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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°34, 30 août 2010  >  Nouriel Roubini et Stephen Mihm: Economie de crise – une introduction à la finance du futur [Imprimer]

Nouriel Roubini et Stephen Mihm: Economie de crise – une introduction à la finance du futur

par W. Wüthrich, Zurich

Nouriel Roubini n’a pas été le seul à avertir. Cependant, il a prévu dès 2006 la crise financière avec précision. Dans son dernier ouvrage, intitulé «Economie de crise – une introduction à la finance du futur», il ana­lyse ce qui s’est passé et indique directement ce qu’il faut faire pour préparer un avenir plus stable. Aujourd’hui, Roubini conseille les hommes politiques et les instituts d’émission.

Importance de l’histoire

Nouriel Roubini est professeur d’économie à l’Université de New York: Il a écrit son dernier livre en collaboration avec Stephen Mihm, professeur d’histoire à l’Université de Géorgie. Le lecteur le remarque immédiatement: les ouvrages consacrés à l’économie politique sont souvent pleins de formules mathématiques, de courbes et de modèles censés représenter l’évolution économique; souvent, ils n’est pas facile de s’y retrouver. Paul Samuelson, un des économistes les plus connus du XXe siècle, a lancé, il y a 30 ans, la «mathématisation» de l’économie politique. Agé aujourd’hui de plus de 90 ans, il s’est vu demander par un journaliste: «Que recommanderiez-vous à une personne qui commence aujourd’hui à étudier l’économie?» A la surprise de son interlocuteur, il répondit: «Il se peut que je vous réponde autrement que jadis. Aie un sain respect de l’histoire économique, car elle est la matière première dont sont issues tes hypothèses et tes preuves.»
Nouriel Roubini a pris ce conseil à cœur et travaillé en coopération avec le professeur d’histoire Stephen Mihm. Le résultat est impressionnant. Si les détails des crises, paniques et faillites différaient, les éléments essentiels n’ont guère changé durant les décennies et les siècles. Roubini démontre que les événements de 2009 auraient été familiers à l’observateur d’il y a un ou deux siècles.
Les comparaisons historiques aiguisent le regard posé sur les événements actuels et aident à répondre aux questions que suscite le futur. Roubini et Mihm montrent la voie.

Influence doctrinale

Non seulement les deux chercheurs se ré­fèrent à l’histoire, mais ils recourent, dans leur analyse, aux diverses doctrines écono­miques. Nous connaissons la plupart par leurs noms, tels les «keynésiens», les «marxistes», les «néo-libéraux», les «monétaristes», les «Autrichiens». Tous interprètent les événements écono­miques d’après leur conception de l’homme et du monde.
Les doctrines ont une grande influence sur la politique. Ainsi, John Maynard Keynes était proche de Franklin D. Roosevelt dans les années trente. Milton Friedman est associé à Margret Thatcher et Ronald Reagan. Aujourd’hui, l’économiste et prix Nobel Paul Krugman se targue publiquement d’avoir de temps à autre un entretien téléphonique avec Obama.
Contrairement à d’autres économistes, Roubini et Mihm proclament: «Nous n’adhérons pas à une doctrine particulière. Presque chaque courant économique peut contribuer à expliquer la récente crise, c’est pourquoi nous appuyons notre analyse sur un large éventail d’auteurs.» Seule une méthode globale permet de comprendre la crise. «Il nous faut déposer notre idéologie au vestiaire et considérer le problème calmement. Les crises peuvent prendre des formes très diverses et ce qui est adéquat dans une situation déterminée peut ne pas fonctionner dans une autre.»
Nous allons montrer les effets de deux doctrines économiques sur la politique, dans leur contexte historique, en tirant des exemples du livre de Roubini et Mihm, et les comparer à la situation actuelle. Ce sont les «keynésiens» et les «monétaristes». Dans un article ultérieur, je montrerai les effets de la doctrine «autrichienne», que Roubini décrit aussi exhaustivement. Ce courant de pensée est surtout celui du «Liberales Institut» de Zurich, qui publie les Schweizer Monatshefte [Cahiers mensuels suisses].

