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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°16/17, 26 avril 2011  >  «Notre point de vue suisse» [Imprimer]

«Notre point de vue suisse»

Conférence prononcée par Carl Spitteler devant la Nouvelle Société helvétique à Zurich, le 14 décembre 1914

Mesdames et Messieurs,

C’est à contrecœur que je quitte ma solitude pour parler en public d’un sujet qui, en apparence, ne me regarde pas. Il ne me regarderait pas, en effet, si les choses allaient comme elles doivent aller. Mais, tel n’étant pas le cas, je crois remplir mon devoir de citoyen en voyant si la parole d’un modeste particulier peut remédier en quelque mesure à une situation peu réjouissante et peu rassurante. Il se trouve que, par notre faute, à l’occasion de la guerre, une opposition de sentiments s’est formée entre la partie de notre pays qui parle le français et celle qui parle l’allemand. Je ne réussis pas, pour ma part, à prendre à la légère cette opposition. C’est pour moi une maigre consolation d’entendre dire: «Malgré tout, en cas de guerre, nous marcherions comme un seul homme». Ce «malgré tout» est une mauvaise conjonction. Devons-nous donc souhaiter d’être impliqués dans une guerre pour arriver à la claire conscience que nous ne formons qu’un seul corps? Ce serait payer ce résultat un peu cher. Nous pourrions l’obtenir à moins de frais. Et d’une manière plus belle et moins douloureuse. Je ne parviens pas, en tout cas, à voir de quel profit peut être la mise à l’écart d’une partie de notre pays. J’y vois plutôt le contraire d’un profit. A moins qu’on ne veuille, tout simplement, comme font ici et là certains étrangers, ne pas tenir compte de l’expression des sentiments de nos confédérés d’autre langue, parce qu’ils sont en minorité? «Abstraction faite, comme on dit, de la Suisse française qui nage en plein dans les eaux françaises.» En Suisse, nous ne faisons abstraction de personne. La minorité serait-elle dix fois plus faible, qu’elle pèserait encore d’un poids considérable. On ne peut pas davantage parler en Suisse de fractions. Mais dire que la Suisse française «nage en plein dans les eaux françaises» est un reproche absolument immérité. La Suisse française, comme la Suisse allemande, nage dans les eaux helvétiques. Elle l’a prouvé assez souvent, et avec évidence. N’emploie-t-elle pas elle-même le nom de Suisse romande de préférence à celui de Suisse française? C’est pourquoi nous devons nous préoccuper de nos rapports avec nos confédérés parlant le français, et le manque d’accord doit nous affliger.
Mais que s’est-il donc passé?

Il ne s’est rien passé. On s’est simplement laissé aller. Or, quand deux personnes se laissent aller en sens différent, elles s’écartent forcément l’une de l’autre. Il y a une excuse à cela. Cette excuse se nomme la surprise. La guerre a éclaté si soudainement que, dans nos sentiments et dans notre vie intellectuelle, elle a, comme dans les autres do­maines, produit l’effet d’une bombe. La raison a lâché les guides, la sympathie et l’antipathie se sont emportées et nous ont entraînés dans leur course folle. Et l’intellect qui, tout haletant, courait par derrière, n’arrivait pas, avec sa faible voix, à arrêter l’équipage. Mais, si mon observation ne me trompe pas, la raison n’en a pas moins fini par atteindre le but. Nous sommes maintenant, comme je l’espère et le crois, dans la disposition de l’homme qui a fait demi-tour et qui rentre en lui-même. Par là l’essentiel est obtenu et le pire évité. Il reste encore cependant une certaine confusion d’opinions, un peu de perplexité et d’indécision. Essayer de mettre de l’ordre là-dedans est la tâche de l’heure présente, donc aussi ma tâche à moi.

