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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°41, 17 octobre 2011  >  L’«Europe des Nations» – une autre manière de penser [Imprimer]

L’«Europe des Nations» – une autre manière de penser

ab. Le livre déprimant de Timothy Snyder intitulé «Bloodlands –Europe between Hitler and Stalin» a toutes les qualités pour nous faire enfin entamer l’analyse des décennies décisives du siècle passé. Nous autres Occidentaux devons réfléchir aux deux camps, étant donné que l’Internationale socialiste fut le résultat d’un débat mené sous nos latitudes. Les erreurs de la politique de grande puissance, de la planification de grande envergure réalisée au mépris des hommes et des peuples, ont apporté tant de souffrances indicibles qu’aujourd’hui, nous devrions être immunisés. Nous le serions peut-être davantage si les tenants et aboutissants de l’époque avaient été analysés. Or, ne sommes-nous pas en train de faire des erreurs similaires aux conséquences imprévisibles?
Des historiens suisses tels que Jean-Rodolphe von Salis, qui ont fait leurs études pendant l’entre-deux-guerres et qui furent, pendant les années de guerre, contraints de prendre leurs responsabilités, avaient mois après mois sous leurs yeux les conséquences dévastatrices de ces erreurs. Leur manière de penser était caractérisée par le même sérieux que celui que manifestait la majorité de la population – un sérieux dont nous, qui n’étions à l’époque que de jeunes enfants, nous souvenons encore comme si c’était hier. Dans son ouvrage intitulé «Hitlers Krieg und die Selbstbehauptung der Schweiz 1933–45» (La guerre de Hitler et la volonté d’indépendance de la Suisse de 1933–1945) Gotthard Frick fait revivre très précisément cette mentalité.
Le 8 février 1940, von Salis se vit confier par le président du Conseil fédéral Marcel Pilet-Golaz la mission de rédiger pour Radio Beromünster un compte-rendu hebdomadaire de la situation dans le monde, appelé «Weltchronik» («chronique du monde»). Il fut pleinement conscient de sa responsabilité. Ses comptes-rendus se caractérisaient par la fiabilité et un grand équilibre entre le pour et le contre, si bien que même les mouvements de résistance des divers pays européens en tinrent compte dans leur action. «En temps de guerre, les paroles ne sont pas de la littérature. Elles engagent beaucoup plus leur auteur qu’en temps de paix, car elles sont une arme dangereuse. Leur diffusion hebdomadaire a un effet sur le moral et la formation de l’opinion des auditeurs. Cette chronique du temps de guerre représentait une aventure spirituelle. Je souhaite à tout historien qu’il ait une fois dans sa vie l’occasion de commenter publiquement l’histoire en train de se faire.» Et von Salis d’ajouter: «L’issue du drame nous était encore inconnue.»
Le 10 mai 1940, Jean-Rodolphe von Salis se rendit à Paris pour prendre connaissance, lors d’entretiens personnels, de l’attitude des élites intellectuelles et politiques françaises face à la menace allemande plus nette de jour en jour. «Le matin de mon départ pour Paris, le 10 mai, je reçus un appel téléphonique m’apprenant que l’Allemagne avait attaqué les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg.» C’était le jour de la mobilisation générale en Suisse.
Les relations entre la Suisse et la France étaient étroites, pas seulement à cause de la langue commune. De Gaulle, Français du Nord, était familier aux Suisses également en raison de sa personnalité. «En matière de politique intérieure et extérieure, l’attitude de de Gaulle est celle d’un Français du Nord, d’un homme né à Lille, dans la région frontalière avec la Flandre, qui a été depuis des siècles le théâtre d’invasions, de guerres, de batailles décisives. Cela a eu pour conséquence que la population n’a pu surmonter les tempêtes de l’histoire que grâce à une discipline puritaine et au travail.»
C’est avec une empathie extraordinaire que von Salis esquisse les grandes lignes d’idée d’«Europe des nations» de Charles de Gaulle à laquelle il faut de nouveau réfléchir aujourd’hui.
Pour les deux personnalités, «les limites tracées par l’expérience humaine, par le bon sens et par la loi» sont une base fondamentale qu’il ne faut jamais abandonner. Toutes les deux –comme tant d’autres – exprimèrent leur méfiance face à la «démesure et à l’abus de pouvoir» des années trente et défendirent les valeurs qui leur étaient chères: l’expérience historique, la raison, le sens des limites et la modération.
Ne sommes-nous pas, actuellement, en ces temps de crise économique mondiale, dans une situation semblable où l’issue du drame est encore inconnue? Où les recettes toutes faites ne peuvent nous aider? Où l’expérience historique, la raison, la mesure et le respect des valeurs éthiques doivent nous aider à trouver une voie praticable pour tous les peuples égaux en droits?
Il vaut la peine de prendre l’idée d’Europe des Nations comme point de départ d’une réflexion sur une voie nouvelle permettant de sortir de la politique de contrainte et d’exploitation mutuelle, de domination et de subordination. Et nous ne pourrions que profiter du sérieux et du sens des responsabilités que manifesta la génération qui vit de ses propres yeux à quoi avait abouti la folie de la politique de grande puissance.
Von Salis quitta Paris le 17 mai 1940 par le train de nuit. Les Allemands avançaient sur la capitale et la France fut occupée. Après une nuit agitée, le train atteignit la frontière suisse aux Verrières. «Sur le quai, je vois deux ou trois officiers suisses vêtus de leur capote gris-vert, le casque sur la tête. A ma surprise, l’un d’eux m’adresse la parole: c’est un confrère zurichois.» Ils boivent en vitesse une tasse de café et échangent quelques propos à la hâte. Après la guerre, à l’Université de Zurich et jusqu’à leur retraite, ces deux historiens ont enseigné l’histoire avec un soin minutieux à plusieurs générations d’étudiants et de doctorants, leur donnant des repères pour l’avenir: respect des individus et des peuples, des pays et des cultures, modération, conception de l’histoire fondée sur la personne, sur l’accord entre spécialistes et conçue comme une création de toutes les nations et de tous les peuples. Nombreux sont ceux, y compris l’auteure de ces lignes, qui leur en sont reconnaissants aujourd’hui encore.    •

 

«Le chef de la Résistance m’a expliqué que le mouvement clandestin tchèque était en liaison constante avec le gouvernement en exil à Londres qui diffusait parfois des rapports très optimistes sur la situation. Quand le mouvement était invité à effectuer certains actes de sabotage contre la force d’occupation sur la base d’une évaluation favorable de la situation de la part de Londres, il s’était fixé pour règle d’attendre mon commentaire du vendredi soir sur Radio Beromünster. Lorsqu’il était défavorable, le mouvement renonçait à l’opération. Inversement, une évaluation favorable de la situation du moment était suivie de l’ordre d’effectuer l’opération. Ainsi j’exerçais une certaine influence sur les décisions de la Résistance.

Source: J. R. von Salis, Kriege und Frieden in Europa, p. 136

«Une des idées fondamentales du Général concernant l’histoire était que les régimes politiques, les structures sociales et les idéologies ne sont que des formes extérieures que les Etats et les peuples se donnent au cours de l’histoire et que leurs racines et leurs intérêts permanents sont plus forts que tous les bouleversements et que même les mouvements révolutionnaires retrouvent nécessairement peu à peu les voies de l’histoire nationale.»

Source: J.R. von Salis: Kriege und Frieden in Europa, p. 234