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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2008  >  N°44, 3 novembre 2008  >  «Cette île est un paradis. Devrais-je disparaître un jour, vous me trouverez à … Cuba.» [Imprimer]

«Cette île est un paradis. Devrais-je disparaître un jour, vous me trouverez à … Cuba.»1

par Vera Ziroff Gut, Kilchberg

L’Assemblée générale des Nations Unies adoptera prochainement, pour la 17e fois, une résolution condamnant l’embargo inhumain auquel les Etats-Unis soumettent Cuba. L’an passé, une majorité écrasante des Etats membres s’est prononcée pour la cessation des hostilités commerciales empêchant Cuba, qui souffre fortement des ouragans, d’acheter des médicaments et des matériaux de construction. Cette situation nous donne l’occasion d’évoquer la vieille ville de La Havane et ses projets d’aide à l’autosoutien.

«Une bonne partie de l’identité de Cuba est liée à la vieille ville de La Havane. L’urbanisme et l’architecture en sont les témoins les plus fidèles; l’histoire du pays s’y reflète. Dès 1982, l’UNESCO a soutenu la constitution d’une infrastructure destinée à la rénovation et lancé une campagne qui montre combien la conservation de ce patrimoine culturel est importante pour l’humanité. Dans le mélange d’espace, de forme, de couleur, de texture et de goût qu’elle accomplit, la vieille ville de La Havane est le témoin le plus impressionnant de la population cubaine.» (Hernan Crespo Toral, ancien directeur du secteur de la culture de l’UNESCO)

La Havane passe pour la plus belle ville du Nouveau Monde. Si les fastes des XIXe et XXe siècles ont disparu, le charme et la beauté de la ville ainsi que l’ouverture d’esprit et l’amabilité de ses habitants ont subsisté. Même si quelques façades s’effritent encore, les bidonvilles des faubourgs, l’amère pauvreté et la faim ont disparu depuis longtemps après la révolution de 1959.

La vieille ville de La Havane, témoin le plus expressif de la population cubaine

La Havane est haute en couleurs et riche en formes. La culture et l’architecture de la ville ont été marquées par l’influence de plusieurs pays. Pendant 400 ans, les conquérants venus d’Espagne ont déterminé l’implantation, la forme en grille de la cité, ainsi que ses caractéristiques architecturales. De nombreux monuments historiques, des églises et couvents baroques, des palais néo-classiques, des allées et des places garnies de sculptures rappellent cette époque. Depuis le XVIIe siècle, 100 000 Africains ont été emmenés dans ce pays; par leurs coloris et leur musique, ils ont façonné l’aspect de la ville actuelle. En 1902, la Déclaration de prétendue indépendance a valu au pays les Américains, occupants secrets, avec leur Nouvelle Objectivité, leurs gratte-ciel, leurs banques et leurs affaires, leurs bars et bordels. Après leur retrait en 1959, les familles aux nombreux enfants y ont trouvé un logis. Les Cubains conduisent encore aujourd’hui les «calèches» abandonnées à la fin des années cinquante.
Jadis, La Havane devait son développement et sa richesse à sa proximité de la mer et à son port naturel. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’était un des grands centres d’armement. C’était le lieu de transbordement de la flotte espagnole qui, après avoir pillé les mines d’argent des colonies, entamait son retour vers l’Espagne. A l’époque des plan­tages de cannes à sucre, La Havane est devenue la principale place de transbordement des marchés d’esclaves de Cuba et du milieu de l’Amérique d’une part, de l’exportation de sucre d’autre part.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, toute la surface, soit 2,4 km2, de la ville bien fortifiée a été couverte de maisons proches les unes des autres. La classe supérieure espagnole occupait des bâtiments de deux étages situés au nord. Au sud, près du port, les classes inférieures se sont installées. Suivant la mode espagnole, les logements se groupent encore aujourd’hui autour d’un patio tranquille et verdoyant, centre de la vie familiale, et s’ouvrent sur la rue animée par des arcades qui protègent du soleil. Déjà avant le démantèlement de la ville au XIXe siècle, la classe supérieure s’est retirée du centre, étroit et surpeuplé, pour s’installer, devant la ville, dans le quartier des villas élégant et parsemé de verdure, faisant de ses palais et logements des objets de rendement. Les lieux où une famille avait résidé auparavant ont fait place à une maison de plusieurs familles, toute une famille s’installant souvent dans une seule chambre de maître. Les rez-de-chaussée ont été consacrés à des entrepôts et ateliers. L’excès d’utilisation et le délabrement de la construction ancienne ont commencé. Tandis que la situation économique de la vieille ville s’affaiblissait, des quartiers tout nouveaux se sont développés au XXe siècle à l’instar des Etats-Unis. Afin de faire face à la pénurie de logements et de résorber les bidonvilles des faubourgs, l’accent a été mis tout d’abord, même après la révolution, sur les constructions nouvelles hors du centre. De plus, les maisons sont devenues propriétés de l’Etat après 1959, lorsque leurs tenants ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient payé un loyer pendant vingt ans. Ainsi, la construction de la vieille ville dans son état colonial du XVIe au XIXe siècle a certes été conservée, mais elle est aujourd’hui menacée d’effondrement. Sociologiquement, il s’agit d’un quartier intact, vivant et actif, où logement, travail et loisirs se mêlent étroitement.