Avant tout, nous devons nous bien rendre compte de ce que nous voulons. Voulons-nous ou ne voulons-nous pas rester un Etat suisse, qui, vis-à-vis de l’étranger, représente une unité politique? Si nous ne le voulons pas, si chacun veut se laisser pousser où l’entraînent ses sympathies person­nelles et où il est attiré du dehors, alors je n’ai plus rien à dire. Qu’on laisse aller les ­choses comme elles vont, vacillantes et tremblo­tantes. Mais si nous avons la ferme volonté de rester un Etat suisse, nous devons nous persuader que les frontières de notre pays ont aussi des lignes de démarcation pour nos sentiments politiques. Tous ceux qui vivent au delà de nos frontières sont nos voisins, et, jusqu’à nouvel ordre, nos chers voisins; tous ceux qui vivent en deçà sont plus que des voisins, ce sont des frères. Or, la différence entre voisin et frère est immense. Même le meilleur voisin peut, suivant les circon­stances, tirer sur nous à boulets, tandis que le frère, dans la bataille, combat à nos côtés. On ne saurait donc imaginer différence plus considérable.

On nous exhorte parfois amicalement, en bons voisins, à ne pas trop marquer par le sentiment nos frontières politiques. Si nous écoutions ces exhortations, voici ce qui en résulterait: à la place des frontières extérieures abolies, on en créerait de nouvelles au-dedans, qui ouvriraient des abîmes entre Suisse occidentale, Suisse méridionale et Suisse orientale. Je crois donc qu’il vaut mieux nous en tenir aux frontières que nous avons déjà. Nous devons nous pénétrer de l’idée qu’un frère politique est plus près de nous que le meilleur voisin et parent de race. Fortifier cette conviction est notre devoir patriotique. La tâche n’est pas facile. Nous devons sentir en commun, tout en restant divers. Nous n’avons pas le même sang, ni la même langue, nous n’avons pas de maison régnante pour atténuer les oppositions nous n’avons pas même, à proprement parler, de capitale. Toutes ces choses, il ne faut pas se le dissimuler, constituent des éléments d’infériorité politique. Nous avons donc besoin d’un symbole commun pour triompher de cette infériorité. Heureusement que ce symbole nous le possédons. J’ai à peine besoin de vous le nommer: la bannière fédérale. Il s’agit donc de se grouper toujours plus étroitement autour de cette bannière et partant, de tenir à une juste distance ceux qui ont prêté serment de fidélité à un autre drapeau: en d’autres termes, nous devons sentir concentriquement au lieu de sentir excentriquement.

Certes, pour nous autres neutres, la meilleure des choses serait d’observer la même distance à l’égard de tous. Et c’est bien là l’opinion de chaque citoyen suisse. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Involontairement, en allant dans un sens, nous nous rapprochons du voisin et, en allant dans l’autre, nous nous en éloignons plus que notre neutralité ne le permet.

Les Suisses d’occident sont tentés de pencher trop vers la France; chez nous c’est l’inverse. Aussi des deux côtés est-il nécessaire d’avertir, d’exhorter et de rectifier les jugements. Mais ces rectifications doivent émaner de chacune des parties, venir du dedans. Gardons-nous de reprocher à nos ­frères leurs fautes, car eux ne manqueraient pas de nous rendre la pareille avec usure. C’est pourquoi nous devons, avec confiance, nous en rapporter à nos confédérés ­welsches pour qu’ils fassent, dans leurs propres rangs, entendre les avertissements nécessaires. Nous, nous n’avons à nous occuper que de ce qui nous regarde.

La distance est plus difficile à observer pour le Suisse allemand qui, dans tous les domaines de la culture, est en contact plus intime avec l’Allemagne que le Suisse romand ne l’est avec la France. Prenons, par exemple, l’art et la littérature. Avec une générosité vraiment peu commune l’Allemagne a accueilli nos écrivains, leur a tressé des couronnes et, sans l’ombre d’envie ni de jalousie, a mis plusieurs d’entre eux au-dessus de ses nationaux. De multiples liens d’affaires, d’échanges intellectuels et d’amitié se sont noués entre les deux pays et les bons rapports qui en sont résultés nous ont, pendant une longue période de paix, fait totalement oublier qu’entre l’Allemagne et la Suisse allemande il y a pourtant une frontière.
Me permettra-t-on d’invoquer mes expériences personnelles?

