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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°42, 1 novembre 2010  >  Lettre ouverte à Tony Blair [Imprimer]

Lettre ouverte à Tony Blair

ef. Depuis début septembre, le livre «A Journey» («Un Voyage») de Tony Blair est dans le commerce. Dans ses Mémoires, il défend longuement sa décision de 2003 de partir en guerre contre l’Irak avec les Américains. En janvier déjà, devant la commission d’enquête sur la guerre en Irak, devant laquelle il a défendu durant plus de six heures la guerre d’Irak et où il n’a pas prononcé un mot de regret pour les innombrables femmes, hommes et enfants qui sont morts de mort violente depuis l’invasion de l’Irak, il maintient cette ligne de défense dans toute la partie médiane de son livre. En Angleterre de nombreuses protestations et manifestations ont eu lieu lors de la sortie du livre. Un Anglais sur quatre voit en Blair un criminel de guerre. Et les Anglais savent aussi bien que tout le monde que jusqu’à présent on n’a demandé de rendre des comptes ni à Tony Blair ni à un autre responsable, selon les principes de Nuremberg et selon les exigences de la conscience universelle.
Le comte Hans von Sponeck, qui dirigea à Bagdad, de 1998 à 2000 le programme des Nations Unies «Pétrole contre nourriture», a rapporté et analysé dans son livre «A different kind of war» de façon détaillée les conséquences désastreuses des sanctions imposées pour la population irakienne. Il réagit au livre de Tony Blair par une lettre ouverte que nous publions ci-après.
Sa lettre ouverte a déjà été publiée dans plusieurs médias anglophones, germano­phones et arabophones.

