«On a donné la clé de la maison à la CIA et à d’autres services des Etats-Unis»12 ans de conséquences de la clause de défense mutuelle de l’Otan … et de la guerreInterview de Dick Marty, réalisée par le DeutschlandfunkLe rapporteur spécial pour la CIA du Conseil de l’Europe, Dick Marty, suppose que les Etats européens ont été très contents jusqu’à présent de pouvoir coopérer avec la CIA. D’après Marty, les Etats auraient fait beaucoup de concessions aux Américains pour obtenir des renseignements. Depuis, selon lui, les Américains domineraient le domaine de la surveillance. Deutschlandfunk: Dick Marty a enquêté sur les machinations de la CIA comme peu d’autres. A partir de 2005, le Suisse a été l’investigateur spécial du Conseil de l’Europe au sujet des vols secrets et des prisons secrètes de la CIA en Europe. Nous nous nous sommes entretenus avec lui avant l’émission. Bonjour, Monsieur Marty. Dick Marty: Bonjour! Lors de vos recherches au sujet des prisons secrètes de la CIA en Europe – avez-vous déjà eu vent de ces programmes d’espionnage à ce moment-là? Non, pas vraiment. A l’époque nous nous sommes concentrés sur les prisons secrètes, sur les vols. Mais cela ne m’étonne pas du tout que de telles méthodes aient été établies à l’époque. A mon avis, un des résultats les plus importants du rapport a été négligé: le fait que les Américains, début octobre 2001, se soient référés à l’article 5 du traité de l’Otan. C’était immédiatement après le 11-Septembre. C’était trois semaines plus tard. C’est-à-dire une semaine plus tard, le président Bush a donné à la CIA des compétences spéciales comme jamais auparavant. Et tout au début d’octobre 2001, une réunion tout à fait ordinaire de l’Otan a eu lieu à Bruxelles, et dans cette réunion, les Américains se sont basés sur l’article 5 du traité de l’Otan. Cette disposition dit: lorsqu’un membre de l’Alliance a été attaqué militairement, les autres membres doivent lui venir en aide. Quelle décision a été prise exactement lors de cette réunion de l’Otan en octobre 2001? Les prisons secrètes, les enlèvements secrets? Non, à ce moment-là, on a affirmé que l’article 5 était applicable. C’est-à-dire tous les membres s’engagent à venir en aide. Et alors, après la réunion réglementaire, une réunion secrète a été convoquée et c’est là qu’on a fixé les points opératifs dans une commission très restreinte. Pensez-vous, Monsieur Marty, que lors de cette partie secrète de la réunion on ait parlé de la coopération des services de renseignements entre les USA et l’Europe? Oui, c’est-à-dire on a décidé, premièrement: toutes les opérations se font à partir de la CIA. Les Etats membres de l’Otan, mais aussi ceux qui étaient candidats à l’Otan, s’engagent à garantir l’immunité parfaite de ces agents, ce qui est d’ailleurs illégal. Troisième décision: toute l’opération sera placée au plus haut niveau du secret, d’après le fameux principe «need to know». Ce qui veut dire: ce qui a été décidé jadis à Bruxelles, n’a été connu que de certaines personnes au sein des gouvernements européens. Les Premiers ministres le savaient-ils? Le Chancelier fédéral en Allemagne en était-il au courant à l’époque? Cela varie de pays en pays. Normalement le Premier ministre, ou bien le président, le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Défense et le responsable politique des services secrets le savaient. Le gouvernement allemand dit aujourd’hui qu’il ne savait rien du programme secret d’écoute «Prism» des USA. Oui! Ils ont aussi dit qu’ils ne savaient rien de «rendition». Ce sont des enlèvements, les «renditions». Oui. Dans le cas de Khaled al-Masri, c’est le Bundestag qui a convoqué une commission d’enquête. C’était suite à une intervention des Libéraux et de la Gauche. J’ai été entendu comme témoin, à l’époque. Et là on a présenté un rapport au