John Maynard Keynes et les années trente

Hormis Karl Marx, l’Anglais Keynes (1883–1946) est bien l’économiste le plus connu. Il a enseigné durant la première moitié du XXe siècle et s’est exprimé aussi à propos des problèmes politiques. Au milieu de la crise économique des années trente, il a déclaré lors d’une interview:
«Le capitalisme international et individualiste décadent, dans les mains duquel nous nous trouvions après la Première Guerre mondiale, est un échec. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux et, surtout, il ne tient pas ce qu’il promet. Il ne nous plaît pas et nous commençons à le haïr.»
La situation est évidente aux yeux des marxistes. Le capitalisme est un régime économique fondamentalement injuste et qui doit être aboli. Les moyens de production doivent être étatisés, ce qui s’est passé après la Seconde Guerre mondiale dans de nombreux pays, notamment dans la sphère d’influence de l’Union soviétique. En revanche, Keynes, qui respectait le droit de propriété, a proposé ce qui suit: L’Etat doit intervenir et modifier le capitalisme. En cas de crise, il doit accroître sensiblement ses dépenses consacrées au bien commun et – si nécessaire – les financer en s’endettant. Ainsi, la demande globale augmenterait et l’économie serait stimulée. De nouveaux investissements seraient effectués et de nouveaux emplois créés.
Comment la crise a-t-elle commencé à l’époque? En 1929, le «vendredi noir», la Bourse de New York avait enregistré un recul massif. De nombreux Américains avaient spéculé à crédit et ne pouvaient plus rembourser leurs dettes. Les banques elles-mêmes comptaient parmi les gros spéculateurs et étaient en difficultés – comme aujourd’hui. La crise boursière s’est répercutée rapidement sur l’ensemble de l’économie et a abouti à un plongeon conjoncturel. Tout comme Keynes le proposait, le président des Etats-Unis, Edgar Hoover, a lancé le plus grand pro­gramme établi jusqu’alors, qui visait à soutenir les banques et la conjoncture. Les banques devaient recevoir des crédits, les voies flu­viales et la protection contre les inondations de­vaient être améliorées, les bâtiments publics, les routes, les autoroutes et les aérodromes bâtis. Son successeur, Franklin D. Roosevelt, a intensifié ces efforts en contractant – contrairement à Hoover – des dettes élevées.
Le résultat est impressionnant. 380 000 kilomètres d’égouts ont été formés ou assainis. 480 aérodromes, 78 000 ponts, 780 hôpitaux, 915 000 routes et plus de 15 000 écoles, hôtels judiciaires et autres constructions publiques ont été érigés. Le taux de chô­mage, qui atteignait encore 25% en 1932, est tombé à 15%. (A titre de comparaison: calculé comme à cette époque, le taux du chômage aux Etats-Unis se monterait actuellement à quelque 17%.)
En 1937, Roosevelt s’est efforcé d’épargner et de contracter moins de dettes. La crise économique a repris alors rapidement. Le taux de chômage est remonté à 20%. En 1938, les préparatifs de guerre se sont accélérés. La dépression économique n’a cessé vraiment que pendant la Seconde Guerre mondiale.

Keynes dans l’après-guerre

En 1936, John Maynard Keynes avait publié son livre principal sous le titre de «Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.» Ce livre a marqué les sciences économiques et la politique jusque dans les décennies de l’après-guerre. Cependant, Keynes a été parfois mal compris. En effet, il n’a pas recommandé simplement aux politiciens de dépenser davantage pour stimuler l’économie. Ses conseils étaient les suivants: La politique devrait agir de manière anticyclique pendant une longue période. Durant les années grasses, les gouvernements devraient donc exercer une certaine retenue et former des réserves dont ils disposeraient en temps de crise pour des dépenses supplémentaires. De cette façon, l’Etat peut neutraliser l’évolution économique sans contracter des dettes excessives. De nombreux politiciens pensent à Keynes surtout en temps de crise, alors qu’ils trouvent de bonnes raisons de faire également des dettes pendant les années grasses.

«Lors du dernier demi-siècle, tout le monde – des économistes universi­taires aux traders de Wall Street – a été induit en erreur par les comptes de fées que l’on racontait à propos des mi­racles des marchés libres et des avan­tages illimités liés à l’innovation financière. La crise a porté un rude coup à ce système de valeurs.» (p. 372)
Toutes les citations sont tirées de
l’ouvrage de Nouriel Roubini et ­Stephen Mihm intitulé «Economie
de crise – une introduction à la finance du futur», Lattès 2010

«Comme nous l’avons clairement montré dans ce livre, la crise ne fut pas tant le produit de prêts hypothécaires à risque que d’un système financier à risque. En raison d’un ensemble de facteurs allant de la déformation des structures de rémunération à la corruption des agences de notation, le sys­tème financier mondial était complètement pourri. La crise financière n’a fait que retirer la peau lisse et brillante de ce qui était devenu, au fil des ans, un corps gangrené.» (p. 373)

