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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°4, 31 janvier 2011  >  Sur les traces d’Elinor Ostrom [Imprimer]

Sur les traces d’Elinor Ostrom

Visite à Törbel

par Werner Wüthrich

L’économie de marché ne comprend pas seulement la libre concurrence avec ses avantages et ses désavantages. La liberté de l’économie donne aux hommes la place et la chance de s’organiser librement dans une économie commune et de se donner des règles eux-mêmes. D’après Elinor Ostrom, l’action collective peut s’étendre à beaucoup de domaines. Dans une interview, elle s’est exprimée ainsi: «Nous devrions réfléchir et nous demander quelles sortes de règles et d’institutions fonctionnent le mieux dans un entourage donné.»
L’année passée, le comité Nobel a donné un signal en récompensant – en pleine crise financière – justement ce travail de recherche: La branche financière a également besoin d’un cadre réglementaire qui garantit la constance et la stabilité. Le système monétaire et du crédit est, comme le sont les alpages, un bien commun dont nous devons prendre soin et qu’il ne faut pas laisser au gré des acteurs individuels.

Notre route nous conduit dans le Valais, au village de Törbel. A travers les médias nous avions entendu parler de cette fameuse commune valaisanne, et cela a éveillé notre curiosité. Qu’allons nous vivre ici? Que vont nous raconter les habitants? – La chercheuse américaine Elinor Ostrom a reçu, l’année passée, le prix Nobel d’économie. Il y a environ 30 ans, elle avait visité cette commune paysanne située à l’altitude de 1500 m dans la vallée de Zermatt et elle s’est renseignée sur la manière dont les paysans exploitaient leurs alpages.
Quelles sont les recherches qu’Elinor Ostrom a faites dans ce village de montagne? – Elle s’est demandé de quelle manière les habitants géraient les biens communs (Allmende) comme les alpages, les fonds de pêche, les forêts et l’eau sans les endommager dans leur substance. Ostrom a fait des recherches sur un aspect de l’économie de marché qui mérite plus d’attention dans les sciences économiques. Le Comité Nobel s’en est rendu compte et a lancé avec le prix Nobel un message qui est entendu.

Törbel est partout

Le bus nous a amenés du fond de la vallée du Rhône sur une route aux virages étroits mille mètres plus haut, sur un plateau escarpé et habité par environ 500 personnes. Les gens de Törbel sont tellement gâtés par le soleil qu’à part l’élevage du bétail, les fruits, les lé­gumes et les céréales s’y développent bien aussi. Avec l’eau, amenée par diverses con­duites, les gens doivent être économes – comme dans beaucoup de communes valaisannes. La commune gère son école avec deux classes d’école primaire. Un connaisseur des lieux nous a montré fièrement son village et surtout la Moosalp, beaucoup mentionnée par les médias ces derniers mois. Il nous a expliqué comment les gens de Törbel exploitaient leurs alpages. Ce déroulement, Elinor Ostrom l’a documenté scientifiquement dans son œuvre principale «Governing the commons»1 (La gouvernance des biens communs). Ensuite il nous a montré son village avec ses maisons valaisannes typiques en bois foncé et bien entretenues, et les installations communes pour le ravitaillement autonome, comme par exemple le four à pain et le moulin. Le musée du village, installé avec soin, nous a donné une idée de la vie des anciennes générations de Törbel.
Regardons quelques lignes du texte où Elinor Ostrom décrit la vie et l’histoire de Törbel: «[…] Des documents remontent jusqu’en 1224 et rapportent les formes de propriété foncière et des transmissions de propriétés foncières effectuées au village, ainsi que les règles des villageois pour les cinq formes de propriété commune: les al­pages, les forêts, des terrains incultes, des installations d’irrigation ainsi que les sentiers et chemins reliant propriétés privées et propriétés communales. Le 1er février 1483, les habitants de Törbel ont signé des statuts pour fonder formellement une coopérative avec l’objectif de mieux régler l’utilisation des alpages, des forêts, des terrains in­cultes et les installations d’irrigation.» […] Cette coopérative, constate Elinor Ostrom, existe encore aujourd’hui. «Les citoyens se ré­unissent une fois par an pour discuter les règles générales et les procédures.» Une des règles les plus importantes – à l’époque comme aujourd’hui – est la «règle d’hiver». Un paysan ne doit amener à l’alpage que le nombre de vaches qu’il a hiverné lui-même. Cela veut dire, il ne doit posséder que le nombre de vaches dont il a besoin pour faire vivre sa famille.
Elinor Ostrom a également inclus d’autres régions de la Suisse dans ses investigations: «Dans toute la région alpine les paysans utilisent la propriété privée pour l’agriculture et la propriété commune pour le pâturage d’été, les forêts et les terrains pierreux incultes. […] Les habitants de Törbel et d’autres vil­lages suisses possédant du terrain en propriété commune, passent beaucoup de temps pour leur auto-administration.» […] En résumé, la chercheuse américaine peut dire que «c’est rare qu’on y évoque d’une surexploitation des alpages».

