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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°50/51, 4 janvier 2010  >  Hans Schaffner, conseiller fédéral, père de l’AELE [Imprimer]

Hans Schaffner, conseiller fédéral, père de l’AELE

Pionnier de la coopération économique et de l’intégration en Europe

par Werner Wüthrich

L’ex-Secrétaire d’Etat Franz Blankart a critiqué récemment les Accords bilatéraux I et II conclus ces dernières années entre la Suisse et l’Union européenne. La Suisse s’est contentée de reprendre ce qui avait été décidé ailleurs sans véri­tables discussions. A cet égard, ces accords se distinguent nettement de ceux qui les ont précédés. (NZZ am Sonntag du 25/10/09).
Quiconque consulte les documents datant de l’époque de la création de l’AELE arrive à la même conclusion. Qui déterminait alors la politique? Quel était le contexte historique? Qu’est-ce qui a changé depuis. Le 50e anniversaire de l’AELE nous donne l’occasion d’étudier la question.
C’est Hans Schaffner qui imprima sa marque aux négociations qui aboutirent à la fondation de l’AELE. Il passe pour être le père de cette organisation, mais il serait injuste de ne rendre hommage qu’à cette activité. Son œuvre remonte beaucoup plus loin dans le temps. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant que directeur de la Centrale de l’économie de guerre et en collaboration avec Friedrich Traugott Wahlen, il avait fait en sorte qu’en ces temps difficiles la population suisse ne souffre pas de la faim et qu’elle puisse se chauffer. Dans sa nécrologie de Schaffner, Franz Blankart l’appelle «général de l’économie» (Neue Zürcher Zeitung du 23/11/04).
Après la guerre, le Conseil fédéral nomma Schaffner délégué aux accords commerciaux. A ce titre, il participa à la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) et s’engagea en faveur de l’intégration de la Suisse et de la coopération européenne. En même temps, il conduisit les négociations qui aboutirent en 1966 à l’adhésion de la Suisse au GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Pendant plus d’un quart de siècle, il fut en première ligne en matière de commerce extérieur suisse, à partir de 1961 en tant que conseiller fédéral.
Jusqu’ici, son travail a été peu honoré par les historiens et pourtant on trouve ses traces en de nombreux endroits. Certains documents importants relatifs à l’OECE, à la CEE, à l’AELE et au GATT et signés par le Conseil fédéral dans son ensemble portent la marque de son style et de ses valeurs.

Exemples des activités de Hans Schaffner

Deux épisodes donneront une idée de l’importance du rôle joué par Schaffner:

1. Le «complot de fonctionnaires»

En 1958, lorsque la CEE choisit de faire cavalier seul et que l’OECE risquait d’échouer, la Suisse était menacée d’isolement. Le 1er décembre, Schaffner, alors délégué du Conseil fédéral aux accords commerciaux, invita 7 représentants des futurs Etats membres de l’AELE à participer à une rencontre à Genève. Les entretiens eurent lieu au niveau administratif. C’est là que furent esquissés les fondements de la future AELE. D’autres entretiens eurent lieu ensuite à Oslo et à Stockholm. Ils entrèrent dans l’histoire sous la dénomination de «complot des fonctionnaires». Schaffner en prit l’initiative et fut désormais considéré comme le père de l’AELE.
Il fut, en un certain sens, l’adversaire de Jean Monnet, considéré aujourd’hui comme le père de l’UE. Ils avaient tous les deux travaillé longtemps dans l’administration, y avaient accompli des missions importantes à un haut niveau et avaient exercé une grande influence sur la politique. Jean Monnet avait travaillé à la Communauté européenne du charbon et de l’acier et plus tard au gouvernement français mais il ne fut jamais ni ministre ni président de la République. Son importance pour la Communauté européenne apparut nettement lorsqu’il fut déclaré «citoyen d’honneur de l’Europe» en 1976.
Schaffner a lui aussi occupé essentiellement des postes administratifs et exercé une influence considérable sur la politique. En 1961, après 20 ans d’activités dans l’administration, il fut élu conseiller fédéral. Mais, contrairement à Jean Monnet, il était convaincu que les structures et les centres de pouvoir supranationaux gênaient plutôt le développement des Etats, que leurs appareils bureaucratiques risquaient facilement d’enfler et d’être gangrenés par la corruption. L’histoire lui a donné raison.
Aujourd’hui, en pleine crise économique, la Suisse, qui a choisi une autre voie, se porte, à bien des égards, mieux que presque tous les Etats de l’UE.