gouvernement fédéral sur le cas al-Masri, mais 80% du contenu était secret d’Etat, de sorte qu’on n’a même pas pu le lire. Et si vous vous souvenez, la FDP a déposé une plainte auprès du Tribunal constitutionnel suprême, parce qu’elle était de l’avis que le gouvernement avait enfreint l’obligation d’information envers le Parlement. Brièvement pour clarifier les choses: Al-Masri avait été enlevé aux Balkans, en Macédoine, par la CIA, il a été amené en Afghanistan et vos recherches ont montré que le côté allemand en a eu connaissance à un moment donné. De là, Monsieur Marty, vous tirez la conclusion que le gouvernent fédéral était tout à fait informé sur les activités de la CIA et de la NSA en Europe? Ils ne connaissent probablement pas les détails, mais ils ont laissé la voie libre à la CIA. Et que le gouvernement fédéral en ait su quelque chose, cela se voit dans le fait que ce rapport al-Masri a été classé à 80% comme secret d’Etat et qu’il n’a même pas été donné à la commission d’enquête. Ce qui signifie qu’on savait quelque chose, au moins pour le cas al-Masri. Mais à l’époque, le gouvernement fédéral avait dit qu’il n’en savait rien du tout. Qu’est-ce que les commissions de contrôle parlementaires existant au Bundestag apprennent de cela? Très peu. – Très peu! – Dans la plupart des Etats, et cela a été tiré au clair en Italie grâce au grand travail du ministère public de Milan, on a eu connaissance de tous les détails d’un cas d’enlèvement. A l’époque, c’étaient normalement les services secrets militaires des pays respectifs qui ont agi et qui ont coopéré avec la CIA. Et comme vous le savez, les services secrets militaires sont beaucoup moins contrôlés, s’il y a contrôle. Qui est, en règle générale, responsable du contrôle des services secrets militaires? C’est le ministère de la Défense, mais ça dépend des pays. Cela peut aussi être le ministère de l’Intérieur, ou bien en Allemagne, c’était à l’époque le chef de la Chancellerie qui a joué un rôle. Monsieur Marty, quelle conséquence tirez-vous des investigations que vous avez menées à l’époque sur les prisons secrètes, les enlèvements par la CIA? Comment la coopération entre les services secrets des USA et les services européens, allemands, devrait-elle se dérouler? C’est difficile à dire. Mais je crois qu’on a donné la clé de la maison à la CIA et à d’autres services secrets des Etats-Unis, et l’on ne sait actuellement plus ce qu’ils ont fait exactement avec cette clé. Il faut dire aussi que ces dernières années – trois, cinq ans, pas plus, la capacité de mémoire des données électroniques a tellement augmenté qu’aujourd’hui, les attaques d’écoute sauvage ont pris des dimensions inconnues auparavant. Les gouvernements devraient-ils dire aux Américains: Rendez-nous nos clés? Je pense que oui, mais cela ne concerne pas seulement l’Allemagne. Je crois que cela concerne toute l’Europe, et je crois qu’il existe une certaine hypocrisie dans ces protestations européennes. Je crois qu’on a toujours été content de coopérer avec la CIA, parce que la CIA avait naturellement des moyens illimités, elle pouvait toujours nous donner des renseignements et cela a naturellement causé une hiérarchisation. Les Américains dominent dans ce domaine et les autres qui reçoivent des renseignements ont évidemment permis beaucoup de choses. La question qui se pose aujourd’hui: que savait la politique et jusqu’à quel niveau? Mais la politique, je crois, est pour le moins imprudente, parce qu’elle n’a pas exercé son devoir de contrôle ces dernières années. Le politicien suisse Dick Marty a été investigateur spécial du Conseil de l’Europe concernant les vols secrets et les prisons de la CIA en Europe. Monsieur Marty, nous vous remercions de cet entretien et au revoir. Au revoir et bonne journée. Source: Deutschlandfunk du 9/7/13 *** |