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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°4, 1 fevrier 2010  >  Les indigènes de Bolivie: combatifs, tenaces et pleins d’espoir [Imprimer]

Les indigènes de Bolivie: combatifs, tenaces et pleins d’espoir

par Gerhard Dilger*

C’est à Santa Cruz, la métropole des plaines orientales, que la division de la Bolivie est la plus criante. L’élite blanche y résiste aux efforts de réforme du président Evo Morales par des blocus et du racisme. Visite à Plan Tres Mil, l’arrondissement pauvre de la ville.

La colonne de minibus s’immobilise. Des échoppes misérables en bois et en tôle bordent les deux côtés de l’artère poussiéreuse. On arrive enfin au giratoire de la Rotonda, au coeur de Plan Tres Mil, l’immense secteur pauvre de la ville de Santa Cruz. Sur la place, une poignée de palmiers hirsutes luttent pour leur survie. La bannière des indigènes ou huipala, un damier multicolore de 49 carrés, est plantée sur une colonne de béton. Au-dessus flotte le drapeau tricolore de la Bolivie. La symbolique est claire: l’arrondissement est contrôlé par les partisans d’Evo Morales, premier président indien de la Bolivie. Selon la nouvelle Constitution, ce pays sud-américain se nomme désormais «Etat plurinational de Bolivie».

La ville ou l’émigration

Le virage à gauche pris par Evo Morales depuis bientôt quatre ans se heurte à de vives résistances. Les riches et une bonne partie de la classe moyenne urbaine craignent pour leurs privilèges. La bourgeoisie blanche de Santa Cruz s’oppose de façon particulièrement virulente à la politique du gouvernement central. Emmenée par de grands propriétaires fonciers, elle revendique une large autonomie. En septembre 2008, l’épreuve de force a failli déboucher sur une guerre civile. Au premier abord, rien n’apparaît de ce conflit à Plan Tres Mil. Les échoppes qui entourent la Rotonda vendent denrées alimentaires, quantité de DVD et de CD piratés, articles de ménage et d’hygiène, papeterie, vêtements, chaussures… «Les affaires vont mal», se plaint Remigia Miguel, une solide Indienne de 45 ans à la longue tresse noire. «Les vendeurs de chaussures sont toujours plus nombreux.» Cette mère de neuf enfants gagne moins que son mari employé chez un tailleur. «Dans la confection, c’est aussi difficile, parce qu’il y a tellement de vieux habits importés des Etats- Unis.» A 18 ans, elle est descendue des hauts plateaux avec sa famille dans l’espoir de trouver à Santa Cruz du travail et une vie meilleure. Entretemps, quatre de ses frères et sœurs ont émigré en Espagne.

Importants programmes sociaux

A Santa Cruz, de nombreux habitants installés de longue date traitent avec mépris les nouveaux arrivants à peau foncée, qu’ils appellent collas, d’un nom d’une ethnie andine. Ces dernières années, parallèlement à l’avènement d’Evo Morales, les cambas – les habitants «authentiques» de la ville – ont affiché leur racisme toujours plus ouvertement. Remigia Miguel le ressent quand elle vend des chaussures dans la vieille ville coloniale. En général, l’hostilité est silencieuse, mais il lui arrive aussi de se faire injurier.
Ses problèmes, Remigia ne veut pas en rendre responsable le chef de l’Etat: «Les politiciens d’ici ne le laissent pas gouverner.» Elle énumère au contraire les trois principaux programmes sociaux mis en œuvre par le gouvernement Morales : «Maintenant, il y a des allocations pour les enfants scolarisés et les femmes enceintes, et les vieux reçoivent une rente plus élevée.» Si l’Etat a pu financer ces mesures, c’est parce qu’il a fortement augmenté sa part aux exportations de gaz naturel, dans le cadre de la politique de nationalisation. Alors que cette part se chiffrait à 27 % des bénéfices il y a quatre ans, elle atteint aujourd’hui entre 65 et 77 % selon le site d’exploitation.