2. Persévérance lors des négociations du GATT

Je voudrais mentionner ici un document dans lequel Schaffner décrit d’une manière très personnelle le déroulement des négociations dont le but était l’adhésion de la Suisse au GATT. J’en résumerai quelques passages. (cf. Feuille fédérale, 1966):
Schaffner salua, après la Seconde Guerre mondiale, les efforts visant à stimuler le commerce mondial au moyen d’un accord multilatéral. En tant que délégué du Conseil fédéral chargé des accords commerciaux, il soutint les mesures prises en vue d’adhérer au GATT créé en 1947. Toutefois, il fut bientôt confronté à des problèmes relatifs à l’agriculture. En 1947, le peuple avait approuvé un article constitutionnel qui chargeait la Confédération de prendre des mesures visant à «conserver une forte population paysanne, assurer la productivité de l’agriculture et consolider la propriété rurale» (art. 31 bis, al. 3 de la Constitution de 1874). Cet objectif était en nette contradiction avec l’article 10 du GATT. Il était impossible d’adhérer tout de suite.
Mais Schaffner n’était pas homme à se plaindre et à accepter cette situation. Dans les années qui suivirent, il plaida auprès de tous les membres du GATT la cause d’un petit pays de montagnes qui, pour des raisons évidentes, ne pouvait pas se mesurer à des pays agricoles typiques comme le Canada ou l’Australie et ne voulait pourtant pas renoncer à son agriculture. En 1958, il avait presque atteint son but. Pratiquement tous les membres du GATT étaient disposés à accueillir la Suisse en faisant certaines concessions en matière d’agriculture. Mais les deux pays agricoles que sont l’Australie et la Nouvelle-Zélande mirent leur veto à l’entrée de la Suisse.
Cet échec ne découragea pourtant pas Schaffner. Il obtint que la Suisse adhère provisoirement pour trois ans en tant que membre sans droit de vote. Cette convention fut renouvelée deux fois par la suite. En tant que représentant d’un pays «extérieur», Schaffner se montra particulièrement actif. Du 16 au 21 mai 1963, il dirigea, en tant que conseiller fédéral, la Conférence des ministres du GATT et prépara le cycle de négociations du GATT le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale, le Cycle Kennedy. Les bons contacts qu’il entretenait avec de nombreux politiques étrangers et ses contacts personnels avec le directeur général du GATT facilitèrent considérablement les choses. Grâce à sa patience, à sa persévérance et à son extrême habileté de négociateur, il parvint finalement au but: Le 1er avril 1966, la Suisse fut admise en tant que membre à part entière, avec une clause restrictive en faveur des paysans qui permettait à la Suisse de mener sa propre politique agricole. Schaffner commenta l’accord de la manière suivante: Nos partenaires ont accepté parce qu’ils ne voulaient pas empêcher l’accès au GATT à un pays de la stature de la Suisse qui ne correspond cependant à aucun schéma.
Schaffner a laissé des traces au GATT. Les années suivantes, l’article 10 de l’accord n’a plus été respecté de manière aussi stricte. L’agriculture a été reconnue «sensible» – comme au sein de l’AELE – et soustraite de plus en plus au libre-échange mondial.

Réussite à la tête du Département de l’économie

Schaffner dirigea, en tant que conseiller fédéral, le Département de l’économie de 1961 à 1969. Un épisode du Conseil national de 1962 mérite qu’on s’en souvienne. Schaffner fit savoir aux parlementaires que l’économie évoluait positivement, ce qui n’était pas une évidence pour la génération de la guerre et de l’après-guerre. Il déclara, sur un ton à la fois triste et joyeux, qu’«en matière d’exportations, nous étions victimes de notre vertu, de notre grande compétitivité». L’économie marchait à plein rendement et n’était presque plus en mesure d’honorer toutes ses commandes. Elle créait, contrairement à aujourd’hui, trop d’emplois, lesquels ne pouvaient être occupés que par des étrangers, avant tout des Italiens. C’est pourquoi il s’efforça, les années suivantes, de freiner la conjoncture. Sans grand succès: A la fin de son mandat, on n’enregistrait dans tout le pays que 46 chômeurs et le Conseil fédéral dut recourir à des mesures d’urgence pour lutter contre la surchauffe.
Nous ne pouvons pas ne pas évoquer ici les aspects négatifs de la haute conjoncture, par exemple la pollution des eaux et la crise du logement. Il fallut contingenter l’arrivée des ouvriers étrangers et de leurs familles. Les aînés d’entre nous se souviennent qu’il fut un temps où l’on ne pouvait plus se baigner dans les lacs de Zurich et de Lugano à cause de la mauvaise qualité de l’eau. Partout en Suisse, il fallut construire des stations d’épuration et la situation s’améliora peu à peu.

