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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°34, 31 aoÛt 2009  >  La politique de guerre allemande vue d’Argentine [Imprimer]

La politique de guerre allemande vue d’Argentine

par Osvaldo Bayer

gl. Quand on vit en Allemagne, on oublie peut-être facilement que son propre pays fait la guerre à l’un des pays les plus pauvres du monde, l’Afghanistan, et, en pleine crise économique, dépense de l’argent pour l’armement, comme s’il n’y avait pas de tout autres problèmes à résoudre. Sans parler du caractère honteux de cette guerre, qu’à l’étranger on perçoit bien comme telle.
Un point de vue venu de l’étranger et qui n’a pas été dénaturé par le robinet d’eau tiède de nos médias peut être très salutaire sous ce rapport. Le journaliste et écrivain argentin Osvaldo Bayer a fait cet été un voyage en Europe. Son article «Du Puma au bombodrome» a paru le 18 juillet dernier dans le grand quotidien argentin «Página 12». Ci-dessous des extraits de cet article, traduits à partir de la version allemande.

Eh oui, le colonialisme laisse toujours des traces. A notre corps défendant, nous croyons, débarquant en Europe, quitter le domaine de l’absurde pour celui du rationnel. Ou pour le dire de manière plus soft, sur le mode littéraire, nous passons de Garcia Márquez et Juan Rulfo à Kant et Descartes. Que le lecteur s’imagine donc mon trouble, moi qui me croyais paré contre toute surprise, lorsque je suis tombé dès mon premier matin en Europe sur un titre du quotidien Generalanzeiger de Bonn: «Des milliards pour l’armement». Je ne pouvais pas y croire. Et pourtant c’est vrai: «Le Parlement fédéral a voté un crédit de plusieurs milliards d’euros pour l’armée. Entre autres, 3,1 milliards iront à l’achat de 405 nouveaux chars de combat Puma.»
L’homme n’a rien appris, me dis-je, rien qu’en pensant au nombre énorme de victimes. Des millions de jeunes gens tués, au cours de la Seconde Guerre mondiale, pour rien, absolument rien. Des ruines, la faim, des humiliations. Et maintenant 3 milliards pour des blindés. C’est ce qu’on appelle l’être humain. Un pays qui compte plus de cent universités et des écrivains comme Erich-Maria Re­marque et son livre «A l’Ouest rien de nouveau» où tout est dit sur la philosophie des armes, le plus beau produit de la bêtise humaine. Je relis. La nouvelle fait le gros titre du journal et la plus importante information de la rubrique économique. L’économie... il me vient un rire sarcastique. Le ministre de la Défense, le chrétien-démocrate Franz-Josef Jung, un chrétien-démocrate, je le répète, membre d’une coalition chrétiens-démocrates/sociaux-démocrates. J’écris ces derniers mots avec un doute marqué et une légère ironie. Ce monsieur a eu les paroles suivantes, lourdes de sens: «J’espère et je souhaite que l’industrie allemande de l’armement remplira son contrat et que les Puma pourront être acheminés en Afghanistan.»
Donc, en Afghanistan, en plus. Et une nouvelle question m’assaille: «Qu’est-ce que l’Allemagne a à faire en Afghanistan?» Réponse: c’était un accord passé avec les USA à l’époque de Bush... (tout est dit, je crois.) [...]
Le lendemain le gros titre du même journal est de la même eau: la «Médaille de la bravoure» est décernée à quatre soldats alle­mands engagés en Afghanistan. Oui, une nouvelle décoration, dont la forme rappelle la Croix de fer, la célèbre distinction créée en 1813 par Frédéric-Guillaume III pendant la guerre contre Napoléon, pour les soldats qui avaient montré leur «bravoure face à l’ennemi.» La Croix de fer fut également décernée en 1870, à l’occasion de la guerre contre la France, en 14-18 pendant la Première Guerre mondiale et enfin par Hitler durant celle de 39-45. Cette décoration est maintenant décernée par la Chancelière Angela Merkel (femme et chrétienne-démocrate, il me semble) qui a déclaré «qu’une armée engagée dans des combats a besoin de telles distinctions». Le décret portant création de la «Croix d’honneur récompensant la bravoure» – c’est son nom actuel – est décerné en récompense d’une «bravoure extraordinaire dans l’accomplissement du devoir». Et mon pessimisme s’est encore accru, j’ai frôlé la dépression, lorsque le facteur – oui, il y en a encore – m’a apporté le lendemain matin un catalogue présentant 70 pages de tops européens en matière d’idées-cadeaux ou d’objets de collection. La couverture portait effectivement la photo d’un blindé miniature accompagnée de ce texte charmant: «Prenez le commandement du légendaire char d’assaut Tiger 1, maintenant avec une fonction infrarouge.»
