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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°3, 26 janvier 2009  >  «Se référer au droit international est un devoir politique et moral» [Imprimer]

«Se référer au droit international est un devoir politique et moral»

Entretien avec Willy Wimmer (CDU), ancien secrétaire d’Etat au ministère allemand de la Défense, actuellement député au Bundestag

Horizons et débats: Monsieur Wimmer, lors de la prochaine législature vous quitterez le Bundestag où vous avez siégé pendant plus de trente ans. Une bonne occasion de faire un bilan. Quel a été pour vous, dans le domaine de la politique étrangère, l’événement le plus heureux, et quel a été le plus préoccupant?

Willy Wimmer: Le plus heureux a été pour moi la réunification de l’Allemagne. Et le plus préoccupant – et qui continue à me préoccuper – la guerre contre la Yougoslavie, en violation du droit international, qui pratiquement a marqué le début d’une évolution, où ces éléments ont constamment refait surface. Voilà le spectre que couvre mon analyse de ces dernières décennies.

Le droit international est-il le premier critère permettant de juger d’une politique étrangère?

Mettre l’accent sur le droit international n’est pas une idée farfelue. Nous autres Européens devrions bien comprendre que le droit international tel qu’il est et qui doit évoluer dans notre sens a été établi suite à des processus regrettables que nous avons connus ici même. Si nous ne voulons pas connaître à nouveau ces regrettables processus, alors il nous faut être accessibles au droit international, et nous efforcer de les maîtriser par des moyens juridiques et diplomatiques, une voie que nous pouvons emprunter aussi bien en Europe que dans d’autres parties du monde.
Le dernier exemple en ce domaine, c’est la définition du mot de terrorisme. Avant le 11 septembre 2001 les Nations Unies avaient fait un travail intéressant concernant cette définition, qui visait à faire la différence entre «lutte de libération» et «terrorisme»; ce travail a permis des succès. Aujourd’hui tout est passé à la trappe.
C’est cela qui montre clairement la tâche qui nous incombe: ni en Europe ni dans d’autres parties du monde nous ne devons revoir ce que nous avons connu ici. Dans ce contexte, se référer au droit international est une obligation politique et morale, un devoir politique et moral.
Il me faut aussi rappeler les paroles de Helmut Schmidt, qui auraient aussi bien pu être de Helmut Kohl: Nous avons en ce moment un problème supplémentaire: c’est que les responsables politiques actuels n’ont plus d’expérience directe de la guerre. Helmut Schmidt a souvent déploré les erreurs qui en résultent, du fait que l’on ignore ce que l’on accepte.
Mais ceux qui ont connu la guerre sont, eux, extrêmement réticents envers les engagements militaires. Et c’est une bonne chose. Nous devons réapprendre, sans vouloir monter en épingle l’expérience vécue de la guerre, que le tout dernier recours politique – l’intervention militaire – doit être manié avec beaucoup plus de prudence que ce n’a été le cas durant ces dix dernières années.

Quelles autres raisons peuvent expliquer l’oubli, par certains gouvernements européens, des leçons de l’Histoire dont vous parlez?

Peut-être la situation de l’Europe à la fin du siècle dernier. D’un côté la montée de l’hégémonie américaine ou anglo-saxonne – car il ne faut pas oublier la Grande-Bretagne – et d’un autre l’incapacité des Etats européens à travailler et agir de manière cohérente dans des secteurs-clés. Ce que nous avons vu en matière de politique économique, nous l’avons vu aussi en matière de politique étrangère, c’est-à-dire un comportement hégémonique qui est monté en puissance dans les années 90 et qui a pris l’Europe à rebrousse-poil.
Mais les Américains ou les Anglo-­Saxons ne peuvent pas attraper le ciel avec les dents; c’est ce que beaucoup ont voulu ignorer en 1998 ou 1999, mais qu’il nous a bien fallu admettre depuis et c’est ce qui a mené à des évolutions inverses. Quand le Président français, Sarkozy,1 a tenté une médiation en Géorgie nous avons vu qu’on peut mettre en œuvre des ressorts déjà utilisés en Europe: essayer de régler pacifiquement les conflits là où ils prennent naissance et non les utiliser pour assurer ses propres intérêts pour les 50 années à venir.
Voilà qui peut montrer que l’Europe, en s’appuyant sur ses conceptions, mais aussi son expérience, peut aider à maintenir la paix sur notre planète, et agir en tout cas bien différemment des Britanniques et des Américains depuis 1998.

