Le putsch de la CIA et du MI6 en Iran réveilla des craintes en Suissets. Le putsch contre Mossadegh, le Premier ministre iranien élu démocratiquement, accompli par le MI6 et la CIA en août 1953 a été examiné à la loupe en Suisse. Le conseiller aux Etats socialiste, Emil Klöti, a dit tout haut ce que maints Confédérés pensaient tout bas lorsqu’il a attiré l’attention sur le fait que la possession de son propre pétrole, pour un pays, n’était pas sans risque, car il pouvait éveiller le désir des grandes puissances. C’est pourquoi la Suisse devait conserver la recherche du pétrole en ses propres mains. L’opposition politique, alors sous la houlette du conseiller national Paul Kunz du parti libéral, a de son côté mis en garde, en mars 1953, à propos de la possession de pétrole qui pouvait mettre en danger l’indépendance et la neutralité – à cause de la soif de pétrole des autres pays (cf. Ganser p. 93 sq.)
Le modèle de paix suisse et la question énergétiquePremière partie: Comment un petit Etat reste-t-il souverain? Avec de l’énergie fossile ou de l’énergie renouvelable? – Un regard dans l’histoire énergétique suisse du XXe siècle et les conséquences pour l'avenirpar Tobias Salander, historienSuite à l’accident nucléaire de Fukushima, beaucoup de pays ont entamé la sortie de l’énergie nucléaire. Entre autre la Suisse. De l’autre côté, il y a des pays tels que la France qui veulent maintenir plus de 50 centrales nucléaires en activité. En même temps, tout porte à croire qu’en 2006 le Peak Oil a été atteint, étant donné que la quantité de pétrole conventionnel extrait, cela veut dire du pétrole qui peut être produit relativement bon marché, est en baisse. Depuis pas mal de temps, la notion de transition énergétique vers les énergies renouvelables est sur toutes les lèvres. De même les notions d’autosuffisance et de souveraineté énergétiques. Notamment un petit Etat fédéraliste tel que la Suisse est confronté à la question de savoir comment assurer l’énergie nécessaire sans courir le risque de chantage. Il est impératif et séant pour un Etat fédéraliste de se libérer des énergies fossiles, qui doivent toutes être importées de l’étranger, et d’encourager la transition vers un approvisionnement en énergie décentralisé, aussi pour éviter de menaçantes pannes de courant générales. XIXe siècle: le début de «l’intermède fossile» en SuisseLes humains ont besoin d’énergie pour vivre. Tout au long de l’histoire de l’humanité celle-ci se composait d’énergies renouvelables, à l’exception d’une courte période, que l’on peut appeler un «intermède fossile». Il s’agissait du solaire, des produits issus de la photosynthèse tels que le bois, puis de l’eau, du vent et de nos jours aussi de la biomasse, du biogaz et de la géothermie. Certes, à l’époque pré-fossile cela a mené à des crises énergétiques qui se manifestaient par des famines: Ainsi la Suisse – ayant à peu près 1,6 millions d’habitants en 1800 – fut atteinte d’une terrible famine en 1817. Cette année-là, on comptait 130 jours de pluie. Ce n’est que lorsqu’on a commencé à exploiter des combustibles fossiles que la souveraineté énergétique et aussi alimentaire a pu être améliorée. Ce sont exactement ces combustibles fossiles qui ont provoqué dans notre pays et beaucoup d’autres une véritable fièvre déclenchant un essor insoupçonné. Shell Switzerland: pas une entreprise suisseCertes, déjà en 1746, Johann Jakob Scheuchzer, un représentant du siècle des Lumières, avait décrit des fuites de pétrole près du lac de Walenstadt et au Tödi, mais le commerce avec l’or noir a démarré seulement au XXe siècle. C’était la société pétrolière anglo-hollandaise Shell, qui vendait ses produits pétroliers depuis 1906 aussi en Suisse – en 1949 la société s’est donné le nom de «Shell Switzerland». Depuis 1923, le pétrole a été tranporté par bateau via Rotterdam à Bâle. Shell, actuellement le plus grand groupe énergétique en Europe avec un bénéfice de 28 milliards de dollars en 2011, a engagé tôt et de préférence aussi des