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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°45, 14 novembre 2011  >  Le pays a besoin d’une meilleure école [Imprimer]

Le pays a besoin d’une meilleure école

ah. Qu’il s’agisse des comparaisons internationales PISA,1 de l’étude TIMSS2 ou des tests nationaux destinés à comparer les résultats des élèves, toutes ces recherches veulent comparer ce qui n’est pas comparable. Les situations culturelles des pays européens, les systèmes éducatifs, les programmes sont trop différents pour que l’on puisse les comparer avec des moyennes statistiques. Les élèves suisses de 15 ans abordent telle matière avant et telle autre après les élèves allemands ou français du même âge. Qu’est-ce que ces statistiques nous apprennent sur la qualité de l’enseignement? Et pourtant on mesure tous les élèves à la même aune. Le problème réside donc dans la méthode, mais également dans l’intention qui se cache derrière ces tests. La tentative de mesurer les systèmes scolaires au moyen de normes internationales ne tient pas compte des différences de cultures, de systèmes politiques, de traditions éducatives, d’intérêts et de besoins des différents pays et les réduit à des normes européennes. S’agit-il sérieusement d’améliorer l’école, ses contenus et ses méthodes ou d’affaiblir la souveraineté des Etats nations en matière d’éducation afin de créer un espace économique et scolaire européen obéissant aux diktats de la Commission européenne et de l’OCDE? Le Rapport 597 de l’Université de Brême conclut que les comparaisons internationales des enquêtes PISA et la réforme de Bologne sont des instruments de «soft power» qui ont permis aux pays européens de transformer l’Etat («transformation of state») notamment au moyen de normes communes («standard setting»). L’auteure du Rapport s’étonne que la Suisse, avec sa démocratie directe solide, ait opposé si peu de résistance.3 En introduisant en 2005 les articles sur l’éducation dans la Constitution, on a effectivement réduit les compétences des cantons et augmenté considérablement celles de la Confédération en matière d’éducation de manière à ce que le système scolaire suisse puisse être unifié conformément aux normes européennes.
Dans de nombreux pays d’Europe, le «choc» PISA de 2000 a déclenché une vague de réformes et entraîné une soumission obséquieuse à l’UE et à l’OCDE. Des Länder traditionnellement conservateurs comme le Bade-Wurtemberg et la Bavière, qui ont obtenu de très bons résultats, ont pourtant été contraints d’adopter les normes scolaires de l’UE et de procéder aux mêmes réformes que les Länder qui avaient obtenu de mauvais résultats. Des réformes alors qu’on obtient les meilleurs résultats? Est-ce logique? Qu’il s’agisse de choisir entre la division du secondaire en trois types d’établissements (Gymnasium, Real­schule, Hauptschule) et le collège unique (Gesamtschule), entre l’enseignement collectif et l’enseignement individualisé, entre l’apprentissage constructiviste et l’apprentissage guidé, etc., on se livre toujours à de vaines disputes plutôt qu’à des discussions scientifiques ouvertes et réfléchies sur ce que le système scolaire et l’enseignement devraient être pour le bien des élèves.
Le fait est que – malgré tous les progrès accomplis ces dernières années – nous pouvons parler de situation désastreuse de l’école. Les élèves ne possèdent pas de connaissances de base systématiques en mathématiques et en sciences, ils ne maîtrisent pas leur langue, ils manquent de culture générale et la situation ne cesse d’empirer. Ceux qui se destinent aux études universitaires ne possèdent pas le bagage nécessaire. Les universités et les hautes écoles ont introduit des examens d’entrée parce qu’elles ne peuvent plus compter sur le fait que les élèves des écoles secondaires ont obtenu les résultats nécessaires. On peut en conclure que le système éducatif ne fonctionne plus comme un tout structuré dans lequel chaque degré peut se reposer systématiquement sur le précédent (le secondaire sur le primaire et le supérieur sur le secondaire). Comment s’étonner alors que l’on manque d’ouvriers qualifiés et d’ingénieurs?