Et quels rapports voyez-vous entre une politique étrangère hégémonique, comme vous la décrivez, et la recherche d’une position économique dominante?

A mon avis, il est évident au moins depuis les agissements dévastateurs de Jeffrey Sachs en Russie entre 1991 et 19942 que des analyses économiques permettaient d’atteindre des buts politiques et cette évolution s’est poursuivie et imposée dans d’autres pays européens à la même époque.
Je me rappelle bien que lors de débats internationaux les Anglo-Saxons nous ont traités de communistes parce que nous représentions l’économie sociale de marché. C’était le vocabulaire courant. Rita Süssmuth, alors présidente du Bundestag et moi-même avons tenté de faire entrer le concept «d’économie sociale de marché» dans les documents parlementaires internationaux. Cela déclenchait des réactions de haine. Etre traités de communistes était bien la dernière chose à laquelle nous puissions nous attendre. Et cela montre que nous sommes face à une évolution globale, qui n’est pas limitée à tel ou tel secteur, mais que l’on observe partout.

Ce qui parle aussi en ce sens c’est par exemple que les premiers décrets pris par les forces d’occupation en Afghanistan ou en Irak visaient à une privatisation, une dérégulation et une libéralisation maximales.

Oui, tout l’agenda le confirme, depuis la transformation de l’Etat jusqu’à l’ordre économique. On essaie de suivre une idée fixe, sans le moindre égard pour les données locales et c’est précisément l’exemple afghan qui le confirme: une société qui perdure depuis 500 ans ne peut être mise sens dessus-dessous. Il me faut prendre en compte les données locales.
L’ignorance avec laquelle on agissait a été clairement montrée l’an dernier, lorsque deux représentants de l’UE, qui avaient compris mieux que personne la situation en Afghanistan, ont été expulsés de ce pays parce que les concepts et analyses de l’Union européenne étaient diamétralement opposés à ceux des Anglo-Saxons.

Cette politique a fait perdre à l’ensemble du bloc occidental au cours des deux dernières décennies beaucoup de son prestige dans le monde. L’Europe et l’Allemagne ont joui d’une grande considération. Mais prenons le dernier ouvrage de Kishore Mahbubani, «Le défi asiatique»: il y est beaucoup question de l’ascension du continent asiatique et du déclin du prestige européen. Peut-on contrer cette perte de considération?

A mon avis nous devrions créer une situation analogue à celle que les Chinois tentent d’établir en Afrique: une situation à somme gagnante, c’est-à-dire que les deux partenaires y gagnent. Et que les interventions européennes ou allemandes ne soient pas perçues comme: Je veux être le maître.
Quand ceux avec qui l’on veut collaborer y gagnent aussi, cela se sait. C’est ce que nous avons fait autrefois en Europe: tous y trouvaient leur compte. Mais si nous laissons le champ libre aux Chinois, nous le paierons un jour. Je trouve que nous aurions la possibilité de nous comporter autrement, l’exemple de l’Afrique le prouve.
Mais je voudrais revenir sur un autre point. En matière de politique étrangère et de sécurité, nous attachons toujours une grande importance à la garantie de la sécurité collective. Or la définition de la sécurité collective établit un lien fondamental entre celle-ci et le droit international. Une organisation chargée de la sécurité collective se fonde logiquement – et personne ne peut dire le contraire – sur le respect du droit international comme horizon de la réglementation.
En s’affranchissant du droit international, comme elle le fait depuis 10 ans, pour devenir une machine à intervenir partout dans le monde, l’OTAN a détruit elle-même la base de sa crédibilité, son propre fondement. Et il faut se demander si l’OTAN peut aujourd’hui encore correspondre à la notion de sécurité collective.
Si le prochain sommet de l’OTAN à Strasbourg et Kehl3 ne parvient pas lui non plus à résoudre ce conflit, nous contribuerons à long terme à une perception de l’OTAN comme bras armé au niveau mondial d’un mécanisme d’intervention.
La catastrophe du tsunami, en Indonésie et dans la région avoisinante du Sud-Est asia­tique, a montré jusqu’où tout cela pouvait aller: la marine allemande avait une place à Aceh, en Indonésie, pour y débarquer les livraisons humanitaires. Mais on a de toute évidence fortement réfléchi à l’éventualité de transformer ce point d’ancrage, issu de la catastrophe naturelle, en base permanente pour notre marine dans cette partie du monde.
Cela ne correspond pas à notre conception de la sécurité.

