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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°35, 13 septembre 2010  >  Le cerveau guérit-il de la folie numérique? [Imprimer]

Le cerveau guérit-il de la folie numérique?

Des scientifiques abandonnent pour quelques jours leurs appareils électroniques et débattent du profit que leur cerveau peut en tirer

par Matt Richtel

Todd Braver se glisse hors d’une tente appuyée sur la paroi d’un canyon. Il est légèrement hâlé, sauf à son poignet où apparaît une fine bande blanche. Après avoir passé trois jours dans une contrée sauvage, Braver ne porte plus, et cela pour la première fois, sa montre au poignet. «Je l’ai oubliée» prétend-il.
C’est un phénomène mineur, cette sorte de modification que connaissent beaucoup de voyageurs au moment de se détendre. Mais Braver et ses compagnons le tournent en question: que se passe-t-il dans notre cerveau?
Braver est professeur de psychologie à l’Université Washington à St. Louis, dans le Missouri; il faisait partie d’un groupe de cinq spécialistes en neurologie partis en vo­yage spécial. Fin mai, ils consacrèrent une semaine à une partie de canot sur la rivière San Juan (rafting), ayant dressé leurs tentes sur ses berges et ayant rayonné dans les gorges des rivières affluentes dans cette contrée isolée du sud de l’Etat d’Utah.
Ce voyage fut entrepris avec un matériel très simple, mais avec un objectif exigeant: il s’agissait de comprendre combien l’utilisation intensive d’instruments digitaux et d’autres techniques modifie notre façon de penser et de nous comporter, et dans quelle mesure le retour à la nature pourrait réduire ces influences.
Les téléphones portables ne fonctionnaient pas dans cet endroit; pas moyen non plus de lire ses courriels; quant aux ordinateurs portables, ils furent laissés à la maison. Alors qu’ils se dirigeaient dans les méandres sablonneux de la rivière, ils trouvaient le moyen de se détendre – ce qui ne surprenait pas – de mieux dormir et d’être délivrés de cette inquiétude lancinante de savoir s’ils avaient reçu ou non un appel. L’importance de ces changements les mena à discuter entre eux de ce thème.
Selon certains de ces experts, une telle entreprise ne justifie pas de se lancer dans une recherche. L’organisateur du voyage, David Strayer, professeur de psychologie à l’Université d’Utah, estime quant à lui qu’étudier ce qui se passe lorsque nous abandonnons nos appareils digitaux, permettant à nos cerveaux un peu de repos – surtout en ce qui concerne l’attention, la mémoire et l’apprentissage – est un exercice important pour la science.
Selon le professeur Strayer «l’attention est le point central de tout ce dont nous prenons conscience, ce qu’on engramme, ce dont on se souvient, ce qu’on oublie, tout cela en dépend». Il estime, s’appuyant sur d’autres études, que comprendre le fonctionnement de l’attention peut apporter une aide importante dans le traitement de nombre de maladies, telles que le syndrome de déficit d’attention, la schizophrénie, ou la dépression. Par ailleurs, une utilisation quotidienne de stimulations numériques «peut amener des individus fonctionnant normalement dans des zones psychologiquement malsaines».
Mais il est plus facile pour certains que pour d’autres de quitter leur vie de tous les jours. Le voyage commence par une dé­fense féroce de l’attachement numérique, prenant un courriel important comme objet de discussion.