1982 – La vieille ville de La Havane, patrimoine culturel mondial de l’humanité

A la fin des années septante, les autorités ont lancé une campagne pour faire connaître à la population la valeur du centre historique de la ville. Fidel Castro a proposé de recourir à des «microbrigadista», volontaires de la construction libérés de leur poste de travail, qui aident à mettre en état leur logement à «leur» chantier pendant quelques mois, en percevant un salaire inchangé. De 1981 à 1991, les plans quinquennaux ont permis de procéder à la restauration à raison de USD 6 millions par an. Un soutien important s’est révélé la déclaration de l’UNESCO, en 1982, proclamant la partie la plus précieuse de La Havane, sa vieille ville, patrimoine culturel mondial de l’humanité, et la mettant sous protection.
Dès lors, les travaux ont avancé à pas de géant. En collaboration avec des autorités espagnoles, un plan à long terme a été rédigé, qui analyse les problèmes de la vieille ville et recherche des solutions sur les plans tech­nique, économique et humain. Des écoles et des ateliers d’artisans ont dû être ouverts de manière à enseigner de nouveau les vieux métiers de plâtrier, de stucateur, de menuisier et de peintre notamment. En collaboration avec l’Office fédéral autrichien des monuments et d’après son modèle, des méthodes de reconstruction et de conservation ont été développées, l’origine et la composition des diffé­rentes couleurs étudiées. On a découvert que le bleu de La Havane provenait des Mayas du Mexique. Sur les 1000 édifices classés monuments historiques, quelque 100 ont été restaurés.
La crise économique des années nonante a provoqué un fort recul. Après l’écroulement de l’Union soviétique, qui avait soutenu Cuba en prenant des contre-mesures (achats de sucre à des prix supérieurs et livraisons de pétrole à un tarif préférentiel) lors du boycott intense décrété par les Etats-Unis, l’île a subi une grave crise économique, qui perdure. Jusqu’à maintenant, l’Occident prétendument libre mené par les Etats-Unis n’est pas disposé à soutenir Cuba, qui se permet depuis 50 ans de choisir son chemin poli­tique. Les Etats-Unis n’ont même pas accepté de lever passagèrement le blocus pour que Cuba puisse acheter des matériaux de construction afin de réparer les dommages causés par le dernier ouragan. Bien au contraire: depuis 2007, ils ont même resserré leur blocus et, de surcroît, leurs autorités ont commencé à perturber la fréquence des liaisons Internet avec Cuba.2