La «contre-révolution» de Milton Friedman

Dans les années septante, après la fin de la haute conjoncture, la réputation du «keynésianisme» s’est ternie. La bureaucratie aurait gonflé toujours davantage, pourrait à peine être encore financée et remplacerait les activités de l’économie privée.
Milton Friedman, professeur d’économie politique à Chicago, a mené alors une sorte de contre-révolution. Ses disciples, dénommés «Chicago Boys», ont diffusé ses idées dans le monde entier. Ils passent pour les promoteurs du néo-libéralisme et de la mondialisation. Dans quelle mesure le sont-ils vraiment?
Friedman affirme que les Etats nations devraient procéder à une sorte de sevrage en limitant leurs activités et en laissant plus de latitude à l’économie privée. Il faut que les gouvernements renversent la tendance à confier toujours plus de tâches à l’Etat et remettent une partie de leurs activités à l’économie privée. Si l’Etat doit continuer à influer sur l’économie, il doit le faire non plus – comme chez Keynes – par l’intermédiaire du gouvernement, mais par celui de l’institut d’émission.
Le message tendant à l’«autolimitation» des Etats nations s’est répandu rapidement, car les dettes de nombreux Etats avaient augmenté alors rapidement. Milton Friedman avait encore d’autres objectifs. Il voulait repousser l’Etat nation pour faire place au marché supranational, mondial, de l’OMC. Il s’agissait d’un nouveau cadre, qui correspondait davantage aux intérêts des grands groupes économiques. Milton Friedman était aussi l’un des partisans des efforts tendant à réduire la souveraineté et la responsabilité des Etat nations en faveur des institutions supranationales, telle l’UE.

Comparaison de Keynes et de Friedman

Le profil d’un économiste se reflète particulièrement dans sa manière d’interpréter la crise économique des années trente. Comme nous l’avons vu, Keynes a émis la thèse que la crise économique mondiale était due au fait que la demande mondiale s’était effondrée après le krach de 1929. Selon lui, la consommation était beaucoup trop faible, les entreprises n’avaient plus pu écouler leurs produits et avaient dû congédier des collaborateurs. Des investissements en de nouvelles fabriques n’ont pratiquement plus été effectués. Si l’institut d’émission américain, la Fed, a doublé la masse monétaire après 1933, ces mesures n’ont guère exercé d’effets. L’atmosphère était si mauvaise et la crainte de l’avenir si forte que les citoyens en détresse consommaient beaucoup trop peu et épargnaient beaucoup trop malgré les taux d’intérêt bas et l’argent bon marché. En dépit du recours à la planche à billets, les prix ont baissé, un excédent de marchan­dises ne trouvant pas acheteur. Seuls les programmes conjoncturels massifs, que Keynes avait préconisés, ont permis une amélioration. L’Etat aurait ainsi agi pour le bien commun et les Américains auraient eu du travail, disait-on.
L’argumentation de Milton Friedman est différente: Le «deficit spending» de l’Etat recommandé par Keynes n’aurait pas fait ses preuves. Lorsque Roosevelt, en 1937, a réduit les programmes conjoncturels volumineux et tenté ainsi de faire moins de dettes, la Bourse et la conjoncture se sont effondrées. Le taux de chômage a grimpé de nouveau de 15 à 20%. – La toute grande faute aurait été commise ailleurs. Après le «vendredi noir» de 1929, la Fed et les instituts d’émission du monde entier se seraient comporté de manière complètement fausse. D’après Friedman, ils auraient dû procéder à des injections massives de monnaie. De nombreuses banques auraient pu être sauvées et l’on aurait pu empêcher que le citoyen perde sa confiance dans le système financier. Selon le monéta­riste Friedman, la masse monétaire aurait alors – comme aujourd’hui – plus que doublé. A vrai dire, quatre ans trop tard.
L’accroissement de la masse monétaire s’est réalisé de la façon suivante dans le ré­gime des changes de l’époque: En 1933, la Fed a cessé d’échanger des billets de banque contre des pièces d’or. Plus encore: Roosevelt a nationalisé l’or en interdisant la possession privée de pièces et de lingots. Les citoyens des Etats-Unis ont dû livrer à l’Etat leurs réserves d’or privées au prix de l’époque de 20 dollars l’once. Peu de mois après, Roosevelt a dévalué le dollar de 41% et réévalué l’or en conséquence, le fixant à 35 dollars l’once. – Ce coup politique revenait pratiquement à exproprier les détenteurs d’or. Il permettait toutefois de mettre en branle la planche à billets et d’accroître considérablement la masse monétaire. Ce n’est qu’en 1974 que l’interdiction de détenir des réserves d’or à titre privé a été levée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
Jusqu’à maintenant, beaucoup d’Américains ne pardonnent pas à Roosevelt cette intrusion dans leur propriété et sphère privées, intrusion dictatoriale et problématique sur le plan de l’Etat de droit. Aujourd’hui, une once d’or coûte 1200 dollars. Cela montre combien le dollar a été manipulé, en quelques décennies seulement, au détriment des citoyens. Contrairement à la situation d’alors, la Fed n’est plus limitée aujourd’hui dans son recours à la planche à billets ou à son équivalent électronique.