En cours de route

Les cinq scientifiques sont répartis en deux groupes: les convaincus et les sceptiques.
Font partie des convaincus Strayer et Paul Atchley, un professeur dans la quarantaine de l’Université du Kansas, qui étudie l’utilisation inconsidérée des téléphones portables par les adolescents. Ils attirent l’attention sur le fait qu’une utilisation intensive des techniques entrave la réflexion profonde et peut provoquer des peurs; alors qu’en revanche la fréquentation de la nature peut aider. Quant à eux-mêmes, ils s’efforcent d’interrompre régulièrement ces pratiques.
Les sceptiques utilisent leurs appareils digitaux constamment. Ils ne pensent pas que le voyage laissera des traces ni sur le plan personnel, ni sur le plan scientifique.
Font partie du groupe le très éloquent Todd Braver, âgé de 41 ans, expert en imagerie du cerveau, Steven Yantis, 54 ans, homme de haute taille, un penseur, président du département d’études psychologiques et du cerveau à l’Université John Hopkins qui étudie la façon dont les gens changent d’activités, ainsi qu’Art Kramer, 57 ans, un professeur de l’Université d’Illinois, à la barbe blanche, qui a attiré l’attention par ses études sur les avantages neurologiques de l’exercice mental et de l’entraînement.
Le professeur Kramer était le plus important dans ce groupe d’universitaires éclairés. Au moment du voyage, il était en passe d’être nommé directeur du Beckman Institute, un emploi doté d’un salaire annuel de 300 000 dollars. Cet institut de recherche de l’Université de l’Illinois comporte environ un millier de savants et de collaborateurs et il est financé par des subsides de plusieurs dou­zaines de millions.
Le groupe se déplace pendant six heures de Salt Lake City jusqu’à la rivière et s’arrêtent à un magasin de camping pour les derniers achats. Kramer attend à l’entrée et prend connaissance de ses courriels à l’aide de son Blackberry Curve. Cela provoque un débat entre les convaincus et les sceptiques.
Revenus dans la voiture, Kramer ex­plique qu’il a regardé son téléphone portable parce qu’il attendait un message important, à savoir si le subside de 25 millions de dollars, promis par l’armée pour l’utilisation des sciences neurologiques dans l’étude de l’ergonomie, avait été versé. Il avait donné l’ordre à ses collaborateurs d’envoyer un SMS sur le téléphone satellite en cas d’urgence, que le groupe avait emmené. Atchley ne comprend pas que Kramer s’occupe de cela. «Le sub­side sera encore présent quand tu rentreras» – «Il va de soi qu’on veut être au courant quand il s’agit d’un subside de 25 millions de dollars» rétorque Kramer.
C’est une dispute qui prend une ampleur quotidienne, du fait que la technologie numérique a réinventé la notion d’«urgence». A quelle vitesse doit-on recevoir les informations et y réagir? Pour les convaincus du groupe, le feu roulant des informations a causé une notion fausse de l’urgence, ce qui réduit les capacités des gens à se concentrer.

Sur la rivière

Ils se réveillent dans la Recapture Lodge, un motel rustique de deux étages, entouré de peupliers américains. Dans les chambres il n’y a pas de téléphone, mais Internet sans fil a été installé, du fait que les gens, selon le propriétaire, ne pouvaient vivre sans le consulter. Kramer reste toujours sans nouvelles de son subside. Il met son ordinateur por­table dans un sac à dos et le dépose au bureau du motel.
Quelques heures plus tard, le groupe atteint le point de départ où sont stationnés les canots pneumatiques. L’endroit a été baptisé Mexican Hat en raison du rocher proéminent à la forme de sombrero. Les voyageurs se rassemblent et remplissent les canots de vivres pour cinq jours, sans oublier bière, jerri­canes d’eau, cabine de toilette mobile, tentes et sacs de couchage, ustensiles de cuisine, ainsi qu’une pharmacie de campagne. Puis c’est le départ.
Au bout d’un court trajet en aval, ils aperçoivent un pont d’acier étroit, construit à 46 mètres au-dessus de la rivière: après ce pont, il n’y a plus de connexions pour téléphonie mobile. «C’est la fin de la civilisation» s’exclame Atchley en riant.
En début de soirée, ils mettent en place leur camp. Ils mangent des côtelettes de porc, la constellation de la grande Ourse brille dans un ciel ramené à une étroite vision du fait des hauts murs du canyon. Ils boivent des bières et s’entretiennent sur le cerveau, pensant à une étude pleine d’avenir de l’Université du Michigan, laquelle démontre qu’on apprend mieux après une promenade en forêt qu’après une promenade dans une rue animée.
L’étude démontre que les centres d’apprentissage dans le cerveau sont sollicités lorsqu’ils doivent travailler des informations, même lorsqu’il ne s’agit que de saisir passivement l’environnement urbain. De ce fait, pensent certains savants, la capacité à mener plusieurs tâches de front («multitasking») fatigue le cerveau et réduit les capacités de concentration.
Le directeur du voyage, Strayer, estime que la nature peut raviver le cerveau. «Nos sens se transforment. Ils sont réadaptés – on remarque des bruits tels que le grésillement du grillon; on entend la rivière, les bruits, les senteurs, on est davantage lié à l’environnement physique de la terre qu’à son environnement artificiel.
Braver accepte les résultats de l’étude du Michigan, mais veut comprendre précisément ce qui se passe à l’intérieur du cerveau. Il en est tout étonné: pourquoi le cerveau ne s’adapte-t-il pas aux multitâches permanentes, ce qui nous rendrait capables de gérer des sollicitations multiples toujours plus nombreuses? «C’est exactement ça, réplique Kramer, pourquoi les circuits ne sont-ils pas exercés, ce qui nous permettrait de devenir plus fort?»

