Le dossier du libre-échange agricole doit être abordé par le ParlementCréons des alliances et un commerce équitableInterview du conseiller national Rudolf Joderhd. L’accord de libre-échange agricole avec l’UE s’est heurté dès le début à l’opposition des paysans et des organisations agricoles concernés. En plus du problème existentiel des paysans, ce dossier posait des questions politiques importantes. La Constitution fédérale, soumise à une révision complète en 1999, accorde à l’agriculture une place particulière (cf. encadré de la page 2). La Confédération est tenue de sauvegarder l’agriculture et non de l’affaiblir par un accord de libre-échange inutile qui pourrait finir par la faire disparaître complètement. Horizons et débats: Comment voyez-vous la situation de l’agriculture suisse d’une manière générale? Rudolf Joder: L’agriculture suisse subit d’énormes pressions. Nous perdons chaque année environ 1000 exploitations. Un important processus d’érosion est en cours, et cela avant tout pour des raisons économiques. Si un accord de libre-échange aboutissait, l’existence même de l’agriculture serait sérieusement menacée. La Suisse serait inondée de produits d’importation bon marché. Les produits suisses ne pourraient plus guère se maintenir. Un excellent exemple nous est offert par la libéralisation du marché des fromages qui est totalement libéralisé depuis le milieu de 2007. La conseillère fédérale Doris Leuthard a toujours dit que l’agriculture suisse devait suivre une stratégie de la qualité. Le fromage est le produit par excellence de notre agriculture. Or depuis l’ouverture du marché, 4700 tonnes de produits ont été perdues parce que les importations ont beaucoup plus augmenté que les exportations. Ce qui prouve que la théorie selon laquelle l’agriculture suisse peut conquérir des marchés dans l’UE grâce à des produits de qualité est fausse. Ainsi, ce que les experts avaient annoncé il y a des années s’est réalisé. Qu’est-ce qui va se passer maintenant? Vous avez lancé une intervention parlementaire. Qu’espérez-vous obtenir avec cette initiative? J’ai essayé de mettre en œuvre tous les instruments parlementaires. D’une part, j’ai déposé une motion demandant au Conseil fédéral de rompre définitivement les négociations avec l’UE. D’autre part, j’ai déposé une initiative parlementaire qui sera probablement traitée cette semaine au Conseil national. Un accord de libre-échange avec l’UE est-il compatible avec notre Constitution? Non, car en cas d’accord, l’agriculture ne pourra plus réaliser ses missions constitutionnelles. Le processus d’érosion s’accentuera et l’entretien du paysage, l’occupation décentralisée du territoire et la sécurité alimentaire ne seront plus assurés parce que des exploitations vont continuer à disparaître. Selon des calculs statistiques, cela représenterait une perte de revenus d’environ 1 milliard de francs, c’est-à-dire entre 30 et 50% de revenus en moins pour les paysans. A la fin, il n’y aurait pratiquement plus d’agriculture paysanne. Il faut le savoir. Comment l’UE réagirait-elle à la rupture des négociations? Y aurait-il là un problème? Je ne crois pas, car c’est le Conseil fédéral qui a fait les premiers pas, et non l’inverse. Qu’est-ce que cela signifie? Le mandat en faveur de négociations n’a pas de base politique. C’est pourquoi il faut poser la question de savoir si le Parlement soutient cette politique du Conseil fédéral. C’est une situation absurde: l’UE ne s’intéresse guère à cet accord et le Conseil fédéral agit malgré l’opposition du monde agricole indigène. On peut se demander si le gouvernement agit vraiment dans l’intérêt de la Suisse. Il serait plus digne de défendre les intérêts de l’agriculture au lieu de les combattre et de rompre les négociations. Pourquoi le Conseil fédéral pratique-t-il cette politique? On veut une agriculture industrielle et non plus des petites exploitations familiales. On veut ouvrir les marchés au monde entier et seules les grandes exploitations du Plateau subsisteront. Il est de fait que l’agriculture suisse ne peut pas subsister sans l’aide financière de l’Etat sous forme de paiements directs. Si l’on prend au sérieux l’article 104 de la Constitution, il apparaît évident que cela coûte de l’argent. Il y va de la sécurité alimentaire et de la qualité des produits. Qu’arrivera-t-il si nous ne sommes plus approvisionnés? Que va devenir notre paysage? Les paysans vont-il devoir déménager dans les agglomérations? Voulons-nous cela? Ce sont là des questions politiques capitales. Il ne s’agit pas seulement de l’agriculture mais d’une question de société et de démocratie directe. La baisse des droits de douane sur les farines fait également partie de ce chapitre. Oui, c’est aussi un exemple. Des produits bon marché entrent dans le pays et ruinent notre production de haute qualité. Ne devrait-on pas aborder la question sous l’angle