«La titrisation doit elle aussi être re­mise en question. Des solutions simplistes, consistant par exemple à demander aux banques d’assumer une partie du risque ne seront pas suffisantes: des mesures bien plus radicales devront être adoptées. La titrisation devra être beaucoup plus transpa­rente et standardisée, et ses produits devront être fortement réglementés. Les titres de créance auxquels s’ap­plique cette technique devront faire l’objet d’un examen minutieux. Les prêts immobiliers et les autres prêts concernés devront être de première qualité; et si tel n’est pas le cas, ils devront être clairement présentés comme risqués.» (p. 373)

Keynes et Friedman aujourd’hui

Comment les politiciens se comportent-ils aujourd’hui? Qui influe sur leur pensée? Keynes ou Friedman? – Roubini et Mihm pensent que les responsables actuels s’efforcent d’éviter les fautes du passé. Ils appliquent aussi bien la méthode «Keynes» que la méthode «Friedman», mais de façon plus décidée, plus radicale que par le passé.
Les moyens d’action décrits par Keynes, soit peu d’instruments ayant fait leur preuve, ont fait place à une foule disparate de mécanismes par lesquels l’Etat influe sur l’économie. Les instituts d’émission également ont accru massivement leurs moyens d’action. Non seulement ils ont doublé ou triplé la masse monétaire, mais ils octroient des crédits à nombre d’institutions, sauvent des banques, achètent des papiers-valeurs «toxiques» dont personne ne veut plus, financent les déficits d’Etats insolvables, etc. Les gouvernements et banques centrales opèrent en étroite coopération et tirent, pour stopper le déclin, tous les registres dont ils disposent dans le système actuel. L’argent du contribuable est non seulement placé en investissements de l’Etat, mais aussi pour garantir les dépôts en banque de particuliers et les dettes d’entreprises, pour nationaliser des banques, soutenir des entreprises du secteur de l’automobile ou les nationaliser. Tout cela prend des proportions gigantesques. «Si cela s’avère nécessaire, il volera en hélicoptère au-dessus de New York et fera pleuvoir les dollars,» a dit un jour Ben Bernanke, président de la Fed, dans un discours.
Cette cure radicale et sa masse de mesures diverses se sont avérées efficaces et ont stoppé provisoirement la «chute libre», comme l’appelle Stiglitz. Roubini et Mihm appuient la manière de faire des gouvernements et banques centrales: «A court terme, il convient d’empêcher l’écroulement précipité du système financier en assouplissant la politique monétaire et en prenant d’autres mesures préventives comme l’octroi de crédits ou de capitaux. Il importe également de stimuler la demande globale en lançant des programmes conjoncturels et en réduisant les impôts.»
Les Etats-Unis avaient certes perdu 8 millions d’emplois en peu de temps mais la situation de l’économie et des Bourses s’est un peu améliorée après les mesures de rigueur. En Europe également, on observe des signes positifs, par exemple dans l’industrie d’exportation allemande et suisse. La croissance a repris. Cependant, selon Ben Bernanke, les perspectives sont encore «extraordinairement incertaines». Il est pourtant disposé à continuer de soutenir la conjoncture.

Les dangereux produits dérivés qui ont volé en éclats lors de la crise récente devront eux aussi être réformés. Les produits dérivés vendus de gré à gré (over the counter) – ou, plus exactement, sous la table – devront être ramenés dans un système de marché organisé et enregistrés dans des bases de données; leur utilisation devra faire l’objet de restrictions. La surveillance des produits dérivés devra par ailleurs être centralisée.» (p. 374)

«Ces produits dérivés ont considérablement changé lors des années récentes grâce à l’apparition de nouvelles variétés comme le credit default swap (CDS). «Cet instrument a été comparé à un contrat d’assurance, mais il est en réalité très différent. Il res­semble superficiellement à une assurance parce qu’il autorise celui qui l’achète à se prémunir contre l’éventuel défaut d’un débiteur. Si cela se produisait, le vendeur de cette «assurance» devrait aider l’acheteur à récupérer ce qu’il a perdu. Mais contrairement à l‘acquéreur d’un contrat d’assurance, l’acquéreur d’un CDS ne possède pas une bribe de l’actif qui était l’objet du pari. Il y a pire: quiconque avait parié que quelqu’un ferait défaut avait toutes les raisons de faire en sorte que cela se produise. Acheter un CDS revenait à souscrire une assurance habitation pour une maison qui ne vous appartenait pas avant d’essayer d’y mettre le feu.» (p. 275)