Economie de marché multiple

Lorsque nous discutons de nos jours de l’économie de marché libre, on parle souvent de la libre concurrence qui nous amène l’aisance dont nous profitons aujourd’hui. Ou bien on parle du casino du marché financier qui menace de déborder et risque d’entraîner le système entier. Mais dans toutes ces discussions, on oublie souvent que l’économie de marché a d’autres facettes. La liberté économique a donné aux gens la place et la chance de coopérer de façon autonome dans un collectif et de se donner les règles eux-mêmes. Elinor Ostrom est professeur de sciences politiques à l’Université d’Indiana à Bloomington, USA. C’est exactement à ce point qu’elle a commencé ses recherches. Quelle place ses recherches occupent-elles dans les sciences économiques?

L’économie de marché donne de la place à la coopération

La liberté économique est un produit des Lumières. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, on pratiquait dans beaucoup de pays le mercantilisme. La bureaucratie économique des rois et des princes dirigeait la vie économique de façon centralisée – vers l’extérieur, avec des droits de douane protectionnistes, et à l’intérieur avec des règles et des contrôles stricts. Derrière ce système, il y avait le plus souvent l’intention de remplir les caisses pour une vie dépensière et pour des guerres. Cela a changé à l’époque de la Révolution française. Inspirée par les Lumières, la bourgeoisie a de plus en plus pris l’économie en main et s’est retrouvé devant la question: Comment utiliser la liberté fraîchement conquise?
En 1776, Adam Smith, avec son livre «La richesse des nations», a fondé la science de l’économie nationale moderne. Il croyait en un ordre économique naturel qui se dis­tingue par l’harmonie entre les intérêts particuliers et l’intérêt public. Smith a décrit l’initiative propre, l’aspiration de l’individu à son intérêt personnel, le partage du travail, l’échange des biens et la libre concurrence comme forces motrices pour l’aisance de la société de laquelle tout le monde profite. Des interventions exagérées de l’Etat déformerait le jeu des forces du marché et amènerait des développements erronés. Dans son livre, il parle de la «main invisible» du marché qui résoudrait souvent les problèmes elle-même.
Le marché ne conduit-il pas à des injustices ou même à l’exploitation comme l’ont critiqué des économistes plus tard? Non – Adam Smith n’était pas seulement économiste, mais aussi philosophe de la morale. Il considérait l’homme comme un être social. D’après lui, l’égoïsme trouve ses limites dans la «sympathie» des hommes. L’homme aurait la capacité de se mettre dans la peau de l’autre. C’est la conscience comme «observateur impartial» qui joue un rôle régulateur.
Le déroulement de la Révolution industrielle des décennies suivantes a montré cependant que le développement écono­mique ne s’est pas fait sans problèmes, comme un Adam Smith optimiste l’a souhaité en 1776. Des problèmes sociaux comme le travail des enfants, la misère de larges couches de la population demandaient d’urgence des re­mèdes et des corrections.
L’Etat a créé les lois du travail pour protéger les faibles. Ainsi, le travail des enfants a été limité à beaucoup d’endroits et tout à fait interdit plus tard. Les heures de travail ont été limitées pas à pas. Les travailleurs se sont organisés dans des syndicats et des partis et ont fait avancer ce développement. L’économie de marché devait être refrénée et devenir plus sociale par le biais de la politique.