Cher Monsieur Blair,

Vous ne me connaissez pas. Pourquoi le feriez-vous? Mais peut-être auriez-vous dû faire ma connaissance et celle d’autres collaborateurs des Nations Unies qui, alors en Irak, se donnaient du mal, lorsque vous entamiez votre politique irakienne. Dans vos Mémoires, les alinéas consacrés à l’Irak ont confirmé mes craintes. C’est l’histoire d’un leader, mais pas celle d’un homme d’Etat. Vous auriez pourtant pu, même a posteriori, amener la vérité en plein jour. Au lieu de cela, vous répétez à l’envi tous les arguments connus, à savoir pourquoi les sanctions étaient ce qu’elles devaient être, pourquoi la peur de Saddam Hussein était plus forte que la crainte de franchir la ligne entre la politique de puissance et le souci des hommes et ­femmes, pourquoi l’Irak s’est finalement transformé en une poubelle pour êtres humains. Au lieu de cela, vous vous cramponnez au diktat de la libération de l’Irak de Bill Clinton de 1998 et à la détermination de George W. Bush de le réaliser.
Vous vous présentez comme quelqu’un qui voulait suivre la voie tracée par les Nations Unies. Je n’en suis pas si sûr. Est-il vraiment faux de dire que, si vous aviez vraiment cette intention, ce n’était que pour des raisons tactiques et justement pas parce que vous vouliez protéger le rôle de l’ONU, de juger seul de la justification des actions militaires? La liste est longue, très longue, de ceux qui refusent votre façon d’agir et celle de votre gouvernement, durant les treize ans de sanctions, de l’invasion et de l’occupation de l’Irak. Elle contient les noms de l’Unicef et d’autres agences des Nations Unies, de Care, Caritas, Médecins internationaux pour la prévention de la guerre nucléaire (International Physicians for the Prevention of Nuclear War IPPNW), du Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan, et de Nelson Mandela. Et n’oubliez pas les centaines de milliers de personnes qui sont descendues dans la rue en Grande-Bretagne et dans le monde entier pour protester contre votre politique. Sommes-nous tous des naïfs, victimes de la propagande chimérique d’un dictateur? Vous prétendez que les faits parlent pour vous et vos supporters – la «coalition des volontaires» comme vous les appelez. Vos remarques dédaigneuses sur Clare Short, une femme courageuse, qui pour protester démissionna en 2003 en tant que ministre de l’aide au développement, démontrent clairement qu’elle figure chez vous sur une autre liste. Vous invitez les adversaires de votre politique irakienne à faire une pause et à réfléchir. Je vous prie de faire exactement de même. Ceux parmi nous qui étaient en Irak ont vécu la misère et la souffrance que votre politique a causées. Les représentants des Nations Unies sur place n’étaient pas «accaparés par le régime du dictateur». Nous étions «accaparés» par le défi de combattre la souffrance humaine qu’une politique fondamentalement fausse que deux Etats avaient provoquée – celle de votre pays et celle des USA – et de la lâcheté de bien d’autres au Moyen-Orient, en Europe et ailleurs. Ces pays auraient pu faire la différence, mais ils en ont décidé autrement. Les faits parlent pour nous, pas pour vous.
Voici quelques-uns de ces faits. Si l’on avait accordé à Hans Blix, le contrôleur ­d’armes des Nations Unies, les trois mois qu’il demandait, vos plans auraient peut-être été contrariés. Vous-même et George W. Bush avez craint cela. Si vous aviez respecté le droit international, vous n’auriez, en 1998 lors de l’opération desert fox, jamais osé autoriser les attaques à partir des deux zones d’interdiction de vol. Ces attaques devaient prétendument protéger de Saddam Hussein les Kurdes au Nord et les Chiites au Sud, mais elles ont tué des civils et détruit des installations civiles et ont finalement servi de préparation à la guerre projetée.
Je sais que nos rapports de Bagdad concernant les destructions causées par ces ­attaques ont déclanché beaucoup de colère au siège du gouvernement de Whitehall. Lors d’un entretien que j’ai eu en 2004 avec Robin Cook, votre ministre des Affaires étrangères de l’époque, j’ai appris qu’au sein même de votre cabinet de sérieuses réserves furent émises contre vos intentions. La résolution 688 de 1991 a attribué le pouvoir au Secrétaire général des Nations Unies – et à personne d’autre – de protéger les droits et les besoins des gens. Elle ne constituait pas une justification aux zones d’interdiction de vol. Par son acceptation de la résolution 688, le gouvernement britannique s’engageait en fait à respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak.
J’étais tous les jours témoin de ce que vous et deux gouvernements US manigançaient pour l’Irak: un régime de sanctions dur et sans pitié qui punissait les fausses personnes. Vos conseillers ont dû vous dire que votre politique avait pour conséquence qu’un Irakien devait se contenter de pauvres 51 cents par jour pour vivre. Vous avouez que 60% des Irakiens dépendaient totalement des importations que les sanctions permettaient. Mais dans votre livre, vous ne racontez nulle part que votre gouvernement et celui des USA bloquaient et retardaient régulièrement d’immenses livraisons qui étaient nécessaires à la survie des gens. Au milieu de l’année 2002, des biens d’une valeur de plus de 5 milliards de dollars furent retenus. Pas un seul pays membre du comité des sanctions des Nations Unies n’a soutenu votre politique. Les archives des Nations Unies regorgent de ces preuves. J’ai vu l’effondrement du système d’éducation irakien, qui autrefois faisait la fierté du pays. Et les conditions du système de santé étaient tout aussi désespérées. En 1999 il n’y avait dans ce pays plus qu’un seul appareil de rayons X en état de marche. Des maladies oubliées depuis longtemps se répandaient à nouveau en Irak.
