Horizons et débats
Case postale 729
CH-8044 Zurich

Tél.: +41-44-350 65 50
Fax: +41-44-350 65 51
Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité
pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains
18 juillet 2016
Impressum



deutsch | english
Horizons et debats  >  archives  >  2014  >  N° 23/24, 29 septembre 2014  >  La langue un pont vers autrui [Imprimer]

La langue un pont vers autrui

par Eliane Gautschi, enseignante spécialisée et psychologue, Zurich

Selon la conception personnaliste de l’homme, l’être humain se lie avec ses semblabes par le biais de la langue. Il ne s’agit pas d’un simple moyen de communication pour organiser la vie de tous les jours, c’est beaucoup plus. Dans la première moitié du siècle dernier, le psychologue viennois Alfred Adler a attiré l’attention sur le fait que la langue est un pont vers les autres. «La langue est un lien entre deux ou plusieurs personnes qui leur permet de communiquer leurs pensées. Ce chef-d’œuvre, nous le devons à la société dans son ensemble et nous comprenons qu’il n’a pu se développer que là où il y avait un intérêt pour autrui.»1 La langue nous relie aux autres, elle nous permet d’exprimer nos pensées, nos sentiments, nos intentions. Grâce aux concepts, nous pouvons saisir et structurer nos pensées. Mieux nous connaissons notre langue, mieux nous pouvons exprimer nos idées. Et nous sommes également à même de comprendre toutes les nuances de ce que dit ou écrit notre prochain. Nous pouvons ainsi dialoguer avec lui. Par conséquent, les aptitudes linguistiques revêtent une importance capitale pour le développement global de l’individu. Il est essentiel pour sa qualité de vie que l’homme maîtrise sa langue. Si l’on empêche un enfant de développer ces aptitudes, on le prive d’un instrument intellectuel important pour le développement de sa personnalité. Cette conception de la langue met en évidence que l’enseignement des langues – soit de la langue maternelle, soit d’une langue étrangère – sert à construire le fondement des relations humaines, s’il est structuré en vue de cet objectif.

La relation comme base

L’acquisition d’une langue est complexe. Certes l’enfant dispose des conditions biologiques préalables; pourtant sans environnement linguistique il ne serait pas en mesure d’apprendre une langue. Pour cela il a besoin de ses semblables. La mère2 dialoguant avec son enfant crée un premier monde d’expériences commun. Elle interprète son comportement et y réagit. Ainsi elle donne au nourrisson la possibilité de construire la base de l’acquisition de la langue. L’idée d’apprendre la langue à l’enfant n’est pas primaire chez la mère mais elle crée une relation affective et positive et rend possible la compréhension mutuelle. L’enfant apprend une première répartition des rôles sociaux parce que le père lui parle différemment. A travers la langue l’enfant prend progressivement racine dans sa culture et s’indentifie avec celle-ci.
Ce n’est que lorsque l’enfant a environ trois ou quatre ans que la mère commence à «enseigner la langue». Elle répète par exemple les phrases de l’enfant de manière correcte. Ainsi elle lui donne la possibilité de transformer correctement ses modèles de phrases. C’est le rapport entre les deux qui rend possible l’acquisition de la langue ce qui ne peut jamais être substituée par des médias (par exemple par des programmes d’apprentissage à l’ordinateur ou par des films télévisés).

La langue maternelle – une patrie affective

Une importance particulière revient à la langue maternelle. Elle est plus qu’une simple langue car elle est liée à la relation avec une ou plusieurs personnes qui donnent à l’enfant une patrie affective. C’est pourquoi maîtriser la langue maternelle dans toutes ses subtilités signifie plus que de la percevoir comme fonction communicative. Elle fait partie de l’histoire de la personnalité. Il est intéressant d’observer que les enfants qui grandissent bilingues apprennent souvent mieux la langue du parent qui leur est le plus proche sur le plan affectif.
Il est facile à comprendre que la langue maternelle doit être particulièrement soignée et que chacun doit la maîtriser de manière différenciée et le mieux possible. Elle doit occuper une place primordiale dans l’éducation des enfants et être soignée de manière attentive à l’école.

Un processus d’apprentissage exigeant

Au cours des dernières décennies, l’acquisition de la langue a fait l’objet de nombreuses recherches.3 Beaucoup d’idées qui paraissaient acquises ont été remises en question et contestées. Malheureusement, on sait mieux aujourd’hui comment on n’acquiert pas la langue que comment on l’acquiert. Aussi est-on certain que le petit enfant n’apprend pas sa langue simplement par imitation et qu’il en acquiert les structures au cours d’un processus inconscient, long et complexe. Il est intéressant de constater que les enfants arrivent à maîtriser cette tâche difficile à un âge où ils sont incapables de résoudre des problèmes d’une complexité comparable dans d’autres domaines. Observer l’acquisition du langage chez un enfant est une des expériences les plus impressionnantes que l’on puisse faire. Il est particulièrement intéressant pour les proches de l’enfant d’observer quels mots il connaît, comment il les utilise, ce qu’il apprend de nouveau. On constate avec étonnement qu’à 2 ans, il connaît environ 200 mots et qu’il en apprend environ 9 de plus chaque jour.
A 6 ans, l’enfant connaît déjà environ 2500 mots. Il a intériorisé des règles et commence à les utiliser, mais en faisant des fautes. Il reconnaît des phrases mal formulées et se corrige sans savoir pourquoi il doit le faire. Ce n’est que vers 8 ans qu’il raisonne sur les phénomènes linguistiques et peut les expliquer. Au cours de l’enfance et de l’adolescence, le vocabulaire s’enrichit de façon étonnante. A 16 ans, les jeunes disposent d’un vocabulaire passif de 60 000 mots.
L’acquisition d’un vocabulaire nuancé n’est cependant qu’un des nombreux aspects de l’acquisition de la langue. L’enfant doit apprendre non seulement à comprendre le langage mais à en produire. Il naît dans un environnement qui parle. De nos jours, il ne baigne plus seulement dans la langue de ses parents, de ses frères et sœurs et d’autres personnes, mais également dans celle de la radio et de la télévision. Dans ce flot de paroles, il doit isoler des mots, les mettre en rapport avec des significations, il doit voir comment ces mots s’organisent en phrases, dégager le sens de certains éléments et des différentes intonations. Il doit comprendre la structure des textes et les rapports entre la langue et les diverses situations de communication. Pour parler correctement, l’enfant doit dégager les catégories, les régularités qui constituent la base de la langue et construire son système de règles. «Si les enfants étaient conscients de la complexité de la tâche, ils ne s’y attaqueraient certainement pas», affirme la spécialiste en matière d’acquisition de langue Rosmarie Tracy. Le processus de l’acquisition de la langue n’est pas uniquement une activité intellectuelle. Elle est étroitement liée aux rapports entretenus avec autrui.
La condition préalable la plus importante à l’apprentissage d’une langue étrangère
est la bonne maîtrise de la langue maternelle.4    •

1    Adler, Alfred. Der Sinn des Lebens. In: Adler, Alfred. Psychotherapie und Erziehung. Band II: Ausgewählte Aufsätze 1930.1932, Frankfurt am Main 1982, p. 74.
2    Ou une autre personne proche, qui assume ce rôle, si la mère manque d’une raison quelconque.
3    Un résumé d’une vue d’ensemble de l’état de recherche est à lire dans: Rolf Oerter & Leo Montada. Entwicklungspsychologie. Basel/
Weinheim 2002.
4    cf. Kübler, Markus et al. Fremdsprachenunterricht in der Volksschule. Ein Überblick über
die Argumente und den Forschungsstand.
www.lehrerverein.ch