Les raisons de cet échec sont certainement diverses. Mais PISA, TIMMS et les autres études statistiques – c’est dans leur nature – ne nous sont d’aucun secours car elles ne nous apprennent rien sur les raisons de cette situation catastrophique ni sur les moyens d’y remédier.
A la fin des années 1990, lorsque le processus de Bologne a débuté, on a déclaré fièrement qu’il représentait pour l’école un changement de paradigme capital orienté vers l’avenir: on abandonnait la tradition fondée sur l’input pour passer à une conception fondée sur l’output. C’est-à-dire que les contenus et les méthodes d’enseignement ne devaient plus reposer sur le caractère systématique des domaines du savoir, par exemple la science physique pour les contenus et les méthodes de l’enseignement de la physique (input), mais sur les compétences que les élèves devraient posséder pour s’imposer sur le marché (output).
Certes, personne ne s’oppose à ce qu’on forme des jeunes compétents ni à ce qu’ils accomplissent des tâches qualifiées dans nos entreprises. Mais là où il n’est question que d’outputs fragmentaires axés sur l’application et les marchés, il manque l’input scientifique systématique qui pourrait conduire à une construction logique et intériorisée du savoir. A cela s’ajoute le fait que l’acquisition d’un savoir systématique n’est possible que dans un système scolaire qui aide à construire le savoir depuis ses bases jusqu’aux phénomènes plus complexes, de degré en degré. Ce n’est possible que si l’on tient compte d’inputs relevant de la pédagogie et de la psychologie développementale qui nous renseignent sur ce qu’un enfant de tel ou tel âge est capable d’assimiler afin de pouvoir, au cours de son développement, passer du simple au complexe et ainsi intérioriser une représentation du savoir systématique. Pour cela, il a besoin d’un matériel pédagogique et de méthodes d’enseignement qui permettent d’acquérir étape par étape, au cours des années et des degrés scolaires, des connaissances systématiques.
Depuis longtemps, on ne parle plus d’éducation mais uniquement de compétences axées sur l’action et l’application que l’on peut mesurer selon des normes. Est jugé bon et juste ce qui est utile pour s’imposer sur le marché. Ce concept anglo-saxon utilitariste et néolibéral qui a été imposé à grands frais dans les pays européens par la Fondation Bertelsmann est diamétralement opposé à la tradition scolaire européenne.
La question est de savoir pourquoi nous avons permis avec tant d’insouciance qu’on nous prive de notre système éducatif européen qui passait jusqu’ici pour exemplaire dans le monde; pourquoi nous avons si docilement accepté les normes de l’UE et de l’OCDE; et pourquoi nous avons laissé saper notre excellent système scolaire au point que la Suisse, comme l’Allemagne, manque d’ouvriers qualifiés et d’ingénieurs compétents.
L’éducation est davantage que la transmission d’un savoir et de compétences fragmentaires où seul compte l’output mesurable. Elle consiste – en s’appuyant sur la pédagogie et le savoir spécialisé – à structurer chez l’individu un ordre mental et affectif qui a un sens. Le fondement de l’éducation, c’est l’homme en tant que personne avec toutes les facultés qui lui permettent de connaître le monde et de l’organiser de manière responsable pour lui et autrui. Au centre de l’éducation, il y a également l’homme en tant que citoyen d’une collectivité nationale démocratique qu’il contribue à organiser et dont il est coresponsable.
Récemment, dans un article de la «Frank­.furter Allgemeine Zeitung», un philologue déplorait la disparition de l’enseignement de la littérature. A son avis, celui-ci est devenu un entraînement à la lecture, à la recherche d’informations sémantiques conformément aux normes du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) fondé sur le modèle des compétences commucatives. L’enseignement de la littérature n’est plus, essentiellement, qu’un enseignement de la communication visant à faire maîtriser des situations de communication extérieures.