Plan Tres Mil: plus de cent quartiers

L’origine de Plan Tres Mil remonte à 1983. Après une inondation catastrophique, la municipalité avait dû réinstaller 3000 familles dans une zone située à douze kilomètres au sud-est du centre-ville. María Zabala Cortez, âgée aujourd’hui de 72 ans, s’en souvient. Présidente du premier conseil de quartier, elle a lutté pour obtenir des bus, de l’eau potable et des écoles. Elle a nourri une famille de onze personnes avec son salaire de blanchisseuse dans un hôtel et un hôpital. «C’était une période difficile. Mon mari était menuisier. Ensuite, nous avons cuit du pain et ouvert une petite pension. Mes neuf enfants ont fait des études», raconte-t-elle fièrement.
La famille a quitté la cabane en bois pour s’installer dans une maison en dur, spacieuse, avec une jolie cour intérieure. Aux dires de Mme Zabala, un prêtre espagnol a fait davantage pour la région que tous les politiciens réunis. Chômage et criminalité sont aujourd’hui les principaux problèmes. «C’est la faute aux politiciens locaux, mais aussi au gouvernement central. Ils se bloquent réciproquement», dit-elle pour stigmatiser la polarisation qui sévit à Santa Cruz.
Avec plus de cent quartiers, Plan Tres Mil est le pendant de la ville d’El Alto, au-dessus de La Paz. Ceux qui y vivent – entre 250 000 et 300 000 personnes, on ne sait pas exactement – sont presque tous des indigènes pauvres venus des zones rurales. Cette catégorie représente deux tiers de la population du pays. Mais tandis qu’El Alto a déjà vu s’installer un certain nombre de petites et moyennes entreprises, Plan Tres Mil reste avant tout une cité-dortoir. La majorité de ses habitants travaillent dans les secteurs plus aisés de Santa Cruz.

La résistance des indigènes

Les infrastructures de Plan Tres Mil laissent aussi à désirer: les rues asphaltées sont rares et le système de santé précaire. Comme la municipalité ne transmet qu’une petite partie de ses recettes au parti gouvernemental «Mouvement vers le socialisme», la base tente d’instaurer sa propre administration du secteur, explique Alex Guzmán, rédacteur en chef du quotidien local de gauche El Guaraní. «La bureaucratie, des partisans corrompus et un député incompétent l’en ont empêchée jusqu’ici », regrettet-il. Le gouvernement central a tout de même soutenu la réalisation d’un réseau d’eaux usées, d’une université polytechnique et d’une halle de gymnastique. La construction d’un marché couvert est également prévue.
«De même que la guerre du gaz à El Alto avait entraîné la chute du président néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003, la résistance de Plan Tres Mil a été décisive dans la défaite des autonomistes il y a une année», constate Domingo Faldín, soulignant ainsi la portée nationale de l’esprit combatif des habitants. Ce travailleur social remuant implique des adolescents locaux dans l’organisation de projets culturels: «Cela fortifie leur confiance en soi. Et quelque chose d’analogue se produit dans toute la Bolivie depuis qu’Evo gouverne.»

Un président modèle et porteur d’espoir

Les ateliers de Domingo Faldín ont lieu dans le Centre intégré de justice (CIJ), sur la place de la Torchère, là où la flamme d’une installation gazière était le seul éclairage dans les premiers temps de Plan Tres Mil. Aujourd’hui, on y trouve un parc avec des aires de jeux. C’est l’un des rares équipements de loisirs du secteur, mais cet espace sec et sans arbres n’est pas très accueillant.
Le CIJ, dont la construction a été financée par des fonds britanniques et américains, fournit aux habitants des conseils juridiques gratuits et les aide dans leur lutte contre la bureaucratie. «Il s’agit pour nous de garantir aux plus pauvres le respect de leurs droits, à commencer par l’établissement d’un acte de naissance», explique le directeur Hipólito Díaz Sandoval. «Il n’est pas facile de gouverner quand une grande partie de l’appareil d’Etat est héritée du passé et que la droite raciste bloque tout ce qu’elle peut», soupire ce fonctionnaire.
Dehors, sur le trottoir, le cordonnier Diego Huaniquina passe sa journée à réparer des objets en cuir et à vendre des souliers qu’il confectionne le soir à la maison. «Autrefois, je travaillais dans une fabrique de chaussures à Cochabamba, raconte-t-il, mais il ne me restait qu’une petite partie de mon salaire.» M. Huaniquina est membre d’une coopérative qui espère obtenir un mandat lucratif du gouvernement. L’idée est de produire en Bolivie des bottes militaires, actuellement importées à grands frais de Suisse. Le gouvernement envisage d’octroyer à la coopérative un crédit pour l’acquisition des machines. La Rotonda reste animée jusque tard dans la nuit. Les minibus recrachent les habitants du quartier qui travaillent durant la journée dans la «riche» Santa Cruz comme vendeurs ambulants, domestiques ou gardiens. Pour la plupart d’entre eux, Evo Morales – que sa ténacité a porté au sommet de l’Etat – reste un modèle et une source d’espoir. Mais ils savent aussi que le chemin vers une vie meilleure est semé d’embûches.    •

Source: Un seul monde, 12/09. www.dsc.admin.ch

*Gerhard Dilger est journaliste indépendant basé à Porto Alegre, dans le sud du Brésil. Il est correspondant pour l’Amérique du Sud de plusieurs médias germanophones, dont le quotidien «taz» à Berlin, le service de presse évangélique allemand et la «Wochenzeitung» à Zurich.