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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°30, 2 août 2011  >  «Comme une difficulté d’être …» [Imprimer]

par Olivier Delacrétaz, Lausanne

«Je sens comme une difficulté d’être.»
Fontenelle (1657–1757), sur son lit de mort

Tandis qu’Ethan Fontannaz, gymnasien à La Cité, sort du bâtiment principal, son portable joue quelques notes de Mozart façon techno. Un «ami» de facebook (il en avait cinq cent quarante-sept en début de matinée) lui annonce, en même temps qu’à mille quatre cent treize correspondants, une mégateuf [grande fête, ndlr.] à Sauvabelin. Pourquoi pas …?
Ethan vient de recevoir sa dernière leçon de géographie avant le baccalauréat. Cette année, ils ont étudié la génétique des populations, la tectonique des plaques et les agglomérations métropolitaines. Ses «activités» en géographie ont consisté à copier et coller dans un dossier les données de Wikipédia sur le café solidaire, le chocolat équitable et les bananes plus justes. Leur enseignante met la dernière main à sa thèse de géographie sociale, «Le tourisme, stade ultime de l’impérialisme».
Aux termes de la loi scolaire, l’enseignement de la géographie a pour but de susciter chez l’apprenant une compétence sociétale fondée sur une approche ethniquement décentrée d’un monde multiple et menacé. Ils ont travaillé sur des cartes qui plaçaient le Sud en haut, pour briser la supériorité de l’Europe, présentée subrepticement comme une réalité scientifique par la cartographie traditionnelle.
Dans la même attitude altérocentrique, la commission fédérale de géographie GeoHarmoS a «problématisé» les connaissances «locales», de façon à s’élever d’emblée aux notions générales. Ainsi propulsé dans l’universalité, Ethan définit sans faute un confluent ou un bloc erratique, un ubac ou un adret; il sait ce qu’est une zone inconstructible aux termes de la loi sur l’aménagement du territoire. Mais il n’est jamais allé aux Sciernes-Picats ni aux gorges de l’Arnon, il n’a jamais vu la Tine de Conflans ou la Pierre à Camboz. Dans l’esprit des auteurs de la méthode, son savoir en sera d’autant plus objectif. Il est vrai que l’enseignement «traditionnel» ne s’intéressait pas davantage à ces hauts lieux vaudois, traitant la géographie dans une perspective fédérale, avec les accents principaux sur le Finsteraarhorn, les cultures du Seeland et le pont de Lucerne.
Pour ce qui est de sa géographie personnelle, Ethan possède quelques points de repères lausannois: le «Bordu», à Vidy, le Mad au Flon, le D!Club … ainsi que Sauvabelin où il se rend présentement. Le reste ne l’intéresse guère: l’Est lausannois est une grande propriété arborisée, somptueuse et inaccessible; l’Ouest, un Far-West italo-africano-balkanique hostile; le Nord, au delà du Chalet-à-Gobet, un no man’s land brumeux que la presse nomme arrière-pays et qu’il imagine semblable au Marais des Morts.
Ethan arrive au Château. Ce bâtiment n’évoque rien pour lui. Il croit que saint Maire était un syndic bien-pensant. Car il en va de l’histoire comme de la géographie: une année sur l’usage de la chimie dans l’étude des cartulaires, une année sur la démythification des lacustres et un mémoire sur le devoir de mémoire. L’histoire générale, il la ressent confusément comme une ligne droite ascendant de la barbarie des cavernes à la Déclaration des droits de l’homme.
L’histoire suisse? Durant une période d’éducation à la citoyenneté, on leur a présenté un digeste allégé du Rapport Bergier. Quant à l’histoire vaudoise, il en sait moins encore, s’il est possible. Il passe devant la statue de Jean Daniel Abraham Davel, sans savoir que c’est le Major. Pierre de Savoie? La baronnie de Vaud? L’invasion bernoise? Jules Muret? Capo d’Istria? Jamais entendu parler …