Ainsi, on néglige l’éducation de l’intériorité des adolescents à travers la littérature. C’est ce que disent aussi maintenant les auteurs du CECRL et ils le déplorent. Or c’est l’enseignement de la littérature qui se prête le mieux à l’éducation de la personnalité car elle apprend aux jeunes à connaître de l’intérieur différentes conceptions de la vie, différentes valeurs, ce qui leur permet de développer leur aptitude à l’empathie. Ils apprennent à comprendre les valeurs et les conflits humains à travers l’univers intime des personnages et à élaborer des solutions. La littérature peut éduquer ce que les individus ont de plus profond et les amener à réfléchir à la justice, à la responsabilité et au sens de la vie.
Mais, comme en mathématiques, en informatique, en sciences et en technique, il faut une structure systématique. On commence par apprendre tout simplement à écrire et à lire, à comprendre des histoires faciles pour finir par aborder les grands sujets de la littérature mondiale.
Les jeunes se rendent compte qu’actuellement, on ne les prend pas au sérieux en tant que personnes. «Nous ne voulons pas être réduits au rôle de chasseurs de crédits,4 déclare une étudiante, nous voulons réfléchir en tant que personnes sociales et que citoyens de notre pays et assumer des responsabilités.» Ils veulent être encouragés et jouer un rôle en tant que personnes sociales et que citoyens. Ils veulent être qualifiés dans leur profession. Mais pour cela, ils ont besoin avant tout d’un savoir spécialisé bien structuré qui leur permette d’exercer leur métier de manière sérieuse et responsable. Or ils se rendent compte que le système éducatif actuel, utilitariste et axé sur l’output, ne leur offre pas cela.
Alors que faire? Voici quelques modestes suggestions pour le débat. Tout d’abord, il faudrait abandonner le centrage de l’école sur les normes transnationales de l’UE et de l’OCDE et revenir à une dimension nationale et économique de l’école qui soit mieux orientée vers les besoins des PME régionales afin qu’elles retrouvent des ouvriers et des ingénieurs qualifiés. Et, parallèlement, il faut abandonner l’enseignement axé uniquement sur l’output au profit d’un enseignement axé sur l’input où prédominent les critères scientifiques (et naturellement aussi pédagogiques). Les programmes, les contenus et les méthodes doivent se conformer davantage au caractère systématique des sciences de manière à permettre une acquisition du savoir adaptée à l’âge des élèves et aux différents degrés scolaires. Cela veut dire qu’il faut coordonner les programmes d’un degré à l’autre. Nous avons de nouveau besoin d’un système éducatif dans lequel tous les types d’école et les degrés scolaires s’imbriquent les uns dans les autres. C’est le seul moyen de structurer le savoir à partir des bases pour aboutir aux phénomènes complexes. En outre, et c’est important, au centre de l’enseignement on devrait trouver non pas des normes internationales figées mais des communautés élèves-maîtres dirigées par des enseignants dont l’autorité est fondée sur les connaissances, qui aiment leur métier et savent allier judicieusement l’apprentissage guidé et l’apprentissage fondé sur les découvertes des élèves.
Pourquoi ne pas reprendre les anciens manuels et voir comment on procédait autrefois … lorsque la Suisse pouvait encore être fière de ses constructeurs de ponts et de tunnels, de ses ouvriers qualifiés et de ses ingénieurs compétents?    •

1    PISA = Programme for International Student Assessment (Programme international pour le suivi des acquis des élèves)
2    TIMMS = Third International Mathematics and Science Study (Troisième étude internationale sur les mathématiques et les sciences)
3    Bieber, Tonia: Soft Governance in Education. The PISA Study and the Bologna Process in Switzerland (TranState Working Papers, No 117), Bremen
4    ECTS = European Credit Transfert System (Système européen de transfert et d’accumulation de crédits)