Je crois que plus d’un d’entre mes lecteurs aura éprouvé les mêmes sentiments que moi. Il y a eu dans ma vie une période, la période des nobles folies de la jeunesse, où j’ai regardé avec nostalgie par delà le Rhin, vers l’Allemagne inconnue, légendaire, qui m’apparaissait comme un pays féerique, où les rêves se réalisent, où les figures de la poésie, prenant une forme concrète, se promènent aux clairs rayons du soleil: nobles et can­dides jouvenceaux des romantiques, vierges ­rêveuses des chansons populaires; où dans la vie ordinaire, on parle comme dans les livres où les monts et les vallées, les bois et les sources nous saluent d’un air de vieilles connaissances. C’était à vrai dire de naïves idées enfantines. Mais aujourd’hui que depuis fort longtemps je ne suis plus ni naïf, ni enfant, un souffle de sympathie et d’approbation me vient toujours d’Allemagne, continu, inépuisable, comme un effluve printanier. Des coins les plus reculés les amis surgissent par centaines, par milliers. Si par hasard je me rends chez eux, je ne rencontre que gens aimables, bons, bienveillants, prévenants. De prime abord je comprends leur façon de sentir et de s’exprimer. Quand je les quitte, j’emporte de beaux souvenirs et j’ai le cœur plein de chaude reconnaissance.

Mes amis français, par contre, je puis les compter sur les doigts; la main gauche y suffit, et même je n’ai pas besoin du pouce et du petit doigt. Je peux même plier les trois autres doigts. En France je voyage solitaire, inconnu, entouré d’étrangers distants et méfiants.
Mais alors? …

En vérité, pourquoi ce: «Mais alors?» Est-il donc nécessaire que je mette sur le même rang mes idées politiques et mes rapports personnels d’amitié? Dois-je, pour des motifs d’ordre privé, courir joyeux, bras ouverts, au-devant d’un drapeau étranger, symbole d’une politique étrangère? Ou quelqu’un peut-il prendre ombrage de ce qu’un Suisse allemand appelle drapeau étranger le drapeau de l’empire allemand? – Alors dites-moi pourquoi nos troupes sont à la frontière? Pourquoi elles sont à toutes les frontières, même à la frontière allemande?

Elles y sont apparemment parce qu’il ne nous est pas possible, en toute circonstance, de nous fier à aucun de nos voisins … Pourquoi ne nous fions-nous pas à nos voisins? Pourquoi aussi nos voisins ne regardent-ils pas cette défiance comme quelque chose de blessant, mais admettent-ils qu’elle a sa raison d’être? Pour la simple raison que les organisations qu’on appelle Etats sont, comme du reste elles en conviennent elles-mêmes, des puissances reposant non sur le sentiment et la morale, mais sur la force. Ce n’est pas en vain que les Etats mettent volontiers des bêtes de proie dans leurs armoiries. On pourrait résumer toute la sagesse de l’histoire universelle en cette seule maxime: «Chaque Etat engloutit autant qu’il peut.» Un point, c’est tout. Avec des intermittences de digestion difficile et de faiblesses qu’on appelle la paix. Les chefs d’Etats agissent comme un tuteur qui, par excès de conscience, croirait qu’il lui est permis de faire tout ce qui peut être avantageux à son pupille, sans en excepter les scélératesses. Et plus un homme d’Etat est génial, moins il a de scrupules. Vu cet état de conscience, on serait mal venu de se formaliser d’une pareille méfiance.

Tandis que d’autres Etats prennent leurs précautions par les moyens diploma­tiques, entente et alliances, ces ressources-là nous manquent. Nous ne faisons pas de haute politique étrangère. Espérons-le! Le jour où nous nous aviserions de conclure une alliance ou d’avoir des intrigues secrètes avec l’étranger, ce serait le commencement de la fin de la Suisse. Il en résulte que nous vivons politiquement dans l’obscurité, ou tout au moins dans la pénombre. En temps de guerre, où nous flairons le danger, nous nous trouvons dans la situation du paysan qui, entendant grogner un sanglier dans la forêt, se demande: «Vient‑il? quand viendra-t-il et d’où viendra-t-il?» C’est la raison qui nous fait placer des troupes sur toute la lisière de la forêt. Et que personne ne se fie à l’amitié qui, en temps de paix, règne entre nous et nos voisins! Des considérations de ce genre n’entrent pas en ligne de compte chez les dirigeants. Ce sont là naïvetés de civils. Grâce à la discipline militaire, les gouvernements aujourd’hui, surtout ceux qui n’ont du parlementarisme que l’apparence, ont leurs sujets étroitement en main, y compris leurs idées et leurs sentiments. Alors, adieu la libre fraternité spontanée des peuples! Vous figurez-vous un corps d’armée, qui, par amitié pour nous, refuserait l’obéissance: «Nous ne marchons pas contre les Suisses, car ce sont nos amis!» Au commandement militaire, au son patriotique de la fanfare, toutes les voix se taisent, même celle de l’amitié.
Voilà pourquoi à mon tour je dis: «Mais alors?» qui pour moi signifie:

Quelque cordiale que soit, dans la vie privée, notre amitié pour des milliers de sujets allemands, quelque solidaires que nous nous sentions, par gratitude, de la vie intellectuelle allemande, quelque intimité que crée entre nous la communauté de langue, nous n’avons pas le droit, vis-à-vis de l’Allemagne politique, de l’empire allemand, de prendre une autre attitude que vis-à-vis de tout autre Etat: l’attitude d’un neutre, qui se tient, en bon voisin, à une amicale distance de la frontière.

Notre attitude vis-à-vis du voisin allemand, déjà difficile en elle-même, nous est rendue plus difficile encore par les invites plus ou moins aimables que l’on nous fait. C’est d’abord l’appel bien connu au nom de la parenté de race, de culture et de langue. On nous glisse discrètement à l’oreille que cette parenté doit nous conduire tout naturellement à prendre dans cette guerre joyeusement parti pour la cause allemande. Comme s’il s’agissait là de philologie! Comme si tous les canons de tous les peuples ne parlaient pas le même affreux volapuk! Comme si précisément cette guerre ne montrait pas éloquemment l’infériorité de tous les liens nationaux en face du lien d’Etat! Comme si c’était chose entendue que la valeur civilisatrice d’un peuple grandit et décroît avec sa puissance politique! Ensuite il y a le chuchotement tentateur qui voudrait, au nom de l’amitié et de la reconnaissance, nous induire à commettre un acte que même la meilleure amitié et la plus chaude reconnaissance nous interdisent, c’est-à-dire de renoncer à notre conception du vrai et du faux, et, par amour pour quelqu’un, de fausser nos notions du juste et de l’injuste. Autre danger corrupteur: si nous prenons parti, on nous fait entrevoir un gain immense; si nous nous abstenons, on nous menace de terribles représailles. Avec six misérables lignes dans un journal, le premier venu qui approuve sans restriction peut aujourd’hui, en Allemagne, recueillir sans peine honneur, considération et autres friandises. Il n’a qu’à se baisser pour ramasser. Par contre, une seule ligne suffit à faire perdre à un homme sa bonne renommée et sa réputation. Il n’est pas même nécessaire que ce soit une ligne irréfléchie ou contenant une erreur. Une parole virile, véridique, aboutit au même résultat.

Nous ne devons pas oublier qu’au fond aucun ressortissant d’une nation belligérante n’estime qu’une attitude neutre puisse se justifier. Il y arrive peut-être par l’intelligence, en faisant de puissants efforts, mais le cœur n’est pas convaincu. Nous lui faisons l’impression d’une personne qui resterait indifférente dans une maison mortuaire. Certes, nous ne sommes pas indifférents. Non, je prends à témoin nos sentiments à tous: nous ne ­sommes pas indifférents. Seule­ment, comme nous ne bougeons pas, nous paraissons indifférents. C’est pourquoi déjà à elle seule notre existence offusque. Elle commence par produire une impression désagréable et gênante, puis bientôt elle agace, finalement elle ­éloigne, blesse et offense. Et combien davantage quand on se permet un mot de désapprobation ou un jugement indépendant! Car celui qui fait partie d’une nation belligérante a la sainte conviction du bon droit de sa cause. Et il croit tout aussi fermement que son ennemi est un infâme. Tout ce qui en lui n’est pas espérance ou crainte, douleur ou deuil crie l’indignation. Et voilà quelqu’un qui ose se déclarer neutre et a l’audace de prendre parti pour l’infâme! Car à ses yeux un jugement même juste signifie ­prendre parti pour l’ennemi. Et ni mérite, ni considération, ni réputation ne vous mettent à l’abri de la condamnation bien au contraire, vous êtes alors accusé non seulement d’infidélité et de trahison, mais encore d’ingratitude. On vise sur les gens célèbres dans les cabinets d’étude comme on vise sur les officiers en campagne. On n’en trouvera bientôt plus un seul qui n’ait pas été honni et chassé solennellement de quelque temple. On ne s’y reconnaît plus. Appartient-on à la crème ou au rebut de la société? Mais comment pouvons-nous prévenir des menaces si dange­reuses? Que celui qui a le privilège de pouvoir se taire s’estime heureux et se taise. Mais celui qui ne l’a pas s’en tienne au proverbe: «Fais ce que dois, advienne que pourra». En outre, des feuilles de propagande destinées à sauver nos âmes neutres pleuvent de tous côtés dans notre maison. Leur ton, le plus souvent, est aigre, parfois même furibond. Et plus l’auteur est savant, plus il est enragé. Ce n’est point par de pareils moyens qu’on arrivera à produire de l’effet. Que doit penser le lecteur lorsqu’il a l’impression que MM. les auteurs ne demanderaient pas mieux que de le dévorer tout vif? Ces messieurs ont-ils donc perdu leurs an­tennes, qu’ils ne sentent plus quel est le langage qu’on peut tenir à d’autres peuples et surtout celui qu’on ne doit pas tenir? En face de toutes ces exigences de l’ami emballé, nous faisons appel à l’ami normal, à l’ami pacifique et bon que nous espérons retrouver après la guerre, comme du reste nous espérons reprendre tous nos ­échanges intellectuels de jadis, nos beaux échanges libres et familiers.