Vous refusez d’avouer que vous et votre politique aurait quoi que ce soit à voir avec la crise humanitaire en Irak. Vous argumentez même que le gouvernement irakien était seul responsable de la mortalité infantile des moins de cinq ans, qui à l’époque était une des plus fortes au monde. Je vous en prie: lisez les rapports de l’Unicef, lisez ce que l’Américaine Carol Bellamy, qui à l’époque présidait cet organisme, écrivit à ce sujet au Conseil de sécurité. Pas un seul collaborateur de l’ONU qui s’occupait sur place de cette crise ne partagera votre point de vue «que l’Irak était libre d’acheter autant de nourriture et de médicaments» que le gouvernement de Saddam permettait. J’aimerais qu’il en fût ainsi. En juillet dernier, un diplomate qui représentait alors la Grande-Bretagne dans le comité des sanctions des Nations Unies quand j’étais à Bagdad, a dit: «Les fonctionnaires et les ministres britanniques connaissaient très précisément les conséquences négatives des sanctions. Mais ils préféraient accuser le régime de Saddam d’être incapable d’appliquer le programme Pétrole contre nourriture».
Aucune personne ayant toute sa tête ne défendra la manière de manier les droits de l’homme de Saddam Hussein. Votre critique à cet égard est parfaitement justifiée. Mais vous vous bornez à cette partie de l’épouvantable histoire. Vous citez Max van der Stoel, l’ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas et chargé extraordinaire pour les droits de l’homme en Irak à l’époque où j’y étais, lorsqu’ il condamne le mépris des droits de l’homme par Saddam. Mais vous passez à dessein sous silence trois faits utiles: van der Stoel n’avait plus mis les pieds en Irak depuis 1991 et il s’appuyait sur des rapports de seconde main; son mandat se limitait à l’appréciation des violations des droits de l’homme par le gouvernement irakien et excluait donc des rapports donnant d’autres raisons, par exemple les sanctions. Son successeur Andreas Mavrommatis, ancien ministre des Affaires étrangères de Chypre, reconnut immédiatement le caractère partisan de ce mandat des Nations Unies et il étendit le cadre de ses rapports aux sanctions, comme étant un problème essentiel des droits de l’homme. Ce fut une correction très importante.
Dans votre livre, vous ne mentionnez même pas Celso Amorim, le ministre des affaires étrangères brésilien, qui était alors le représentant permanent de son pays aux Nations Unies. Peut-être parce qu’il était un des rares diplomates qui essayait, contre ­toutes les tentatives de désinformation, d’établir la vérité sur les conditions déplorables dans l’Irak de la fin des années 90? Quand Amorim présida le Conseil de sécurité, il exigea une nouvelle évaluation de la situation humanitaire. Ses conclusions furent incontestables. «Même si l’ensemble de la misère en Irak ne peut être attribué à des facteurs externes, particulièrement aux sanctions, les Irakiens ne souffriraient pas d’un pareil manque sans les mesures du Conseil de sécurité et les conséquences de la guerre».
Hasmy Agam, l’ambassadeur de Malaisie auprès des Nations Unies, fit les remarques suivantes à ce sujet: «Quelle ironie que précisément la politique qui doit priver l’Irak de ses armes de destruction massive soit devenue elle-même une arme de destruction massive». Le Secrétaire général lui-même fit des re­marques très critiques sur la situation humanitaire en Irak. Lorsque je publiai mes ré­serves dans un article de journal, votre ministre Hain répondit ce que le monde pouvait entendre venant toujours de Londres et Washington: Tout cela est la faute à Saddam. Hain était votre allié loyal. Lui et d’autres membres du gouvernement britannique m’ont catalogué comme subjectif, trahissant mon mandat, pas à la hauteur de ma tâche. James Rubin, alors porte-parole du ministère américain des Affaires étrangères, l’a formulé ainsi: «Cet homme à Bagdad est payé pour travailler, pas pour parler!»
Denis Halliday, mon prédécesseur à Bagdad et moi-même fûment plusieurs fois empêchés de nous exprimer devant le Conseil de sécurité. Une fois la Grande-Bretagne et les USA adressèrent une lettre commune au Secrétaire général dans laquelle ils insistaient pour dire que nous n’avions pas suffisamment d’expérience avec les sanctions et que par conséquent nous ne pouvions en rien contribuer au débat. Ils avaient peur des faits.
Nous vivons des temps difficiles et vous avez contribué à les rendre telles. La structure de la sécurité internationale est sérieusement affaiblie, le Conseil de sécurité a échoué à résoudre les crises de façon pacifique et il existe une monstrueuse morale double dans les débats de savoir dans quelle direction notre monde devrait s’engager. Un ancien Premier ministre britannique – «un grand, politicien de rang mondial et pas seulement un leader de son pays» comme vous vous décrivez vous-même dans votre livre, ne devrait en fait pas avoir le temps pour des talk-shows à la télé. Vous en avez décidé autrement. J’ai vu le show – et c’était bien un show. Vous vous sentiez manifestement mal à l’aise. Tout ce que vous et votre compagnon d’armes Bush avez planifié pour l’Irak a échoué, à la seule exception d’avoir fait tomber Saddam. Découragé et lâchement, vous avez préféré parler dans ce talk-show de l’Iran comme nouvelle menace.
Que vous aimiez entendre cela ou non, vous avez sacrifié les Nations Unies et la voie de la diplomatie sur l’autel d’une alliance égoïste avec le gouvernement Bush. C’est là l’héritage de votre politique irakienne. Vous avouez dans votre livre que «ici ou là, quelques erreurs ont été commises». Dans un passage, vous écrivez que «les services secrets se sont trompés et nous aurions dû nous en excuser – et je l’ai effectivement fait». Le pilier central de vos arguments en faveur d’une invasion de l’Irak s’effondre et vous traitez cela comme une note de bas de page. Votre refus de simplement reconnaître les faits est une raison pour laquelle les «hommes de bonne volonté» sont pareillement bouleversés et persistent à exiger qu’on vous demande de rendre des comptes.    •
(Traduction Horizons et débats)

Hans von Sponeck est un ancien adjoint du Secrétaire général des Nations Unies. Il a travaillé pendant plus de trente ans pour cette organisation. De 1998 à 2000, il a été le coordinateur humanitaire des Nations Unies pour l’Irak. Il a démissionné pour protester contre la politique de sanctions de l’ONU.