ingénieurs de pointe suisses. On a appelé le «Swiss Gang», ces géologues pétroliers suisses au service de Royal Dutch Shell. Esso Switzerland – une succursale de RockefellerMais la concurrence de Shell, la Standard Oil de Rockefeller était aussi active en Europe. Elle y fondait des succursales, dirigées à partir des Etats-Unis, mais ressemblant en apparence aux entreprises européennes. En Allemagne, c’était la DAPG, Deutsch-Amerikanische Petroleum-Gesellschaft, en Italie la Siap, Società Italo-Americano del Petrolio. La DAPG et la Siap fondèrent ensuite sur commande de Rockefeller en Suisse la Pico, Petroleum Import Cie. Plus tard, la Pico fut rebaptisée Esso Switzerland. BP – le troisième acteur étranger sur le marché énergétique suisseLa troisième entreprise de la bande fut la fondation britannique Anglo-Persian Oil Company (Apoc), ensuite dénommée BP qui entra, en 1927, par un achat dans le marché suisse. Ainsi Shell, Esso et BP étaient les acteurs principaux sur le marché local. Car la Suisse avait un problème: elle était obligée d’importer tout le pétrole. 1915: La Suisse perd sa souveraineté économiqueAu cours de la Première Guerre mondiale la question de l’autosuffisance, ou bien de la souveraineté énergétique et respectivement du manque des deux, est devenue pressante. La situation était telle que la Suisse n’était pas en mesure de maintenir sa souveraineté économique qu’elle perdit en 1915. Le blocus maritime britannique, qui avait également de l’impact sur la Suisse, en était la raison. L’Entente exigea, en flagrante violation du statut de neutralité garanti par le droit international, que notre pays s’imbrique dans le mur du blocus économique des Alliés, un affront que le Conseil fédéral réfuta clairement. Mais la Suisse était mal préparée, notamment face à une guerre à long terme; on avait prévu, à l’instar des autres pays, une guerre de courte durée. En plus, la Suisse, pays sans accès à la mer, ne disposait ni de ports maritimes internationaux ni de bateaux ni de voies d’accès assurées. Ainsi la Suisse était exposée au chantage dont l’Entente tira le plus grand profit possible, sans scrupules! Voilà une leçon politiquement réelle que notre pays n’oubliera pas facilement. Ainsi en 1915, les Alliés retinrent par exemple le pétrole, le caoutchouc et le riz! Mais en décembre 1914 déjà, la France avait coupé court à toute exportation de pétrole en Suisse, de crainte qu’il ne parvienne en Allemagne, ce qui eut comme effet que la lumière dans les foyers suisses, un pays qui n’était pourtant pas impliquée dans cette guerre, s’éteignit. La «SSS» – instrument de la guerre économique des AlliésLa marine britannique, dominant les océans, put arrêter à son aise les pétroliers chargés de marchandises destinées à la Suisse neutre. Ainsi le Conseil fédéral, désillusionné, dut constater en mai 1915 que la France et la Grande-Bretagne tenaient la Suisse fermement dans leurs mains, tirant les ficelles à leur aise. Dans cette situation, la Suisse n’aurait pas la moindre chance de s’en tirer et aurait trois options: mourir de faim, se battre ou accepter le contrôle par l’Entente. Le gouvernement fédéral opta pour le moindre des maux, la troisième variante. Défense du pays sans autosuffisance énergétique?Cette chronologie nous montre clairement qu’un pays neutre ne peut – en situation de crise, en cas de guerre – se contenter d’invoquer le droit international – il doit également être en mesure d’insister sur sa ferme volonté que le droit international soit respecté. 