Malheureusement la partie allemande de notre pays n’a pas suffisamment su se soustraire à la tentation opposée, celle de témoigner des sentiments peu amicaux à l’égard de la France. A mainte reprise j’ai entendu des Français demander avec une douloureuse surprise: «Quel mal avons-nous bien pu faire aux Suisses?» Vraiment, je me demande quel mal ils nous ont fait. Le savez-vous? Ou bien aurions-nous une raison plausible de nous défier particulièrement de la France? De nous en défier plus que de tout autre voisin? Je n’en connais aucune. Ces sentiments peu amicaux n’ont pas pour origine des motifs raisonnables de caractère patriotique, mais des sentiments instinctifs. Or, l’expression de ces sentiments instinctifs a été parfois telle que, dans les pre­mières se­maines d’août, je me suis pris à désirer qu’à côté des anodines prédications militaires un orateur politique vigoureux se donnât la tâche d’inculquer avec énergie à nos compatriotes les principes de la neutralité. Du reste, depuis, c’est le bureau de presse de notre état-major qui a la parole. Et puisque l’on parle tant de parenté, ne sommes-nous pas également parents des Français? La communauté d’idées politique, la ressemblance des gouvernements, l’analogie de la vie sociale ne constituent-elles pas aussi une parenté? Les mots de «république», de «démocraties», de «liberté», de «tolérance», etc., sont-ils pour les Suisses d’importance secondaire? Il fut un temps – un temps que j’ai vécu – où ces mots disaient tout en Europe. Aujourd’hui on les réduit presque à zéro. Tout était peut-être excessif, mais zéro n’est pas assez. Quoi qu’il en soit, nous n’allons cependant pas, nous autres Suisses, mépriser les Français parce qu’ils manquent de rois, d’empereurs et de «Kronprinzen». Il faut avouer que nous en avons eu un peu l’air!

L’exercice de la neutralité vis-à-vis des autres Etats nous serait en somme d’autant plus facile, à nous Suisses allemands, que nous sommes moins exposés à la tentation de partialité. Ah si seulement nous pensions et raisonnions toujours en Suisses, si nous n’empruntions pas notre jugement à un cerveau étranger, si nous ne nous laissions pas insuffler nos idées du dehors! Les mille et mille influences, qui, d’Allemagne, jour après jour, comme un Nil bienfaisant fécondant nos campagnes, nous inondent, doivent, en temps de guerre, être passées au filtre, car le Nil, à l’heure qu’il est, fourmille de crocodiles. Du reste, la presse en temps de guerre n’est pas une littérature édifiante. L’ivresse patriotique peut produire de grandes choses, mais elle agit décidément de manière fâcheuse sur la manière de s’exprimer. Est-il d’ailleurs indispensable d’envenimer avec de l’encre les blessures saignantes causées par la guerre? En tout cas, l’homme qui meurt pour sa patrie joue un rôle plus noble que celui qui recourt à l’insulte pour la défendre. En disant cela, je ne me pose pas en juge tranchant du supérieur. Nous n’agirions pas autrement que nos voisins si nous étions comme eux en guerre. Je veux seulement donner un avertissement. Les ennemis de l’empire allemand ne sont pas nécessairement nos ennemis. Aussi ne devons-nous point nous laisser dicter par nos voisins leurs ordres du jour, rengaines, sophismes patriotiques, jugements fabriqués de toutes pièces, et idées faussées. Les ennemis de l’empire allemand ne sont pas nos ennemis et il ne faut pas les juger d’après le masque que la haine et la colère ont mis sur leur visage, mais d’après ce qu’ils sont réellement. En d’autres termes, nous sommes tenus, comme neutres, d’être aussi équitables envers les autres peuples qu’envers le peuple allemand, que nous ne devons pas non plus considérer d’après l’image caricaturale qu’en fait le Français.