Des «soupes populaires» de plus en plus nombreuses

Il existe cependant d’autres statistiques. En voici deux exemples:
1.    Le nombre des Américains qui re­çoivent des bons de repas a augmenté l’année dernière de 7 millions. Aujourd’hui, plus de 40 millions d’Américains ont recours à cette aide étatique, forme moderne de «soupe populaire». (C’est grâce aux soupes populaires que durant la dépression des années 1930, les communes et des organisations privées essayaient d’améliorer le sort des Américains dans le besoin.)
2.     Malgré la croissance économique, on crée peu d’emplois aujourd’hui. Pourquoi? Un exemple nous donne la réponse. L’entreprise américaine Apple a enregistré au dernier trimestre des bénéfices records. Jamais les affaires n’ont mieux marché car la production a été délocalisée en Chine et dans d’autres pays d’Asie.
Les mesures de sauvetage des gouvernements et des banques centrales ont entraîné des situations absurdes. En voici deux exemples:

Le système hypothécaire américain est quasiment nationalisé

Au début de la crise financière, les prêteurs hypothécaires Fannie Mai et Freddie Mac ont joué un rôle clé. Ils ont titrisé leurs hypothèques souvent douteuses et ont vendu les titres dans le monde entier. Aujourd’hui, on évite ces titres «pourris». Entre-temps, ces deux banques ont été nationalisées et l’Etat a garanti ces titres pour quelque 12 billions de dollars. Si le remboursement de cette somme venait à être réclamé, la dette publique des Etats-Unis, qui est déjà énorme, doublerait. Pour désamorcer cette situation, la Fed a racheté une partie de ces titres avec des dollars qu’elle a créés d’un clic de souris. Aujourd’hui, le système hypothécaire américain est plus ou moins étatisé.

Garanties étatiques insensées en Islande

En Islande, les trois grandes banques opérant au niveau global ont fait faillite, mais ces faillites ont été contrôlées. Toutes les fi­liales étrangères ont été vendues et les banques renationalisées, c’est-à-dire orientées vers le pays. Elles sont gérées sous de nouveaux noms par de nouveaux propriétaires. La reconstruction est en route. Voilà pour la bonne nouvelle. Mais il y en a également une mauvaise. Comme d’autres pays, l’Etat islandais a fourni des garanties étatiques insensées si bien que chaque famille islan­daise de deux enfants a, en tant que contribuable, 1,2 million de dollars de dettes que lui ont laissées trois banques, dettes dont ces familles ne sont absolument pas responsables. La commission d’enquête du Parlement islandais a rendu il y a quelques semaines un rapport de 2000 pages qui est actuellement un best-seller dans la population. L’économiste Vilhalmur Bjarnason estime que les principaux responsables de la débâcle sont un petit groupe de quelque 30 personnes (directeurs de banque islandais, banquiers centraux et membres du gouvernement).

Hier et aujourd’hui

Lorsque l’on compare la crise actuelle à celle des années 1930, on est frappé par un fait: le président Obama, membre du Parti démocrate, avait annoncé lors de sa campagne électorale qu’une part importante des plans de relance devait être investie dans les infra­structures américaines. De nombreux ponts devaient être réparés d’urgence; en de nombreux endroits, les canalisations, les voies de chemin de fer et bien d’autres choses de­vaient être refaites. Il fallait développer les transports en commun, l’argent des impôts devait servir à financer des projets utiles, comme l’avait fait Roosevelt il y a 75 ans. Ces travaux d’intérêt public ont-ils été entrepris? La presse parle peu de ce sujet. De nombreux emplois auraient pu être créés. Or rien n’apparaît dans les statistiques actuelles. Cela laisse supposer que les billions de dollars des impôts ont été dirigés vers la finance.

Désaccord entres les économistes: que faire maintenant?