A vrai dire, il ne se sent ni Suisse, ni Vaudois. Les mœurs locales ne lui sont pas familières. Il leur préfère les mœurs extraverties des Sud-américains. Quand l’équipe suisse de football gagne un match, il s’essaie à le fêter à la brésilienne: cris (discrets), coups de klaxon (bien tempérés), tentatives maladroites de déhanchement sur un rythme de samba.
Quant à la cuisine du pays, les girons des chorales, l’accent et l’humour du terroir, les anecdotes vaudoises, tout cela l’indiffère, le gêne parfois. Ramuz lui paraît se mouvoir lourdement dans un monde bien moins crédible qu’un jeu vidéo. Il laisse derrière lui le Major s’adresser inlassablement à une foule indifférente.
Son père, tôt enfui du foyer conjugal, ne lui a jamais conté la saga familiale, cet ensemble de souvenirs qui relie chaque enfant à un passé plus ou moins mythique et plus ou moins embelli. Sa mère, d’origine vénézuélienne, s’est repliée sur ses compatriotes exilés. Ethan n’a jamais été soumis par ses oncles et tantes à ces jugements plus ou moins arbitraires qui sont l’humus de la personnalité. On n’a jamais dit de lui: «C’est bien un Fontannaz, il est aussi menteur que le cousin Ernest!», ni décrété souverainement qu’il avait «le menton et les oreilles de son arrière-grand-mère Pearl».
Il ignore que cette Pearl, née Bossy, issue d’une riche famille de minotiers, sauva le domaine familial de la faillite grâce à une dot de 30 000 francs. Il ignore que son grand-oncle (ce fameux Ernest, qui ne mentait pas plus que les autres, mais d’une manière plus créative) avait repris l’exploitation agricole sans enthousiasme – la terre est basse – avant de vendre à des promoteurs et de partir dans les îles. Il ignore tout autant l’existence de son petit-cousin, colonel de carrière, de sa grand-tante, mariée quatre fois et restauratrice à Zermatt, et de son oncle dessinateur à Boston. Tout ce chatoiement familial est absent de son paysage mental. Il ne sait pas où son père a rencontré sa mère. Il ne sait à vrai dire même pas où il est né. Il n’en souffre pas, n’ayant jamais appris à avoir envie de savoir.
On ne lui a jamais dit que les Fontannaz étaient originaires de Bex. Peu importe d’ailleurs, la notion d’origine ayant perdu toute portée patrimoniale et administrative. La notion de nom de famille suit le même chemin et, dans la tribu indistincte et changeante de ses fréquentations, un prénom – généralement abrégé – est largement suffisant.
A l’arrêt de bus de la Barre, il entend la Cathédrale sonner douze. Ces «sons lourds d’airain» n’évoquent rien pour lui. Il est incroyant par défaut de formation religieuse, moins agnostique ou athée que religieusement atone. Pour dire vrai, il ne voit pas où est la question. La paroisse à laquelle il est rattaché administrativement a été fusionnée avec deux autres. Le pasteur ne réside pas sur le territoire paroissial, mais fait des visites quand les fidèles le lui demandent. Ethan n’envisage pas de le faire.
Il descend du bus, arrive au Lac, son portable sonne: les «organisateurs» de la teuf sont descendus au «Bordu» pour un botellon. Ce procédé aurait semblé cavalier à la génération de ses grands-parents. Lui y est indifférent, il ne procède pas différemment. Il va probablement les rejoindre. Ou peut-être que non.
Il s’assied sur un banc. Comme chacun de nous, il se trouve à l’intersection des lignes de l’espace et du temps. Mais ses lignes à lui s’évanouissent à peine tracées: son espace, c’est ici, juste ici. Son temps, c’est maintenant. Il met ses écouteurs, demande au hasard de choisir une musique sur son baladeur, laisse aller ses muscles, ses oreilles et ses yeux. A la limite de l’existence, il flotte dans une bulle amniotique d’éternité fade …    •

Source: La Nation, no 1919 du 15/7/11