Jetons donc un rapide coup d’œil sur les ennemis de l’Allemagne, pour les voir de nos propres yeux, sans recourir aux lunettes. Les Allemands, on le sait, vouent une haine toute particulière aux Anglais. Ils ont pour cela des raisons spéciales que nous n’avons pas. Nous avons même des raisons con­traires. Nous avons contracté envers l’Angleterre une dette de reconnaissance. Que de fois, au moment du danger, ne nous a-t-elle pas tendu sa main secourable. Certes, l’Angleterre n’est pas le seul ami de la Suisse, mais elle est certainement son ami le plus sûr. Et si l’on m’objecte: «pur égoïsme», je souhaite qu’il y ait beaucoup de tels égoïstes pour nous assister en cas de besoin. Voila ce que devrait nous faire savoir un enseignement historique plus complet. Il n’y a pas que Sempach et Morgarten qui appartiennent à l’histoire suisse, il y a aussi la guerre du Sonderbund et l’affaire de Neuchâtel. En attendant, je considère comme une des tâches urgentes de la presse suisse d’en finir une fois pour toutes avec ces propos qui traînent partout sur la «perfide Albion». Tout cela infeste notre peuple.

Pour l’Italie, par contre, à l’heure actuelle, il ne coule, de l’autre côté du Rhin, que lait et miel. Mais si par hasard un jour de printemps le lait venait subitement à s’aigrir, j’espère bien que nous n’irions pas fermenter nous aussi. Nous avons avec l’Italie un compte propre. Jusqu’à ce jour la balance est heureuse. De la France il a déjà été question. Quant à la Russie, un chrétien d’occident ne peut-il jouir de sa culture sans manifester son horreur pour la barbarie russe? Je pourrais, pour ma part, m’autoriser d’observations que j’ai faites sur place pendant un séjour de huit années. Je préfère m’en tenir simplement aux témoignages des Allemands. N’est-ce pas avec ces mêmes Russes, représentés aujourd’hui comme l’incarnation des Asiatiques, y compris ces satanés Cosaques, que la Prusse, pendant près d’un siècle, a filé le parfait amour? Si l’alliance, demain, pouvait renaître! … Et puis qu’on compare avec les Turcs, les Bulgares, les Croates, les Slovaques, etc.

Nous avons, nous Suisses, on le sait, d’autres idées sur la valeur des petits Etats et sur leur droit à l’existence. Pour nous, les Serbes ne sont pas une «horde de brigands», mais un peuple. Et un peuple qui a droit à la vie et au respect comme tout autre. Les Serbes ont une histoire glorieuse, hé­roïque. Leur poésie populaire est aussi belle que celle de n’importe quelle nation, et leur poésie hé­roïque plus belle encore. Y a-t-il, en effet, depuis l’époque d’Homère, un ­peuple qui ait produit des œuvres épiques aussi ­belles que celles des Serbes? Nos médecins et nos infirmiers suisses, au retour de la guerre des Balkans, n’ont eu que des paroles de sympathie et de louange pour les Serbes. C’est sur de tels témoignages que nous devons fonder notre opinion, et non pas sur les dires d’une presse égarée par la passion.

