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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°27, 12 juillet 2010  >  Désaccords à propos du traitement de la crise de l’euro? [Imprimer]

Désaccords à propos du traitement de la crise de l’euro?

Le fossé entre la politique allemande et les principes de la Loi fondamentale est devenu évident

par Jochen Scholz*

Avant la chute du Mur de Berlin déjà, la classe politique de la République fédérale s’était comportée parfois de manière particulièrement créative à l’égard de la vérité. Elle avait essayé de dissimuler un certain nombre de choses et en ce qui concerne l’assassinat de personnes publiques et nous sommes encore en plein brouillard dans plusieurs cas (p. ex. affaires Heinz-Herbert Karry, Uwe Barschel, Detlev Karsten Rohwedder, Alfred Herr­hausen).
Le «tournant» de 1989–90 a été considéré par le capital allemand comme une rupture libératrice car la prise en considération de l’intérêt général – imposée par l’exis­tence des Etats du «socialisme réel» – qui avait un effet modérateur sur la recherche du profit, semblait être devenue superflue au bout de 40 ans. Depuis cette époque, il y a un do­maine dans lequel on ment avec une effronterie sans précédent: la justification des interventions de la Bundeswehr à l’étranger. Voici comment on y est arrivé.
Après qu’eurent disparu les entraves imposées par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale et que l’Alle­magne eut retrouvé sa totale souveraineté, l’élite fortunée autoproclamée de ce pays a voulu redonner sans complexes aux forces armées leur rôle traditionnel consistant à dé­fendre ses intérêts économiques. Après tout, la classe dominante des alliés de l’OTAN et de l’UE avait donné l’exemple sans interruption de 1945 à 1990. Quand on considère l’évolution des 20 dernières années, on peut dire à bon droit que c’était sous les regards envieux de leur pendant allemand auquel elle avait coupé les ailes pendant 40 ans.
A cela se sont ajoutées les pressions exercées par le commandement de l’OTAN présentées sous l’euphémisme de «Partenariat pour la Paix». Ainsi, juste après la chute du Mur, le haut commandement de la Bundeswehr et les hauts responsables du ministère de la Défense se sont mis à réfléchir intensément à de nouvelles tâches pour l’armée qui était auparavant destinée à empêcher la guerre et qui venait si subitement de perdre son ennemi. Le résultat a été la rédaction des premiers Principes directeurs de la politique de défense de 1992 dont les réflexions principales sur la défense militaire des intérêts économiques reposent essentiellement sur un document du futur inspecteur général et président de la Commission militaire de l’OTAN Klaus Naumann.
Dès lors, il s’est agi de faire franchir à ce projet l’obstacle que la Loi fondamentale dressait contre ces ambitions de politique de suprématie, constitution qui, contrairement à celles des autres alliés, réduisait strictement le rôle de l’armée à la défense du pays. Le journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung spécialiste de politique de sécurité, Karl Feldmeyer, a écrit ce qui suit au sujet de cette particularité allemande dans le contexte de la guerre en Irak et des pressions exercées par les Etats-Unis sur le gouvernement allemand: «Ce qu’ailleurs on considère peut-être comme une ‹intervention préventive› peut apparaître comme une agression aux yeux des Allemands et c’est interdit par la Charte des Nations unies et la Loi fondamentale. […] Les Allemands n’ont pas à s’excuser de cette attitude, et surtout pas auprès de leurs alliés qui furent autrefois victimes d’agressions allemandes.» (23/11/2002)
Ce qui vient encore aggraver les choses est le fait que la population a manifestement tiré les leçons des ruptures de notre histoire: une majorité sans cesse croissante d’Allemands critiquent les engagements de la Bundes­wehr, et même y sont totalement opposés, car ils sont contraires à l’esprit et à la lettre de la Loi fondamentale.