Le bureau de l’historien de la ville

Dans cette situation, Eusebio Leal Spengler, historien de la ville et conservateur de son patrimoine culturel depuis 40 ans, a réalisé un grand travail. L’autorité qu’il préside s’efforce avec conviction de résorber la pénurie d’approvisionnement et le manque de moyens nécessités par la rénovation urbaine. Ses compétences ont été fortement élargies et l’effectif de ses collaborateurs est passé de huit à 9000 personnes. Son bureau est devenu une sorte de régie de l’Etat axée sur l’économie de marché. Il groupe 17 entreprises qui opèrent dans les secteurs de la construction, des meubles, de l’immobilier, des écoles, de l’emploi, de l’hôtellerie et des services sociaux. En outre, il a été autorisé à percevoir des impôts sur des entreprises commerciales. Les bénéfices générés par les entreprises sont affectés à la rénovation de la vieille ville (45% à des projets commerciaux générateurs de bénéfice, 35% à des projets sociaux tels que la modernisation de logements, 20% à d’autres secteurs). Tout d’abord, 36 musées, églises et palais intéressant les touristes ont été rénovés et, partiellement, transformés en hôtels et restaurants. La Plazza Vieja joue un rôle de modèle à cet égard. «L’une à côté des autres se trouvent une école, des institutions culturelles, un hôtel avec restaurant, des bâtiments rénovés avec arts et métiers au rez-de-chaussée et logements rénovés complètement aux étages supérieurs, que les anciens habitants ont réintégrés.»3 Par sa propre émission de télévision, l’historien fait partager aux habitants son admiration du charme de la ville. Le propre émetteur radio traite chaque jour de questions importantes en matière d’écologie, de protection de l’environnement, d’art, de littérature, d’histoire et de politique. Une revue culturelle bien conçue s’occupe de ces questions. Ces dix dernières années, un bénéfice de USD 150 millions a été généré et réinvesti.
Cette autorité a acquis une réputation internationale, si bien que des échanges scientifiques et culturels s’effectuent avec des universités du monde entier. Ainsi, les facultés d’architecture de l’Université technique de Vienne et de l’Université nationale de Colombie ont élaboré des scénarios des perspectives de développement urbain. La Haute école spécialisée de Cologne participe au développement d’un plan à long terme consacré à la baie de la Havane, l’Université de Brême, à un projet de recherche sur la protection des eaux de la côte cubaine. En Suisse, plusieurs établissements universitaires (EPFZ, EPFL, UZH et Haute école de Rapperswil) élaborent des projets de recherche avec La Havane. ICOMOS Suisse, comité suisse du Conseil international des monuments et des sites, a formé, en coopération avec la Haute école spécialisée de Berne, des artisans locaux, experts cubains dans l’usage du mortier mural et du crépi historiques, de la technologie de la chaux et de la restauration de calcaire psammitique. La DDC, autorité suisse d’aide au développement, élabore à La Havane un programme particulier depuis l’automne 2000. Soutenu par la DDC, le projet visant à fabriquer des matériaux de construction écologiques a été couronné du «World Habitat Award» 2007. Les matériaux de construction industrielle étant denrée rare à Cuba, l’institut de recherche CIDEM de l’Université de Las Villas a développé, à partir de la cendre volcanique disponible sur place, un matériau de construction pour lequel des déchets de construction peuvent aussi être utilisés. Pour la construction de tuiles, une fibre-ciment a été développée, pour laquelle on utilise des fibres de bambou qui en ré­duisent le poids et en accroissent la capacité de résistance.4