Petit à petit on y voit plus clair

La science s’est longuement penchée sur le fait de savoir dans quelle mesure l’attention était influencée par les médias nouveaux – de la presse d’imprimerie à la télévision. Les recherches modernes concernant l’attention se sont développées à partir des années 80 lors de l’avènement de nouveaux appareils qui permirent aux chercheurs d’étudier l’irrigation sanguine et l’activité électrique du cerveau. Grâce à de nouveaux appareils, ils peuvent localiser les zones du cerveau qui s’éveillent lorsque la personne passe d’une tâche à une autre ou bien lorsqu’elle fixe son attention sur de la musique ou sur un film.
Des études du comportement ont démontré que la performance souffre lorsque les individus doivent maîtriser plusieurs activités en même temps. Les chercheurs se demandent si l’attention et la concentration sont déjà atteintes quand l’individu s’attend à l’entrée de nouvelles stimulations numériques. «L’at­tente d’un courriel semble saisir notre mémoire de travail» selon Yantis.
Cette mémoire de travail [appelée aussi mémoire à court terme] est une ressource importante du cerveau. Les chercheurs développent l’hypothèse qu’une partie du cerveau est appréhendée par l’attente du courriel et d’autres informations; ils prétendent pouvoir le prouver par l’imagerie du cerveau. C’est le rythme du voyage: les idées passent comme la rivière s’écoule.
«Il s’agit d’une véritable liberté de l’esprit de savoir que rien ni personne ne peut nous interrompre», nous dit Braver. Sur quoi Kramer rétorque: «Le temps ralentit». Il a développé beaucoup d’énergie depuis qu’il a quitté la maison à 15 ans et a acquis par son travail une position importante. C’est le deuxième jour sur la rivière et sa tente est pliée. Il est le premier à être prêt, mais il ne se sent pas pressé. Jusqu’à présent, il n’a encore lu aucun des rapports de recherche qu’il a emportés avec lui. Et son courriel annonçant les 25 millions? «Je ne m’en suis jamais préoccupé. Je n’y ai pas même pensé» dit-il, comme si d’y penser était stupide.