Le dilemme, pour la classe politique, était évident. Ici les pressions du capital qui veut optimiser ses conditions d’exploitation, le cas échéant à l’aide de l’armée, et là les dispositions contraires de la Loi fondamentale qui, dans son article 20, interdit toute action politique contraire au droit. La solution a vite été trouvée, grâce à un procédé tactique des chefs militaires: dissimuler et tromper.
Tout d’abord, on a préparé petit à petit l’opinion au changement avec des interventions sous mandat de l’ONU. Après la participation de la marine à l’embargo contre la Yougoslavie dans l’Adriatique (1992), l’hôpital de campagne au Cambodge (1992), l’envoi d’une brigade logistique en Somalie (1993), la participation à la guerre aérienne contre la Bosnie avec des avions de reconnaissance Tornado (1995), la participation à la troupe d’occupation Sfor/Ifor en Bosnie-Herzégovine à la suite de l’accord de Dayton (1996), le terrain était préparé. La dernière étape de la dislocation de ce qui restait de la Yougoslavie, déjà très amoindrie, allait être plus difficile à réaliser. En effet, le détachement du Kosovo de la Serbie à l’aide des bombardements de 1999 a eu lieu en violation de la Charte des Nations unies mais elle était une condition nécessaire de l’élargissement à l’Est de l’UE et de l’OTAN.
Comme le peuple n’est pas favorable aux violations du droit international, le gouvernement fédéral rouge-vert, avec l’aide des médias dominants, a fait passer l’agression pour une «intervention humanitaire» visant à éviter un génocide. Les citoyens ne pouvaient pas s’y opposer. En effet, la Commission de la défense, la Commission des af­faires étran­gères et les directions des groupes parlementaires gardèrent le silence sur les appréciations de la situation des ministères compétents qui, jusqu’au début de la guerre, présentèrent comme une guerre civile les affrontements violents entre les forces de sécurité serbes et les rebelles kosovars où les deux camps commirent les mêmes horreurs.
Plus tard, les justifications des prolongations de mandats pour les interventions en Afghanistan obéirent au même procédé de tromperie qui s’était révélé efficace, mais à une différence importante près: son efficacité diminue considérablement. Maintenant, environ deux tiers des Allemands demandent que cesse l’intervention allemande dans l’Hindu Kuch.
L’interview de Köhler à son retour d’une visite aux troupes à Kunduz a menacé de faire s’écrouler le château de cartes des men­songes pour le tiers restant bien que le Deutsch­landfunk ait fait tout son possible pour couper les passages décisifs. Certes, le Président de la RFA n’avait fait que répéter ce qui figurait dans tous les documents stratégiques de l’Allemagne, de l’OTAN et de l’UE mais c’est justement ce que ses opposants au sein de l’actuel et du précédent gouvernement ont considéré comme une grave erreur. En effet, les stratèges du mensonge comptent sur le fait que peu de personnes prennent la peine de jeter un coup d’œil dans les livres blancs, les principes directeurs de la politique de dé­fense ou les documents de l’Alliance. En conséquence, leurs tentatives de sauve­tage don­nèrent l’impression, dans les jours qui suivirent, qu’on avait, le 23 mai 2009, confirmé un débile dans ses fonctions. Voici ce que déclarait Rupert Polenz (CDU) le 27 mai dernier au Deutschlandfunk: «Je crois qu’ici, le Président s’est exprimé de manière équivoque.»
Cependant, ceux qui croient qu’Horst Köhler a démissionné à cause des critiques venues de son propre camp pris de panique devraient être plus prudents dorénavant. En effet, son langage corporel lors de sa conférence de presse indiquait plutôt que sa décision était l’aboutissement d’une longue évolution.