1916: la quête du pétrole en SuissePour cette raison on débuta également en Suisse la recherche de pétrole. Dans les années 1916 à 1919 deux entreprises, l’aciérie Georg Fischer à Schaffhouse et l’entreprise Sulzer à Winterthour firent effectuer par deux géologues suisses des forages d’essai – sans effet. Plus tard, on estima que cette circonstance était positive étant donné que la Suisse s’épargnait ainsi d’éventuelles invasions, des coups d’Etat provoqués de par l’extérieur et des révoltes, monnaie courante dans les pays exportateurs de pétrole au XXe siècle. Que de tels événements ne se produisent pas au XXIe siècle, le siècle des guerres de l’eau selon les prophéties de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, dans le château d’eau suisse, voilà ce que les générations futures doivent garantir; il incombe aux écoles et aux médias de rendre évident aux adolescents le caractère explosif de la question des ressources – étant donné que celles-ci sont sous le contrôle centraliste de quelques grands groupes – et d’éveiller en eux l’enthousiasme pour un approvisionnement en énergie décentralisé, durable et local – ceci notamment en renforçant les matières scientifiques à l’école. 1937: Le Conseil fédéral nomme un mandataire de l’économie de guerreLa Suisse, la Suède et l’Irlande ne connurent pas d’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale – et si c’était, entre autre, parce qu’elles n’avaient pas de champs pétroliers? Le Conseil fédéral en mai 1940: «Comme dans une souricière…»Le 1er avril 1938, il fut décrété par la loi que l’économie de guerre n’était pas sous les ordres du Département militaire fédéral (DMF) mais sous la direction du Département de l’économie publique – tirant ainsi les leçons de la Première Guerre mondiale. (Source: L’économie de guerre en Suisse 1939/1948, Rapport du Département fédéral de l’économie publique, publié par la Centrale fédérale de l’économie de guerre, Berne, 1951, p. XV) Comment assurer l’approvisionnement en charbon et en pétrole face au double encerclement par les nazis et les Alliés?Tout d’abord, le Conseil fédéral déclara la guerre à l’inflation, décrétant le gel des prix, ce qui signifia la suppression du marché libre. Robert Grimm et la Section Energie et ChaleurEn août 1939, le Conseil fédéral convoque à la direction de la Section Energie et Chaleur Robert Grimm, ancien chef de la Grève générale de 1918, ancien adversaire de l’Armée, situé à l’extrême gauche du PS et antifasciste ardent. Ainsi le PS, lui aussi, se trouvait bien intégré. Restriction de la mobilité…Pour manier cette situation, l’économie de guerre suisse, économie planifiée, fut contrainte de distribuer des coupons de rationnement, et ceci selon le degré d’urgence par rapport à l’économie de guerre. … et la production de carburants de substitutionEn 1942, on fonda, à Ems, la Hovag (Holzverzuckerungs-AG/Hydrolyse du bois-SA), qui produisait, en extrayant à partir du bois un liquide sucré, appelé «Eau d’Ems», un carburant biologique qui était pourtant plus cher que les produits pétroliers, mais qui fut subventionné à cause de la pénurie en carburants. Economie de guerre – essentielle pour la survie de la SuisseComme le charbon se raréfia, beaucoup d’appartements étaient sans chauffage. C’est pourquoi la Section Energie et Chaleur de l’Office fédéral de la guerre a marqué le slogan: «Mieux vaut un appartement froid et un poste de travail chaud que l’inverse.» Pour soulager la détresse, on installa des salles d’accueil publiques chauffées! Le fédéralisme dérange les groupes pétroliers dans leur maximisation des profitsLe monde entier y avait assisté: Les USA sont restés vainqueurs dans la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils étaient le pays ayant les plus grandes réserves de pétrole. Le pétrole était la ressource de guerre décisive. C’est pourquoi, un véritable boom de forages pétroliers a débuté après la guerre. Uniquement dans les années 1950 et 60, on a effectué sur le plan mondial environ 60 000 forages par an et on trouva ainsi des champs pétroliers gigantesques. Cependant, à partir de 1964, le nombre de nouvelles découvertes diminua. Ceci malgré une meilleure technologie. Shell doit présenter des requêtes de concession à 17 cantonsComme les géologues ont déclaré l’espace alpin peu intéressant, l’intérêt porté au plateau augmente. Selon leurs coutumes d’ailleurs, les global players Shell, BP et Esso auraient voulu une seule concession pour le plateau