Certes, on a réussi à stopper la «chute libre» de l’économie grâce à des plans de rigueur. Le coût des mesures de relance est très élevé. C’est un choc pour les contribuables. Le «patient» n’est de loin pas encore guéri. Les effets secondaires sont considérables et la question demeure: que faire maintenant?
Dans de nombreux pays d’Europe, on a pris des mesures d’économie. La politique d’endettement excessif n’a plus de partisans parmi les politiques et dans les populations. Aux Etats-Unis, les Etats et les communes ont été contraints par la loi de réduire leurs dépenses, à fermer certaines institutions et à procéder à des licenciements si leur situation financière continuait à se dégrader.
Les économistes américains redoutent qu’un retour prématuré à la discipline budgétaire n’étouffe la reprise économique qui s’amorce, mais le problème des dettes les inquiète aussi. Pour y remédier, le Prix Nobel d’économie américain Paul Krugmann recommande officiellement une inflation «contrôlée» de 3 à 4%. D’autres économistes sont du même avis. En Europe également, on en discute, mais pas dans des débats publics. Nouriel Roubini et Stephen Mihm déconseillent cette mesure qui n’est pas une solution pour eux. Que proposent-ils?

«Des réformes plus radicales encore devront être mises en œuvre. Il faudra découper certains établissements considérés comme trop gros pour qu’on les laisse faire faillite: c’est le cas de Goldman Sachs et de Citigroup, mais aussi de bien d’autres firmes moins connues.» (p. 374)

«De façon à accroître encore la stabilité du système financier, toutes les banques – y compris les banques d’affaires – devraient avoir interdiction de se livrer à des activités risquées de courtage pour compte propre. Elles ne devraient pas davantage être autorisées à se comporter comme des fonds spéculatifs ou des fonds de private equity. Il leur faudrait se cantonner à leur mission historique: lever des fonds et garantir des émissions de titres.» (p. 318)

Structures économiques malsaines

A brève échéance, il était nécessaire que les gouvernements et les banques centrales interviennent, mais «nationaliser les pertes au moyen d’injections de fonds publics est tout aussi intolérable que tenter de réduire les dettes grâce à une inflation accrue. Cela ne fait que déplacer le problème d’un domaine économique à un autre. A long terme, il est indispensable que les banques, les entreprises et les ménages insolvables se déclarent en fail­lite et puissent repartir de zéro. Les mesures durables de maintien en vie empêchent de résoudre le problème.»
Des mesures énergiques sont nécessaires aujourd’hui, cela d’autant plus que le secteur financier continue d’être surdimensionné. De nombreux établissements financiers ont été sauvés et travaillent aujourd’hui encore selon des modèles économiques sans avenir. Les interventions étatiques ont certes stoppé la «chute libre» mais elles ont en même temps renforcé des structures économiques malades.

Que faire?

Les gouvernements et les banques centrales doivent prendre aujourd’hui des mesures radicales comme elles l’ont fait énergiquement il y a deux ans. «Nous semons les graines de la prochaine crise, qui sera encore plus grave si nous n’effectuons pas les réformes nécessaires. Ce serait tragique de rater cette occasion. […] Si l’on veut que le système soit un tant soit peu stable ces prochaines années, des réformes plus profondes sont nécessaires.»

«Les banques centrales disposent certainement des pouvoirs – et des responsabilités – les plus importants en matière de protection du système financier. Elles ont largement échoué à remplir leur mission au cours des dernières années. Elles ne sont pas parvenues à faire respecter les réglementations qu’elles avaient mises en place; pis encore, elles n’ont rien fait pour empêcher la spéculation de devenir hors de contrôle. Elles ont nourri les bulles puis, comme en manière de compensation, ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver les victimes de la débâcle qu’elles n’avaient pas su éviter. C’est impardonnable. A l’avenir, les banques centrales devront utiliser la politique monétaire et la politique du crédit afin d’entraver la formation des bulles spéculatives.
Les banques centrales ne peuvent à elles seules relever les défis auxquels est confrontée l’économie mondiale. Les déséquilibres grandissants des balances de paiements courants ainsi que le risque d’une rapide dépréciation du dollar menacent la stabilité écono­mique de long terme; ces deux pro­blèmes imposent de réformer la gouvernance économique mondiale. Le FMI doit être renforcé et doit pouvoir créer une nouvelle monnaie de ré­serve internationale. Et la manière dont le FMI se gouverne lui-même doit également être révisée.» (p. 375)