N’oublions pas, au vu de la situation actuelle de la zone euro, que le spécialiste en matière de finances Hans Tietmeyer a été, entre 1990 et 1993, le secrétaire d’Etat du ministre des Finances Theo Waigel. A ce titre, il a, malgré une opposition française véhé­mente, contribué à deux changements décisifs qui imposèrent à l’Union europé­enne la politique monétaire de la Bundesbank: le Traité de Maastricht et l’Union moné­taire européenne. Les dernières décisions du Sommet de l’UE des 8 et 9 mai, influencées par la France et l’Italie, la mise en place du plan de sauvetage de 750 milliards d’euros et la décision de faire monétiser les dettes publiques par la BCE, contre la volonté du directeur de la Bundesbank Axel Weber, ont programmé des troubles qui pourraient être déclenchés par les coupes budgétaires décidées par le gouvernement fédéral le 7 juin et également par les plaintes déposées devant la Cour constitutionnelle fédérale, celle de Wilhelm Hankel, Karl Albrecht Schacht­schneider, Wilhelm Nölling et Joachim Starbatty contre l’aide financière accordée à la Grèce et celle de Peter Gau­weiler contre la Loi sur la stabilisation de l’euro [«Gesetz zur Übernah­me von Gewährlei­stungen im Rahmen eines europäischen Stabilisierungsmechanismus»].
Dans ce contexte, il convient de se rappeler trois choses. Premièrement, le Président avait refusé plusieurs fois de signer des lois non conformes à la Constitution. Au cours des dernières années, la Cour constitution­nelle fédérale a repoussé un certain nombre de lois non conformes à la Constitution. Deuxièmement, Gauweiler fonde sa plainte sur l’arrêt de ladite Cour du 30 juin 2009 contre le Traité de Lisbonne, arrêt qui, selon le constitutionnaliste de Bonn Christian Hillgruber, fixe des limites à la «dénationalisation de la République fédérale d’Allemagne». Troisièmement, Köhler a tenu, à l’occasion de l’entrée en fonctions du nouveau président de la Cour constitutionnelle fédérale, le 14 mai dernier, un discours remarquable que l’on peut tout à fait interpréter comme un avertissement à la Chancelière, qui était présente. Il y faisait allusion, en rapport avec la situation actuelle de la Grèce, à l’arrêt Brokdorf sur la liberté de rassemblement, qui remonte à 25 ans. «Derrière la décision, il y avait une aggravation du choc des opinions politiques que de nombreux observateurs considérèrent comme caractéristique d’une crise. Des centaines de milliers de citoyens qui s’opposaient à la décision – prise démocratiquement – en faveur de l’utilisation pacifique de l’énergie ato­mique manifestèrent sur le chantier de la centrale de Brokdorf et il y eut des débordements violents.» En­suite le Président cita un pas­sage des attendus de l’arrêt qui lui avait particulièrement plu: «D’importantes associations, de riches donateurs ou des médias peuvent exercer une influ­ence considérable alors que le citoyen se sent assez impuissant. Dans une société où l’accès direct aux médias et la possibilité de s’exprimer sont limités à un petit nombre d’individus, il ne reste à ceux-ci, en général, outre la participation aux activités des partis et des associations, que la possibilité d’exercer une influence collec­tive en faisant usage de la liberté de rassemblement en organisant des manifestations. Le libre exercice de ce droit apporte non seulement un antidote au sentiment d’impuissance politique et à la dangereuse tendance à la rancœur contre l’Etat. Il est également dans l’intérêt général bien compris car il permet, dans le jeu des forces conduisant à la formation de la volonté politique, l’apparition d’une résultante relativement juste lorsque tous les vecteurs se sont développés avec assez de vigueur.»
Des divergences insurmontables sur le traitement de la crise de la zone euro entre le spécialiste et la Chancelière étaient-elles une raison suffisante pour démissionner? A-t-il été, à son retour d’Afghanistan, poussé de ma­nière indue, voire contraint de signer les mesures de sauvetage décidées par l’UE? Il pourrait en avoir été tout autrement. Peut-être que Köhler avait un rôle à jouer dans la révolte – interne au parti – contre la présidente de la CDU. Ou s’agissait-il pour lui, à titre personnel, de lancer un signal fort afin de faire comprendre aux politiques qui l’entouraient la gravité de la situation? Peut-être avait-il dit trop clairement, lors de l’interview de Focus du 23 mars, qu’il existe, pour résoudre une crise d’endettement une autre solution que le sauvetage des banques, c’est-à-dire une déclaration d’insolvabilité de l’Etat, même si, en tant que chef du FMI, il avait déjà échoué avec cette proposition en 2002. Le mystère n’est pas encore éclairci.     •
(Traduction Horizons et débats)