Refus de la Commission Bergier

Les expériences amères n’ont pas épargné Schaffner à un âge avancé. Comme nous l’avons dit plus haut, il avait, en tant que directeur de la Centrale de l’économie de guerre, pris des décisions importantes à une époque où la Suisse était encerclée par les puissances de l’Axe. Aussi est-il surprenant que les membres de la Commission Bergier aient refusé d’interroger cette personnalité de premier plan. Cette arrogance de la Commission l’a énormément froissé, et cela à juste titre. Mais, comme si souvent dans sa vie, il réagit. Il exprima son indignation dans un article du New York Times. Zeit-Fragen l’a traduit en allemand sous le titre «Die Wahrheit über die Schweiz» (12 août 2002). Les historiens sérieux ne devraient pas commettre des fautes grossières comme celles-là. La Commission Bergier avait la chance de s’adresser à une personnalité encore en vie qui avait occupé si longtemps des fonctions essentielles.
Cette erreur montre que pour ces «experts», il importait plus d’écrire leur «histoire à eux» que d’étudier à fond ce qui s’était passé à l’époque. Les faits auraient pu faire vaciller les préjugés. Le phénomène n’est pas si rare mais ce qu’on ne comprend pas, c’est que les conclusions du Rapport Bergier soient reprises dans les manuels scolaires.

Hans Schaffner visionnaire

Schaffner était membre du Parti radical-démocratique et avait des convictions libé­rales. Son attachement au libre-échange n’était pas absolu. Pour lui, l’économie libérale de marché était nécessaire mais non suffisante: elle nécessitait des fondements spirituels et moraux qu’elle ne pouvait pas produire elle-même, notamment une relation étroite avec le pays, ceux qui y travaillent, la démocratie directe et les structures fédéralistes. Par sa politique, il s’efforçait de satisfaire les besoins humains et recherchait, dans les nombreuses négociations économiques menées avec l’étranger, des solutions «sur mesure» qui tiennent compte des particularités spirituelles, culturelles et économiques des pays en question. Et la paysannerie en faisait partie. Le radical argovien était un partisan de l’ordolibéralisme tel que le professait son contemporain Wilhelm Röpke. Je compare volontiers Schaffner à Ludwig Erhard qui symbolise aujourd’hui l’économie sociale de marché en Allemagne.

Et aujourd’hui

Aujourd’hui, les négociations avec l’UE se déroulent tout autrement qu’autrefois. Souvent, des normes juridiques sont reprises sans discussions. On pratique essentiellement l’«adaptation autonome». Ceux que cela dérange et qui regrettent l’absence de discussions s’entendent opposer l’argument selon lequel nous ne devons pas chercher à n’adopter que ce qui nous arrange. Je n’ai jamais lu cet argument dans les nombreux documents datant de la fondation de l’AELE.
Dans les négociations de l’OMC également, on observe une autre tendance. Le conseiller fédéral Josef Deiss déclarait déjà, il y a 6 ans, que la fin du Cycle de Doha était proche, qu’il fallait transformer l’agriculture afin de préparer les paysans à l’ouverture des frontières et au libre-échange mondial. Doris Leuthard a poursuivi cette politique ces dernières années. Selon elle, les frontières s’ouvriront bientôt et l’accord de l’OMC est imminent. Récemment, elle a déclaré à la NZZ am Sonntag (1/11/09) que «la suppression des droits agricoles était sûre et certaine».
Au cours des dernières années, l’agriculture a été complètement transformée si bien que de nombreux agriculteurs ont mis la clé sous la porte mais on a de bonnes raisons de penser que l’accord attendu depuis tant d’années ne sera pas réalisé.
Au début des années 1960, Schaffner a réussi, aussi bien à l’AELE qu’au GATT, à faire valoir son idée selon laquelle l’agriculture était une question sensible pour des raisons qui variaient selon les pays. C’est une évidence; il est absurde de mesurer ses produits à la même aune, de les abandonner, comme les produits industriels, au libre-échange global et aux spéculateurs. Au vu des graves crises alimentaire et financière, on ne comprend pas que les responsables de l’OMC essaient aujourd’hui de revenir en arrière.
Actuellement, la Suisse ne semble guère participer activement au processus de l’OMC.    •