molassique tout entier. Ceci était cependant impossible en Suisse, car les 17 gouvernements cantonaux différents en étaient responsables. Retenons ceci: le fédéralisme a toujours été une protection contre les empiètements de grandes entités, que ce soit des groupes énergétiques ou des entités politiques telle que l’Union européenne qui, agissant dans les coulisses, favorisent les fusions de communes et de cantons, la création de parcs naturels et de régions métropolitaines. BP – un danger pour la sécurité, l’indépendance et la neutralité de la SuisseL’exemple du canton de Fribourg est significatif, aussi quant à la souveraineté nationale en rapport avec les ressources. Le gouvernement fribourgeois a négocié avec l’entreprise d’Arcy qui était contrôlée par BP. Ceci a alerté le Conseil fédéral et l’a motivé à intervenir: l’emprise sur la souveraineté cantonale a été justifiée par le fait que les négociations représentaient une mise en danger de la sécurité extérieure, de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse. Pourquoi? La société BP aurait été en main de la marine britannique et par là même de l’Etat de la Grande-Bretagne. Une analyse claire des répartitions des biens et du pouvoir, et une intervention courageuse et franche du Conseil fédéral, qui mérite aujourd'hui encore le plus grand respect. 1959: Swisspetrol SA: «Le pétrole suisse au peuple suisse»Les requêtes des grands groupes ont mené à un rapprochement dans le paysage énergétique suisse. On s’est vite mis d’accord sur le fait qu’il fallait commencer à chercher du pétrole par nos propres moyens, étant donné qu’on n’était pas un pays pauvre. C’est ainsi que le consortium suisse pour la recherche du pétrole, sous la direction de l’industriel du ciment Max Schmidheiny, a été fondé en 1953. Le consortium a touché de l’argent des grandes entreprises suisses. Le premier directeur fut le professeur Werner Niederer, président d’Avia, de l’association des importateurs suisses de pétrole. Schmidheiny s’inquiétait de la dépendance de fournisseurs étrangers et il a pensé qu’on devait se méfier des grands groupes pétroliers. Il ne fallait pas se dessaisir de son propre pétrole, supposé encore à extraire, car les groupes internationaux se rempliraient leurs propres poches. Combien la Suisse d’aujourd’hui compte-t-elle de grands industriels qui lui sont à tel point obligés? La deuxième partie de cette petite histoire suisse sous l’aspect de la question énergétique mènera de la crise de Suez de 1956 à travers les crises pétrolières de 1973 et 1979 jusqu’aux guerres du Golfe, et éclaircira finalement en quoi consiste la différence entre upstream et downstream en matière d’affaire pétrolière, ceci pour approfondir finalement la problématique de la nécessité d’une transition énergétique. •
Bibliographie: Daniele Ganser: Europa im Erdölrausch. Die Folgen einer gefährlichen Abhängigkeit. Zurich 2012. ISBN 978-3-280-05474-1 Chaque station-service est aussi un local fiscalts. Celui qui pense à l’histoire de l’Allemagne des années 30, pense entre autre aux autoroutes. Il est peu connu que ce fut le maire de la ville de Cologne, Adenauer, qui inaugura en 1932 la première autoroute. Par contre, ce qui est très connu c’est le fait qu’Hitler a commencé en septembre 1933 la construction des autoroutes du Reich et en avait achevé jusqu’en 1939 déjà 3300 km. Le but de cette entreprise est connu. Le pétrole américain a décidé la Seconde Guerre mondialets. Le rôle du pétrole dans la Seconde Guerre mondiale est jusqu’aujourd’hui très sous-estimé. Décisifs pour l’impact militaire des USA étaient leurs taux d’extraction du pétrole. Ainsi, en 1939, 3,5 millions de barils par jour étaient extraits, ce qui constituait 60% de l’exploitation mondiale. En 1945, on en était à 4,7 millions de barils par jour et à 66% de la production mondiale. On peut donc dire: se battre avec les USA signifiait avoir assez de pétrole – et gagner!! Pour un pays neutre, cela représentait un grand défi! (cf. Ganser p. 81 sq.) |