*    Jochen Scholz est lieutenant-colonel à la re­traite de la Bundeswehr. Après des études d’histoire et de politique, il embrassa la carrière militaire. De 1962 à 2000, il fut officier de l’armée de l’air. Durant cette période, il représenta pendant 12 ans l’Allemagne au sein de commissions politiques de l’OTAN et pendant 6 ans aux états-majors multi­nationaux de l’Alliance. En outre, il fut 6 ans collaborateur du ministère allemand de la Défense.

«Dans l’économie de marché normale, si un prêteur consent un prêt qui tourne mal, il en subit les conséquences. L’emprunteur peut fort bien se déclarer en faillite: les pays ont des lois qui fixent les modalités du règlement de cette situation. C’est ainsi que sont censées fonctionner les économies de marché. En réalité, à de multiples reprises, le FMI a fourni des fonds aux Etats pour tirer d’affaire les créanciers occidentaux. Ceux-ci font donc l’hypothèse qu’il y aura, le cas échéant, une opération de sauve­tage, et sont donc moins incités à examiner de près si les emprunteurs pourront rembourser. C’est le problème de l’‹aléa moral›, des effets pervers, bien connu dans la branche de l’assurance et désormais en économie. Quand on est assuré, on a moins de raisons de faire attention, d’être prudent. Une opération de sauvetage en cas de crise, c’est comme une assurance ‹gratuite›. Les prêteurs c’est comme une assurance ‹gratuite›. Les prêteurs mettent moins de soin à trier ceux qui sollicitent leurs prêts, puisqu’ils savent qu’en cas de problème ils seront renfloués.» (p. 321 sqq.)
«Et il y a un autre point essentiel: ce que la mondialisation fait à la démocratie. Telle qu’on l’a préconisée, la mondialisation paraît souvent remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale. Les pays s’entendent dire que, s’ils n’ac­ceptent pas certaines conditions, les marchés des capitaux ou le FMI refuseront de leur prêter de l’argent. On les contraint – c’est le fond du problème – à abandonner leur souveraineté, à se laisser «discipliner» par les caprices des marchés financiers, dont ceux de spéculateurs qui ne pensent qu’au gain à court terme, pas à la croissance à long terme et à l’amélioration des niveaux de vie: ce sont ces marchés et ces spéculateurs qui dictent aux pays ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire. Mais les pays ont de vrais choix à faire, c’est à eux de dire jusqu’à quel point ils acceptent de s’assujettir aux marchés des capitaux internationaux. Ceux qui – en Asie orientale, par exemple – ont évité les rigueurs du FMI ont obtenu une croissance plus rapide, davantage d’égalité et une plus forte réduction de la pauvreté que ceux qui ont obéi à ses ordres. Puisque des décisions différentes affectent différemment diverses catégories, il incombe au processus politique – et non aux bureaucrates internationaux – de choisir entre les options. Même si la croissance devait en souffrir, c’est un coût que beaucoup de pays en développement sont peut-être prêts à payer s’il leur permet de créer une société démocratique et équitable, tout comme de nombreuses sociétés actuelles jugent bon de sacrifier un peu de croissance pour un meilleur environnement. Tant que la mondialisation sera présentée comme elle l’a été, elle sera un asservissement. Il est donc naturel que certains lui résistent, notamment les asservis.» (p. 387 sqq.)

Source: Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard 2002,    ISBN 978-2-253-15538-6