Stratégie d’avenir

Roubini et Mihm mentionnent une série de mesures radicales. Ils demandent la fragmentation des banques en établissements qui effectuent des opérations bancaires normales et en établissements qui se vouent à la spéculation. Ils dressent ainsi une liste de grandes banques que l’on devrait faire éclater. Ils font allusion à la problématique du «too big to fail» dont on débat également en Suisse. Mais il ne s’agit pas seulement du risque qu’une grande banque mette en danger tout un pays. «Certaines banques sont non seulement trop importantes pour qu’on les laisse faire faillite, mais trop grandes pour exister et trop complexes pour être administrées convenablement. En fait, elles ne devraient même pas exister ou alors on devrait les contraindre à se fragmenter.» Comment? On devrait les obliger à constituer des réserves beaucoup plus importantes que les petites banques. Cela restreindrait certes leurs possibilités d’action mais réduirait les risques pour le pays. «Seules ces mesures draconiennes peuvent forcer les grands groupes à se diviser en unités plus petites et moins dangereuses.» Roubini et Mihm mentionnent une série de banques de Wall-Street – pas seulement américaines – qui devraient éclater. Il s’agit «notamment de Bank of America, UBS, Wells Fargo, ING, Dexia, Royal Bank of Scotland, JP Morgan et BNP Paribas.»

Expériences faites jusqu’ici

Les auteurs envisagent encore un autre moyen de faire éclater ces mégabanques. Au début du XXe siècle, le Congrès américain a décidé de diviser la Standard Oil Company de David Rockefeller en plusieurs sociétés. En 1982, le ministère de la Justice a démantelé le groupe de téléphonie AT&T. «On pourrait lancer une campagne analogue contre les établissements ‹too big to fail› qui contrôlent des secteurs de plus en plus importants de la finance.» Roubini et Mihm parlent un langage clair et courageux qui ne leur fera pas que des amis. Ils ne devraient guère être satisfaits de la nouvelle loi américaine sur les marchés financiers qui vient d’être adoptée.

Autre chantiers

Dans d’autres domaines également des mesures énergiques s’imposent. Il existe en effet des déséquilibres considérables dans le monde globalisé. Les auteurs critiquent sans ambages la dette budgétaire et le déficit de la balance des paiements américains (avant tout vis-à-vis de la Chine): «La situation actuelle est insupportable et dangereuse et conduira au chaos si l’on n’entreprend pas de réformes profondes. Si les Etats-Unis ne mettent pas de l’ordre dans leur budget et ne font pas davantage d’économies, ils vont au-devant de problèmes douloureux.»
Ils disent aussi franchement ce qu’ils pensent à propos de l’Europe: «Des pays comme la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne seront tôt ou tard menacés d’insolvabilité et l’Union européenne redoutera tôt ou tard que ces pays ne sombrent dans un chaos semblable à celui de l’Argentine en 2002 et de l’Islande en 2008. Ces chocs vont bouleverser une nouvelle fois l’économie mondiale. Mais en comparaison du ‹grand séisme› que représenterait un effondrement rapide et incontrôlé du dollar, ces événements paraissent anodins.»

«Voilà où nous en sommes. Après certaines crises antérieures, des politiciens échaudés ont procédé à la réforme du système financier. Nous avons la même opportunité, et nous devons la saisir. Si nous échouons, ce que nous venons de vivre pourrait n’avoir été qu’un prologue.» (p. 372)

Aller de l’avant

Quelles que soient les raisons des déséqui­libres globaux et des inégalités en matière de prospérité, la crise a renforcé le malaise à propos de la globalisation et du libre échange. «La récente crise a montré que nous allons au-devant d’une époque de grande instabilité plutôt que d’une reprise durable. […] La globalisation sera probablement la cause de crises plus fréquentes et plus violentes. La rapidité avec laquelle le capital financier peut arriver sur certains marchés et les quitter a renforcé les fluctuations des prix et l’intensité des crises financières.» Selon les auteurs, il est possible que les pays réglementent à nouveau plus fortement le commerce global, contrôlent la circulation des capitaux, etc. Une «ample réaction contre l’économie de marché est également possible».
Quelle responsabilité l’Etat nation doit-il assumer? «Pour que les marchés fonctionnent mieux et que les salariés […] puissent être plus flexibles et mobiles, nous avons besoin de davantage d’Etat et non de moins.» Celui-ci se charge de la formation nécessaire, crée un filet de sécurité et réduit les inégalités de revenu.
Alors que s’éloignait la pire crise financière depuis la Grande Dépression, les responsables publics et les experts ont été nombreux à faire remarquer qu’«il est terrible de gâcher une crise». C’est vrai. Nous planterons les germes d’une crise plus destructice encore si nous négligeons cette occasion de mettre en œuvre les réformes nécessaires.•