La Belgique, en elle-même, ne nous regarde pas, son sort au contraire nous regarde tout particulièrement. Ses envahisseurs ont de prime abord reconnu eux-mêmes leurs torts envers ce pays. Après coup, pour se blanchir, Caïn jugea bon de noircir Abel. Fouiller les poches de la victime pantelante pour trouver des documents me paraît une aberration de sens moral. Egorger la victime était plus que suffisant. La vilipender ensuite, c’est trop. Mais si un Suisse s’avisait de s’associer aux injures contre la malheureuse Bel­gique, il commettrait une impudence compliquée d’une idiotie. Car soyez sûrs, le jour où l’on en voudra à votre existence, vous verrez surgir aussi contre vous de ces soi-disant preuves de culpabilité. Le venin, lui aussi, fait malheureusement partie des munitions de guerre.

En ce qui concerne enfin notre indignation à l’égard de l’aide fournie par les ­peuples de couleur, je veux bien qu’en matière de sport on distingue entre ce qui est correct et incorrect. Mais la guerre n’est pas un sport, quoi qu’en pensent certains hauts gradés. La guerre, c’est une lutte inexorable pour la vie d’une nation. Or, quand il s’agit de vie et de mort, tout secours est le bienvenu, sans considération de personnes et de couleur de peau. Si un assassin vous menace de son couteau, instinctivement vous appelez votre chien de garde à votre secours. Et si l’assassin s’avisait de le prendre de haut en criant: «N’avez-vous pas honte de vous servir d’un animal à quatre pattes, dépourvu de raison, contre un de vos semblables?» vous n’hésiteriez pas à lui répondre: «Je le regrette, mais c’est ton couteau qui m’em­pêche d’avoir honte.»

Et, maintenant, venons-en à la chose principale: nos rapports avec la Suisse romande. Je le répète, nous espérons et nous comptons que, là‑bas, un confédéré se chargera d’éclairer les cerveaux, comme nous le faisons aujourd’hui, pour le bien de la justice et de la neutralité. Une chose est certaine: notre union doit être plus étroite. On y arrivera en se comprenant mieux. Or, pour se mieux comprendre, il faut se mieux connaître. Que connaissons-nous de la Suisse française, de sa littérature, de sa presse? Je laisse à chacun le soin de répondre à cette question. On a jusqu’à présent voulu chercher le salut dans les périodiques rédigés en trois langues. A merveille! Mais il ne s’agit pas seulement d’écrire, il faut se faire lire. Pour moi, je préconiserais un autre moyen: la publication, par nos journaux, de traductions d’articles de la Suisse française. La chose en vaudrait la peine. Différents de forme et de fond, ces articles contribueraient à nous compléter et à nous renouveler. Nous n’avons été que trop pusillanimes pour une des parties. Un article comme Le sort de la Belgique, de Georges Wagnière, n’eut pas été déplacé chez nous non plus. Le style de maints passages, je ne crains pas de l’affirmer, pourrait en être cité comme modèle. Ces dernières semaines j’eus parfois sous les yeux le Journal de Genève, que je ne connaissais guère que de nom. Six numéros au plus. Or, dans ces six numéros j’ai rencontré quatre fois des articles de fond de Georges Wagnière, de Paul Seippel, d’Albert Bonnard, dont les qualités littéraires m’ont rempli d’admiration. Une petite goutte de bon sens welsche dans notre positivisme germanique ne ferait pas de mal!

Pour terminer, un conseil qui trouvera son application dans nos rapports avec ­toutes les puissances étrangères: soyons mo­destes. Par notre modestie nous témoignons aux grandes puissances notre reconnaissance de ce qu’elles nous dispensent de nous mêler de leurs sanglants différends. Par notre modestie nous payons à l’Europe blessée à mort le tribut qu’il convient de payer à la douleur: le respect. Enfin, par notre modestie, nous nous excusons. «S’excuser de quoi?» Quiconque s’est jamais trouvé au chevet d’un malade sait ce que je veux dire. Un homme qui a du cœur a besoin qu’on lui pardonne de jouir de son bien-être pendant que d’autres souffrent. Surtout pas de ton protecteur, pas de sermon. Il est entendu que l’homme qui n’est pas impliqué dans une affaire conserve un regard plus clair, un jugement plus droit que celui qui est directement engagé dans la mêlée. L’avantage dont il jouit est un avantage de position, non un privilège d’esprit. Il va sans dire que des événements aussi émouvants devraient être traités avec un grand sérieux, simplement, sans violence et sans passion. N’est-ce pas un spectacle grotesque que celui d’une feuille de chou qui, sûre de son inviolabilité, vitupère en style de cabaret une grande puissance européenne, comme s’il s’agissait d’une pai­sible élection municipale! Si la censure accourt alors avec une muselière, elle accomplit un acte de décence.