Dans son dernier «Discours sur l’état de la Nation», le Président russe Medvediev a parlé de la nécessité d’un nouvel ordre mondial multipolaire, du respect du droit international etc. Ces déclarations sont-elles prises au sérieux chez nous, et y donnerons-nous suite?

J’ai effectué plusieurs visites à l’étranger en compagnie de Helmut Kohl après son départ de la chancellerie; je ne me rappelle pas qu’il ait omis une seule fois de plaider pour la multipolarité.
C’est une évolution générale et elle garantit aussi notre propre liberté. Si je n’ai d’autre choix que d’être au service d’un maître unique, c’en est fini de ma liberté.
Le mot de «waterboarding»4 définit très précisément les conséquences des erreurs américaines. C’est ce qui a provoqué chez des personnalités allemandes de premier plan un début de sensibilisation à l’importance de la multipolarité.
Mais il faut bien voir la réalité allemande aussi. Ce que nous avons considéré pendant des décennies comme la liberté de la presse se fait de plus en plus rare. Les médias sont guidés par divers intérêts, qui visent à tout autre chose qu’à ce que nous appelons liberté de la presse.
Et c’est pareil dans nos Parlements. Il y règne une pensée unique, il n’y a plus de véritable débat. On a abandonné la culture parlementaire qui existait depuis plusieurs décennies. Nous ne recherchons plus les meilleures solutions.
C’est pourquoi le système, à mon avis, a besoin d’une réforme. Et qui ne passe pas par des défaites électorales et des catastrophes en politique intérieure ou étrangère, mais qui se base sur l’évidence qu’une démocratie parlementaire n’est pas ce que nous avons en ce moment.

Et comment définiriez-vous notre attitude de fond envers la Russie?

Les Russes seront toujours là longtemps après que l’OTAN appartiendra au passé. Et à mon avis il n’est pas nécessaire de sacrifier aucune de nos valeurs à quelque table que ce soit pour établir des relations raisonnables avec la Fédération de Russie. C’est ce que j’ai exposé il y a quelques semaines lors d’une discussion au Parlement polonais à Varsovie où nos relations avec les Russes ont joué un rôle: nous autres en Rhénanie-Nord-Westphalie sommes bien placés pour savoir que les Russes respectent scrupuleusement les termes de leurs contrats, même en période de tension comme au temps de la Guerre froide. Les relations économiques entre la Ruhr et l’Union soviétique et plus tard la Fédération de Russie ont toujours témoigné de l’extrême scrupule des Russes à ce sujet. Il me faut prendre cela en compte et j’aimerais aussi que Berlin en fasse autant. Nous avons fait de bonnes expériences avec les Russes, meilleures qu’avec d’autres en tout cas.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière les problèmes de livraison de gaz russe?

Si l’Ukraine se comportait de façon plus claire, on pourrait fondamentalement faire un peu plus confiance à Kiev. Mais l’attitude du Président Iouchtchenko à Tbilissi après la guerre qu’a menée le Président Sakaachvili pour l’ouverture des JO a clairement montré que, dans le couloir qui va des Etats baltes à l’Ukraine on tente de faire de la propagande pour certaines choses qui ne sont pas dans notre intérêt, voire de les mettre en œuvre. Et tant que le Président ukrainien ne lèvera pas cette ambiguïté sur sa propre personne, l’Ukraine ne sera pas vraiment crédible, y compris en ce qui concerne l’énergie.
Déjà, lors de la première crise, nous avons appris avec stupéfaction – ce qui nous a été confirmé par la bouche de notre Ministre des Affaires étrangères, Steinmeier – que ce qui a conduit aux récriminations contre les Russes était quelque chose que l’UE leur avait recommandé: facturer le gaz aux Ukrainiens exclusivement au cours international.
Donc on a recommandé à la Fédération de Russie de fixer ses prix selon la coutume internationale et de ne plus pratiquer de tarifs préférentiels. Quand la Fédération de Russie s’est rangée à cet avis et a fixé le prix du gaz et du pétrole en fonction des cours mondiaux, on le lui a reproché. Voilà ce qui s’est produit.

Vous avez dit que l’Allemagne ne pouvait être au service d’un maître unique. Qu’entendez-vous par là?