Pour la justice et la solidarité entre les citoyens du monde

C’est la crise mondiale la plus importante des quatre-vingts dernières années. Ce n’est pas un événement qui ne se produit qu’une fois par siècle, quelque chose qui n’arrive qu’à l’économie, que l’on ne pouvait pas prévoir et encore moins éviter. Nous croyons au contraire que la crise a été provoquée par les hommes. Elle est le résultat des fautes commises par le secteur privé et des mauvaises politiques du secteur public. (p. 132)
Les réglementations d’un pays peuvent avoir des répercussions sur d’autres pays. Il faut au moins coordonner la règlementation financière mondiale. Quoique la crise se soit globalisée, les réponses doivent être conçues au niveau national, avec un minimum de coordination et chaque pays prenant les mesures qu’il peut pour protéger son économie. Les pays en voie de développement, – y compris ceux qui ont beaucoup mieux réussi à maîtriser leur politique financière, monétaire et leurs régulations économiques que les pays industrialisés à l’origine de la crise – sont dans une situation particulièrement défavorable car aux problèmes de concurrence déloyale – ils ne disposent pas des subsides et garanties des pays industrialisés – s’ajoute le manque de moyens pour mener des politiques financières anticycliques. (p. 136)
Si nous voulons vivre dans la paix et la sécurité sur cette planète, il faut qu’il existe un minimum de justice sociale et de solidarité entre les citoyens du monde. Nous devons être capables de collaborer afin de protéger la Terre des ravages du changement climatique, de nous entraider dans les époques de crise globale comme celle à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, et de favoriser une croissance économique et une stabilité durables. (p. 138)

Source: Report of the Commission of Experts of the President of the United Nations
General Assembly on Reforms of the
International Monetary and Financial System (Stiglitz-Commission), 21/9/09.
www.un.org/ga/econcrisissummit/docs/FinalReport_CoE.pdf   

Ce n’est pas le marché, c’est le système qui a échoué

Notre économie mondiale est délabrée. Cette idée est admise à peu près partout. Mais ce qui précisément est délabré et doit être corrigé fait l’objet de vives controverses.
Dans la perspective adoptée par la Commission qui a été largement soutenue par les Nations Unies, nous nous trouvons face à une véritable crise systémique aux nombreuses facettes. Dans cette perspective, la crise qui a été déclenchée aux Etats-Unis au mois de septembre 2008 est la plus récente et la plus lourde de conséquences parmi les di­verses crises qui se sont déroulées en même temps: crises de l’eau, de l’alimentation, de l’énergie et de la durabilité. Elles sont étroitement liées et dues essentiellement à une conception économique autoritaire, appliquée dans le monde entier au cours des 35 der­nières années. Selon cette conception, la lo­gique du marché résout à peu près tous les problèmes sociaux, économiques et politiques.
Les éléments bien connus de la complexité de la politique économique – nécessité de s’attaquer aux origines économiques et non économiques de l’instabilité de l’économie (faillite du marché); nécessité d’assumer les coûts imposés à autrui et d’éviter l’appropriation inéquitable d’avantages sociaux par quelques-uns (délocalisations); nécessité pour les pouvoirs publics d’assurer à la population des conditions de vie satisfaisantes (bien public, justice sociale) – sont tous considérés comme des questions secondaires plutôt que fondamentales de la gestion économique.
La Commission insiste à plusieurs reprises sur le fait que la crise actuelle révèle des échecs à de nombreux niveaux – théorie, philosophie, institutions, politiques, pratiques, et, moins manifestement, éthique et responsabilité. La conclusion essentielle du Rapport est que nos multiples crises ne résultent pas du tout d’une faillite ou d’échecs du sy­s­tème. C’est le système lui-même, son organisation, ses principes, ses méca­nismes institutionnels défectueux qui sont la cause de ces échecs. […]

L’éthique doit être l’âme de l’économie

Tous les grands économistes – parmi lesquels il faut certainement ranger saint Thomas d’Aquin, Adam Smith, Marx et Keynes – ont reconnu que le concept atomiste d’homo economicus, homme rapace, dominé par ses émotions et socialement isolé, imaginé par les économistes universitaires résulte d’un raisonnement par l’absurde. Non seulement ils ont supposé que la vocation éthique de l’homme devait influencer ses décisions économiques et ses institutions, mais ils ont insisté sur ce fait et d’une ma­nière qui paraît désuète aujourd’hui, alors qu’elle est en réalité absolument nécessaire. (pp. 8–9)

Source: Préface de Miguel d’Escoto
Brockmann, président de la 63e Assemblée générale des Nations Unies au
«Report of the Commission of Experts of the President of the United Nations
General Assembly on Reforms of the
International Monetary and Financial System», 21/9/09. www.un.org/ga/econcrisissummit/docs/FinalReport_CoE.pdf