Je ne peux en croire mes yeux. Mais tout est expliqué. La place me manque pour décrire toutes les fonctions de ce «char d’assaut de collection» exposées dans le catalogue. Même si c’est un témoignage incomparable pour notre temps. En voici les principaux extraits: «Tout vous obéit au doigt et à l’œil! C’est vous qui commandez à bord du blindé Tiger 1, une reproduction absolument exacte du Tiger 1 sous contrôle radar! [...] Un jouet qui enthousiasmera petits et grands! [...]»
Mais laissons là les jouets. Dans la «Frankfurter Rundschau» du 13 juillet, j’ai lu le titre suivant: «Pistolets et revolvers: nos nouvelles exportations-phares».
Dans le corps de l’article: «L’exportation et l’importation légales d’armes de petit calibre: pistolets, revolvers, mais aussi fusils, ont augmenté de 653 millions de dollars au cours des 6 dernières années. Ce qui porte le volume total du commerce des armes à feu, munitions incluses, à 1,3  milliards de dollars. Si l’on y ajoute le marché noir, le volume devrait atteindre 6  milliards de dollars. Près de la moitié du commerce légal est effectuée par les USA. Suivent l’Italie, l’Allemagne, le Brésil et l’Autriche. L’Italie pour ses ventes d’armes sportives, l’Autriche pour les pistolets. La Chine a multiplié par 20 ses exportations d’armes depuis 2000. La Russie n’est pas comprise dans ce décompte, car les chiffres ne sont pas connus. Les bénéfices réalisés grâce aux ventes d’armes ont doublé au cours des six dernières années.»
Assez. Si nous comparions les dernières statistiques d’enfants affamés, de peuples victimes de la violence et en exode perpétuel, nous n’arriverions plus à comprendre où va au juste l’être humain. Prenons seulement les dernières statistiques de la Banque mondiale, rien que celles-là. Cette année, selon ses dernières prévisions, 400 000 enfants pourraient connaître une mort prématurée du fait de la crise actuelle.
Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi ceux qui réagissent. Ceux d’en bas. Un jour plus tard, une autre nouvelle. Une qui nous permet de ne pas abandonner tout espoir. La véritable démocratie, celle qui est faite par la base, dans la rue. Le ministère allemand de la Défense abandonne son grand projet de «bombodrome», à 80 km de Berlin. On avait commencé d’y construire, sur un vaste terrain, le dit «bombodrome», où la Luftwaffe voulait s’entraîner au largage de bombes et aux bombardements aériens. Mais les gens de la région ont réagi. D’abord les femmes, qui ont commencé à descendre dans la rue avec l’initiative «Lande libre». Pas d’exercices militaires et surtout pas aériens. Les gens de là-bas ont lutté pendant des années, occupé le terrain, résisté à toutes les tentatives de réquisition du gouvernement. Non. Pas ici. Leur lutte a duré 17 ans. Finalement le Ministère a annoncé d’un ton glacé que le projet était abandonné. Le peuple a vaincu. Les gens du coin. Sans armes. En s’engageant avec leurs corps et leurs mots. Non aux bombes. A la place du «bombodrome» il y aura des blés, des arbres fruitiers, des oiseaux, de la nature, des couleurs, des jeux pour les enfants. N’en disons pas plus. Espérons que bien d’autres suivront cet exemple. Sans colts ni blindés, même sous forme de jouets. Quand j’irai à Berlin, je porterai des fleurs sur la tombe de Erich-Maria Remarque, le pacifiste convaincu, et aujourd’hui je remettrai les ouvrages de Kant à ma place préférée dans ma bibliothèque, celle qui est dédiée à la «Paix éternelle».    •

Traduit par Michèle Mialane, révisé par
Fausto Giudice, www.tlxcala.es