politique? Naturellement. Les partisans du libre-échange reprochent souvent à la Suisse de s’isoler. Qu’en est-il en réalité? Aujourd’hui, les importations du secteur agricole sont plus importantes que les exportations. Nous avons des marchés partiellement libéralisés et pour le fromage un marché totalement libéralisé. On ne peut absolument pas parler d’isolement. Ajoutons que les Etats-Unis, par exemple, peuvent, en raison de subventions considérables, peuvent vendre avantageusement leurs produits sur le marché mondial, naturellement au détriment des pays émergents ou en voie de développement qui assistent à la destruction de leur propre production agricole. Ces marchés globalisés et libéralisés détruisent l’agriculture non seulement en Suisse mais dans de nombreux pays émergents ou en voie de développement. C’est totalement absurde. Nous parlons de lutte contre le réchauffement climatique mais nous transportons des quantités énormes de produits agricoles à travers le monde. On doit se fournir en produits agricoles avant tout là où ils sont produits. L’accord et la suppression des droits de douane que recherche l’OMC profitent peut-être à des exploitations industrielles géantes comme aux Etats-Unis ou au Canada, mais ils ont des effets dévastateurs pour les petits pays et pour les pays émergents ou en développement. L’OMC devrait mettre entre parenthèses l’agriculture, ne serait-ce que pour protéger celle des pays émergents ou en développement. La Suisse pourrait conclure des alliances avec ces pays et créer un commerce équitable. Ce serait une politique solidaire. Les pays en développement rencontrent de grandes difficultés et, finalement, les pays industrialisés riches leur rachèteront leurs terres afin de produire à bas coût pour le marché mondial. L’Union suisse des paysans (USP) est favorable à une rupture des négociationsHorizons et débats: Le Conseil fédéral doit-il rompre les négociations avec l’UE sur un accord de libre-échange? Et si oui, pourquoi? Jacques Bourgeois:* L’USP est favorable à une rupture. Nous craignons que les prix chutent et que les frais de production restent élevés. L’Accord de libre-échange agricole (ALEA) entraînerait une autre baisse importante des revenus des paysans, ce que nous ne pouvons pas accepter vu le niveau de revenus déjà bas. En guise d’alternative, nous proposons de développer les accords bilatéraux. Que pensez-vous des négociations avec l’OMC? Devrait-on en exclure le secteur agricole? L’exclusion est illusoire et un accord multilatéral serait une bonne chose. Mais il doit tenir compte des besoins de l’agriculture. C’est-à-dire que des mesures protectionnistes et un soutien politique de l’agriculture doivent être possibles. C’est pour cela que nous luttons. Sans mesures protectionnistes, les prix augmenterontHorizons et débats: Quelles seraient les conséquences d’un accord de libre-échange agricole avec l’UE pour la Suisse et son agriculture? Markus Zemp:* Sans mesures protectionnistes envers l’UE, les prix à la production s’adapteraient en peu de temps au niveau de l’UE. Dans des secteurs tels que le bétail de boucherie, les fruits et légumes et beaucoup d’autres produits de la terre, les prix seraient réduits de moitié. Pour le lait, la baisse pourrait s’élever jusqu’à 20 centimes. Certes, cette chute des prix serait moins importante pour les spécialités et les produits de niche. Le problème est que les coûts (bâtiments, salaires, logements, etc.) ne baissent pas. Sans paiements directs ni autres mesures d’accompagnement, une grande partie de la paysannerie disparaîtrait. Sur le Plateau, il y aurait une pression énorme en vue d’agrandir les exploitations pour profiter d’économies d’échelle. Mais qui investit actuellement? Que pensez-vous du fait que l’UE n’est pas intéressée par un accord de libre-échange avec la Suisse? En ce moment, les négociations sont au point mort avant tout pour des raisons institutionnelles. Et on peut se demander si l’UE veut encore conclure des accords sectoriels avec la Suisse sans pouvoir les relier aux autres dossiers. Ne serait-il pas urgent d’exclure le secteur agricole des négociations de l’OMC? Le mieux serait d’interdire, dans le cadre de l’OMC, toutes les aides aux exportations, y compris celles qui ne sont pas visibles, qui sont surtout versées par les USA. Ce serait le meilleur moyen d’aider les pays en développement et les prix sur les marchés mondiaux ne baisseraient pas artificiellement. A part cela, je demande depuis longtemps que, dans le cadre de l’OMC, des domaines comme la protection de l’environnement, la protection des animaux et les conditions sociales soient traités sur un pied d’égalité avec le libre-échange. Constitution fédérale, art. 104 Agriculture1 La Confédération veille à ce que l’agriculture, par une production répondant à la fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue substantiellement: |