Le syndrome du troisième jour

Les autres participants sont également détendus. Braver renonce au café et abandonne son rituel. Le lendemain il oublie de mettre sa montre, mais prévient les autres de ne pas en tirer des conclusions: «A la maison, j’oublie souvent de mettre ma montre, mais je dois reconnaître que normalement j’ai mon télé­phone portable sur moi et qu’il me donne l’heure.»
Strayer, le convaincu, déclare que les voyageurs ont atteint un niveau de détente qu’il appelle «le syndrome du troisième jour». Ces symptômes ne surprennent pas vraiment. Mais même les chercheurs sceptiques confirment qu’il se passe quelque chose dans leur cerveau, ce qui renforce leur discussion scientifique. C’est quelque chose qui pourrait prendre de l’importance pour aider les gens à mieux gérer leur vie dans un monde où ils sont constamment confrontés à des stimulus électroniques.
Braver s’exprime ainsi: «Si nous pouvons démontrer que les gens sont en constante fatigue et n’arrivent pas à utiliser tout leur potentiel cognitif, alors que pouvons nous entreprendre pour retrouver toutes nos capacités productives?»

Le retour

Revenu dans la nuit au Motel Recapture Lodge, Kramer réclame son ordinateur portable à la réception. D’abord, il dit vouloir prendre une douche et se reposer quelque peu avant de le mettre en marche. Puis, il décide d’y jeter tout de même un coup d’œil. Il avait reçu 216 courriels, mais rien quant au sub­side militaire. «La saga des 25 millions de dollars se poursuit» dit-il en refermant son ordinateur.
Le lendemain, il est assis dans le fond de la voiture avec Braver, en route pour l’aéroport. Ces deux sceptiques se partagent de la vi­ande séchée et réfléchissent à ce qu’ils ont vécu. Le voyage ne les a pas transformés, mais les a amenés à revoir leur façon de penser dans leurs recherches – et sur eux-mêmes.
Braver raconte que, lorsqu’il a récupéré son téléphone la veille, il s’est rendu compte à quel point il avait auparavant, dans de petits moments d’ennui, pris en main son portable: «Je l’utilise parfois comme prétexte pour être asocial.» Lorsqu’il sera de retour à St-Louis, il prévoit de se concentrer sur ce qui se passe lorsque le cerveau se repose. Il recourra à la technologie d’imagerie pour examiner s’il est possible de mesurer les effets de la nature sur le cerveau et s’il y a d’autres voies permettant de reproduire cet effet, par exemple par la méditation.
Kramer, quant à lui, veut étudier dans quelle mesure le fait de se trouver dans la nature, de faire une marche ou un tour en bateau, ou lors d’une combinaison de ces activités, permet au cerveau d’en profiter – p. ex. par des pensées devenant plus claires.
Achtley pense avoir trouvé de nouvelles façons d’aborder certains faits, comme celui de jeunes gens qui se mettent à composer des textes dans des situations dangereuses, notamment en conduisant un véhicule. Il est possible que la dépendance envers les stimulations numériques mène à prendre de mauvaises décisions.
Sans trop savoir dans quelle mesure le voyage a eu une influence sur leurs cerveaux, les chercheurs sont prêts à recommander l’interruption ponctuelle des activités ordi­naires comme moyen permettant de débrouiller l’écheveau des pensées. Et Kramer d’ajouter: «Pendant combien d’années avons-nous ordonné de l’aspirine sans en connaître précisément le mécanisme des effets?»    •

Source: International Herald Tribune du 17/8/10,
© International Herald Tribune
(Traduction Horizons et débats)

zf. Il serait heureux que certains cantons suisses et leurs contribuables jettent un coup d’œil attentif sur leurs lycées. Alors qu’on se met déjà, outre-Atlantique, à envisager un avenir de l’après tout-numérique, on continue chez nous à consacrer dans les écoles des espaces entiers aux appareils électroniques et même à inventer «l’apprentissage en espace numérique» comme le font savoir avec fierté certains professeurs de pédagogie. On prend comme objet d’expérimentation des jeunes gens de 15 ans. Il s’agit d’en faire le plus rapidement possible de petits monstres scientifiques au lieu de les guider vers une véritable maturité et à devenir des citoyens responsables. Tout ceci pour tenter de rattraper les performances économiques des Chinois, peut-être?