Ni la note joyeuse, ni la note railleuse ne devraient dans aucune circonstance se faire entendre chez nous. La raillerie est un phénomène brutal de l’esprit que l’on rencontre à peine dans les rangs des armées. La colère seule excuse la raillerie. Mais cette excuse n’est pas valable pour nous. Que les ressortissants du pays victorieux se ré­jouissent à la nouvelle d’un triomphe qui les délivre d’une pénible angoisse, rien de plus naturel. Mais nous n’avons pas besoin qu’on nous délivre de l’angoisse. La raillerie et la joie, qui sont les deux moyens d’expression les plus bruyants du parti pris, doivent, déjà, pour cette raison, être bannis d’un pays neutre. Du reste, elles sèment la discorde. Quand deux personnes apprennent en même temps la nouvelle d’une victoire, si l’une triomphe et si l’autre en souffre, celle qui en souffre, conçoit une haine profonde contre celle qui triomphe. J’ai cru longtemps que la raillerie était la pire des choses. Eh bien, je vois aujourd’hui qu’il y a quelque chose de pire encore: la joie qu’on peut ressentir à la vue du malheur d’autrui et qui se traduit par des ricanements sournois ou des remarques et interjections ironiques de plumitifs. A côté de ceux qui soupirent et de ceux qui gémissent, il y a ceux qui hoquettent. Même les plaisanteries habituelles sur les communiqués mensongers de batailles sont entachées de présomption. Qui ment dans ces communiqués? Ce n’est pas telle ou telle nation, ce sont les vaincus à tour de rôle. Il est facile au vainqueur de rester dans la vérité. Mais peut-on demander au vaincu qu’il proclame à voix haute et claire sa défaite? Cela est au-dessus des forces humaines. Nous, les railleurs nous ne le pourrions pas davantage.

Et puisque nous sommes en train de parler de modestie, une prière modeste: parlons le plus doucement possible de la haute mission de la Suisse que nous invoquons volontiers dans nos fantaisies poétiques. Nous savons bien, nous autres Suisses, ce que la chose veut dire.

Observer une juste ligne de conduite n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le croire, après cet exposé de logique. S’il fallait en garder le détail dans sa tête, oui. Mais, ce n’est pas nécessaire, car il suffit de puiser ses inspirations dans son cœur. Lorsque vous voyez passer un cortège funèbre, que faites-vous? Vous vous découvrez. Si vous assistez au théâtre à la représentation d’une tragédie, que ressentez-vous? De l’émotion et du recueillement. Et de quelle manière manifestez-vous ces sentiments? Par un silence grave et ému. Et sans qu’on vous l’ait appris, n’est-ce pas? Une faveur spéciale du sort nous a permis d’assister, comme spectateurs, à l’épouvantable tragédie qui se déroule actuellement en Europe. Sur la scène règne le deuil, derrière la scène, le meurtre. De quelque côté que votre cœur écoute, à droite comme à gauche, vous entendez sangloter la douleur, et quand la douleur sanglote elle rend le même son dans toutes les langues. Eh bien, en considérant la somme incommensurable de souffrance de tous ces peuples, nous avons le devoir de laisser nos cœurs se remplir d’une émotion muette, nos âmes de recueillement. Et, avant tout, découvrons-nous devant les deuils.
Alors nous nous placerons au véritable point de vue neutre, au point de vue suisse.    •

Carl Spitteler a vécu de 1845 à 1924. Après des études de théologie, il fut enseignant, journaliste puis écrivain. Après avoir reçu le grade de docteur honoris causa des universités de Zurich et de Lausanne, il fut, en 1919, le premier Suisse à être couronné du prix Nobel de littérature. Au début de la Première Guerre mondiale, dans son discours de décembre 1914 intitulé «Notre point de vue suisse», il se prononça, tel un homme d’Etat, en faveur de l’unité de la Suisse neutre.