Nous avons des voisins. Je pense que notre politique doit être partout la même. Les relations que nous avons avec les Pays-Bas, la Belgique ou la France qui sont à nos frontières, ne doivent pas être différentes des autres. Donc je ne reconnais pas à la Pologne le droit de nous dicter ce que doivent être nos relations avec la Russie. C’est uniquement notre affaire, et il va de soi que les analyses de la Pologne entrent aussi en ligne de compte.
Notre chancelière elle-même, à l’époque où elle était encore une scientifique, a dû avoir à se demander ce qui se passerait en RDA, si la Pologne interrompait le transit du gaz et du pétrole. Nous sommes donc face à des problèmes récurrents, et en ce qui me concerne je ne peux que dire: la solidarité euro­péenne dans ce contexte, c’est d’avoir avec ses voisins des relations raisonnables.

… égalitaires …

… Des relations à somme gagnante, et donc je comprends «être au service» comme «au service de cette certitude». L’obéissance aveugle n’est un critère ni en politique intérieure ni dans les relations bilatérales.

La crise financière et économique que traverse le monde en ce moment montre que nous nous trouvons à la croisée des chemins. Comment allons-nous évoluer, et qu’est-ce qui devrait être absolument pris en considération?

Dès le début de la crise nous avons pu constater que brusquement tous les conflits avaient été mis de côté et que les principales puissances avaient travaillé en étroite collaboration, une collaboration qui incluait l’Inde, la République populaire de Chine et bien d’autres encore. Et ça a marché. Pour la première fois on a cherché à maîtriser au niveau global un processus enclenché par les USA et la Grande-Bretagne. On a pu travailler ensemble, donc en cas d’urgence on le peut. Pour moi le cœur du problème c’est: cela restera-t-il permis sur le long terme?

Pouvez-vous en conclusion de cet entretien nous parler un peu de nos relations futures avec les USA?

Je pense que nous devons amener les Américains à reconnaître le Tribunal pénal international, et cela sans aucune restriction. Car les impasses dont nous discutons relèvent en dernière instance de notre propre conception du monde. Et si nous n’y parvenons pas, nous pouvons débattre autant que nous voulons des problèmes que nous posent nos relations avec les Etats-Unis, nous ne les résoudrons pas.

Donc: les criminels de guerre doivent être jugés …

Oui, les criminels de guerre doivent être jugés. Nous avons pu suivre la politique désastreuse des Etats-Unis sous le Président Bush. Je ne ferai pas de comparaisons, bien qu’elles ne manquent pas. Mais ce qui s’est produit nous le montre: quand on ne se plie pas aux règles du droit international, on mène une politique bien dangereuse. Et pour moi cela se résume en dernière instance à accepter que les criminels de guerre soient jugés. Quand Bush aura terminé son mandat on devrait pouvoir l’envoyer incessamment à La Haye.

Monsieur Wimmer, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.    •

(Traduit par Michèle Mialane, www.tlaxcala.es)

1    Peu de jours après le début de la guerre en ­Géorgie le Président français Nicolas Sarkozy, alors Président du Conseil européen, a contribué par sa médiation à un armistice entre l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et la Russie d’une part et la Géorgie de l’autre sur la base d’un plan en six points dont l’essentiel était l’arrêt de la violence et que toutes les parties ont signé à la mi-août 2008.
2     Jeffrey Sachs a «conseillé» à partir de 1985 la ­Bolivie, de 1989 la Pologne et de 1991 la Russie pour les pousser à réformer radicalement leur économie dans un sens néolibéral (dérégulation, privatisation, réduction des dépenses de l’Etat). Les ­conséquences sociales ont été catastrophiques pour les trois pays. Naomi Klein a décrit en détail les processus et les agissements de Sachs dans un livre intitulé «Stratégie de choc. La montée d’un capitalisme du désastre» (publié en français en 2008: ISBN 978-2-7427-7544-6) dans les chapitres sur la Bolivie, la Pologne et la Russie.
3    Au début du mois d’avril 2009 se tiendra à Strasbourg et Kehl le sommet de l’OTAN à l’occasion du 60e anniversaire de l’organisation. Il est fort à craindre que l’OTAN ne veuille accentuer et élargir sa rupture d’avec le droit international pour établir un nouveau concept stratégique lui permettant de s’arroger un droit d’intervention militaire partout dans le monde.
4    «Waterboarding»: une méthode de torture – donc illégale au regard du droit international – utilisée par certaines autorités américaines et qui consiste à donner à la victime l’impression qu’elle va se noyer. Le gouvernement américain ne cache pas l’utilisation de cette méthode de torture. Pourtant les alliés des USA, dont l’Allemagne, n’ont jusqu’ici pas jugé utile de se démarquer résolument de cette pratique, se rendant ainsi complices de l’emploi de cette torture.