Calle Aguiar 68

Les habitants de La Havane n’ont pas encore eu souvent l’occasion d’emménager dans un logement rénové, car les bâtiments publics ont souvent priorité sur les rénovations complètes, qui sont chères. Sur les plus de 23 000 logements, la moitié est en mauvais état, plus de 20% n’ont ni salle de bain ni WC, seuls 10% ont été rénovés. Or trois bâtiments s’effondrent chaque jour en moyenne; 17 000 personnes ont déjà dû être évacuées.
A fin avril 2006, huit familles qui avaient habité pendant 14 ans dans des abris de secours ont réintégré leurs logements rénovés de la Calle Aguiar 68. Erigé en 1880 pour un médecin aux environs de l’entrée du port, le bâtiment avait été agrandi à plusieurs reprises d’un étage, transformé en 1943 en objet de rendement par la construction de cuisines et de cloisons supplémentaires et s’était effondré en 1992 à la suite de ce suremploi. Les habitants avaient été évacués.
En mai 2006, le projet pilote Calle Aguiar 68, que Christian Oberholzer, architecte à Zurich, a élaboré et dont il a assuré le suivi a été inauguré en présence de l’ambassadeur de Suisse à Cuba et remis à ses habitants. «La joie des habitants était grande», rapporte l’architecte, qui a investi les loisirs de 11 ans dans ce projet, «car les logements spacieux et clairs ne seraient pas devenus si vite réalité sans notre initiative.»5 Lors de son premier séjour de travail dans le bureau de planification de l’historien de la ville, en 1995, Christian Oberholzer avait rendu visite aux habitants dans leurs abris de fortune et décidé de les aider. Dans le plan à long terme de la ville, Calle Aguiar 68 figurait comme projet pilote d’«aide à l’autosoutien». Il devait donner de précieuses informations sur la possibilité de faire participer les habitants à la planification et à l’exécution des travaux de rénovation. «Lors de ces travaux, qui ont commencé en 2001, les gens n’ont jamais constitué le problème», relève Christian Oberholzer; «en raison de pénuries de financement et de matériaux de construction, les travaux ont dû toutefois être interrompus sans cesse.» Pendant la première étape, l’architecte a collecté un capital initial de CHF 50 000, qui lui a permis d’obtenir un crédit de financement plus important dans une banque cubaine. Caritas Suisse et la DDC ont fourni la moitié du montant, complété par les dons de particuliers. Depuis 2004, l’association suisse «Calle Aguiar, Cuba» soutient le projet. Elle s’est fixée comme objectif de recueillir des dons à concurrence des USD 100 000 qui manquent pour financer des charges totales se chiffrant à USD 210 000. Par sa rénovation, l’architecte a voué toute son attention au maintien de la structure de la construction avec vestibule, cour intérieure, galerie et a rendu la maison mieux habitable en l’adaptant aux besoins des huit familles y vivant à l’origine. Au rez-de-chaussée, une salle commune, le logement du concierge et une salle de soins médicaux (à Cuba, on compte un médecin pour 50 habitants) ont été aménagés de surcroît. «Nous sommes conscients», note l’architecte, qui travaille déjà à un autre projet, à savoir une maison transitoire pour familles évacuées, «que notre contribution ne peut être qu’une goutte d’eau sur une pierre brûlante en raison des besoins considérables, mais notre projet a amélioré les conditions de vie de plus de 40 personnes. Nous considérons le sourire heureux des habitants comme la reconnaissance de nos efforts; il nous remplit de satisfaction, et le succès nous incite à envisager de nouveaux projets.»    •

1     Garcia Lorca, Lettre à ses parents, 1930
2     163 pays sont lésés par le blocus. Depuis l’an passé, les Etats-Unis ont amplifié leurs hostilités commerciales contre Cuba, comme le révèle un entretien accordé le 17 octobre 2008 par Gerardo Peñalver Portal, ambassadeur de Cuba en Allemagne,
www.uni-kassel.de/fb5/frieden/themen/Embargo/Welcome.html
3     Eusebio Leal Spengler. La Habana Vieja. Dans: Bauwelt n°12, 2004, p. 24
4     Voir le communiqué de presse de la DDC du 9 août 2007
5     Entretien de l’auteur avec l’architecte Christian Oberholzer le 14 octobre 2008