait. Le mot clé est ‹défenseur de la paix› (freds­förfäktare), une expression qui se trouve aujourd’hui uniquement dans la dé­claration de volonté, mais pas dans le statut.»

Frederik S. Heffermehl écrit que la surveillance des fondations a ainsi repris ses travaux d’études et a contribué à une clarification des mesures pour l’attribution future des prix Nobel de la Paix.