Réformes

Une autre route a été prise par des réformateurs comme par exemple en Angleterre l’entrepreneur à l’engagement social Robert Owen. Leur idée était que la liberté économique ne signifiait pas seulement la «libre concurrence», mais comprenait aussi la responsabilité et la dignité de coopérer dans le collectif et d’améliorer les chances de vie pour tout le monde. L’homme en serait d’autant plus capable si les conditions de travail et de la vie deviennent plus humaines et qu’il a l’occasion de s’instruire. Owen a prouvé avec succès qu’avec les conditions de travail améliorées, surtout moins d’heures de travail, la productivité augmentait.
Les réformateurs n’ont pas attendu de nouvelles lois, mais ils ont profité de l’espace libre que leur procurait la liberté économique. Robert Owen (1771–1858) a expérimenté des idées de coopérative à New Lanark (Ecosse) et à New Harmony (USA). Il a essayé d’installer des habitats coopératifs (Communities). En 1821, un collaborateur de Robert Owen a fondé en Angleterre le premier journal coopératif The Economist, aujourd’hui un journal d’économie important. A mentionner aussi les «Pionniers de Rochdale» (près de Manchester), qui, en 1844, étaient les premiers à avoir fixé dans un programme les règles et les bases pour la création d’une coopérative. On les considère aujourd’hui comme les fondateurs du mouvement de coopératives de consommation.
En Suisse existaient alors de nombreuses associations pour le pain et d’associations de boulangers qui ont essayé par l’entraide de venir à bout du manque de pain. Elles ont préparé la voie pour ce qui est devenu plus tard les coopératives de consommation (1851 Konsumverein Zürich, 1852 Lebensmittelverein Töss). En Allemagne, Wilhelm Raiffeisen (1818–1888) a vu que cette voie pouvait aussi servir pour l’argent et le crédit. Auparavant, c’étaient surtout les communes qui ont créé des Caisses d’épargne et de crédit d’après les principes coopératifs. Déjà en 1805, par exemple à Zurich, a été fondée une caisse d’épargne pour la population. Par la suite elle est devenue la «Bank Sparhafen Zürich» qui existe encore de nos jours.
Owen, Raiffeisen et d’autres ont initié avec leur exemple un mouvement mondial de co­opé­ratives. Il existe par exemple mondialement plus de 300 000 Caisses Raiff­eisen. Dans le domaine de l’agriculture, les paysans ont aussi commencé à coopérer et ils ont fondé des réseaux de coopératives les plus diverses. Là aussi, c’est grâce à Raiff­eisen. En Suisse, l’écrivain Jeremias Gotthelf a contribué à ce mouvement par son roman «Die Käserei in der Vehfreude» (1850).
La prise de conscience s’est propagée mondialement: Dans la coopération, l’égoïsme devient utilité commune. La concurrence est complétée par des accords libres et sensés.
Au XIXe et au XXe siècle, le mouvement mondial des coopératives s’empare de toutes les couches de la population. Des petites et moyennes entreprises se sont également réunies dans des coopératives de toutes sortes. Comme par exemple la «Spengler – Sanitär und Dachdeckergenossenschaft» (Coopérative des plombiers, sanitaires et couvreurs) fondée en 1907 à Zurich qui existe encore de nos jours. Une spécialité suisse sont les coopé­ratives WIR: Pendant la grande crise des années 1930, des petites et moyennes entreprises se sont réunies pour coopérer en ces temps difficiles et pour se soutenir mutuellement – entre autre avec de l’argent de la coopérative, le franc WIR. C’est devenu une histoire à succès qui dure jusqu’aujourd’hui. La coopérative WIR relie actuellement plus de 60 000 petites et moyennes entreprises.
Ces dernières années, on peut observer une renaissance de l’idée coopérative, encouragée et renforcée par le travail de recherche d’Elinor Ostrom et le Comité Nobel avec son prix d’économie.

L’idée de coopérative dans la formation d’Etats

Un chapitre spécial de notre voyage à travers l’histoire est dédié à la Suisse. Comme Elinor Ostrom l’a constaté, il y a de nom­breuses coopératives de champs, de forêt, d’alpage et d’eau qui ont leur origine dans la communauté économique du Moyen Age. La Korporation Uri, la Korporation Ursenen ou la Oberallmend Schwyz, par exemple, sont plus anciennes que la Confédération de 1291. L’esprit de liberté et la pensée orientée selon le bien commun de ces hommes étaient en contraste avec le féodalisme de l’époque. Ils ont – comme le montre Elinor Ostrom – inspiré l’idée moderne de la coopérative. Mais ils ont aussi participé à former la construction poli­tique et le développement de la Confédération [Eidgenossenschaft]. Elle porte donc aussi au XXIe siècle la désignation de coopérative dans son nom.

Comment la coopération peut-elle être faite avec succès?

Cette question générale guide Elinor Ostrom depuis le début de son travail de recherche. Il y a plus de 30 ans, elle a formé une équipe de chercheurs qui ont fait des recherches sur des groupes de personnes qui exploitent les richesses de la nature en collectif, de façon autonome. Les chercheurs ont fait des études dans de nombreux pays – sur le système de l’alpage, l’exploitation de la forêt, l’irrigation de sols agricoles, l’approvisionnement en eau potable et le domaine de la pêche. Elinor Ostrom et son équipe ont – sur le modèle de travail fait à Törbel – visité et examiné des corporations et des coopératives en Espagne, en Turquie, aux Philippines, au Sri Lanka, au Japon et en Californie. Ils ont comparé les résultats aux exemples de distribution des droits de propriété aux individus par les autorités d’un Etat, ou l’exploitation dirigée de façon centralisée: Les chercheurs ont constaté que les richesses de la nature sont exploitées avec plus de précaution où – comme à Törbel – il a été possible d’exploiter librement les ressources en collectif.
Elinor Ostrom et son équipe se sont posé des questions comme: Quelles sont les règles, fixées par les gens eux-mêmes, qui favorisent le succès d’un travail en commun? Qui veille à ce que les règles soient respectées? Quelles sont les conditions pour qu’une coopération fonctionne sur une longue durée? Quels sont les éléments nécessaires? Quelles règles n’ont-elles pas fait leurs preuves? Comment résoudre les conflits de façon durable?
Les chercheurs des USA ont élaboré les résultats recueillis à Törbel et d’autres études, et ils en ont fait une théorie sur la coopé­ration autonome et sur le travail selon des règles choisies par les gens eux-mêmes – surtout dans les domaines de l’économie où les hommes utilisent les ressources de la nature. Ostrom a publié les résultats il y a déjà 20 ans dans son livre mentionné ci-dessus «Governing the Commons». En 2009, on lui a décerné le prix Nobel d’économie pour son œuvre.    •

1    Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge 1990 (Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles. ISBN 978-2-8041-6141-5)