Placer l’être humain au centreRéflexions sur l’actuel diagnostic psychologique et de l’éducation spécialisée et son application dans la pratiquepar Eliane Gautschi, enseignante spécialisée et psychologueCes dernières années, il est inquiétant d’entendre que de plus en plus d’enfants doivent subir un dépistage psychologique et suivre des mesures thérapeutiques. De nombreux enfants sont affectés dès leur plus jeune âge de graves diagnostics psychiatriques. Il s’ensuit de nombreuses thérapies qui durent souvent des années. La formation actuelle en éducation spécialisée et sa pratique suivent ces directives. C’est un détour de la conception personnelle qui avait déterminé, jusqu’au début des années 80 du siècle dernier, l’éducation spécialisée suisse. Il ne s’agit plus d’une considération globale de l’enfant avec son histoire de vie et comme partie de la communauté vivante. Pour les enfants concernés, cela a des conséquences graves. Le «facteur humain» est absent et on doit d’urgence le réintroduire dans la discussion. Un coup d’œil dans la salle de classe d’une école spécialisée et l’histoire de deux enfants doit éclairer ce problème. Il est huit heures du matin. Isabelle est assise devant l’enseignante, le regard éveillé, plein d’attente et légèrement sceptique. Qu’est-ce qui m’attend aujourd’hui? Anna regarde pleine d’attente vers la porte pour voir si son amie Chantal arrive. Elle voudrait bien bavarder encore un peu avec elle. A l’heure pile, elle se hâte dans la classe. Elle s’est promis de ne plus faire semblant de dormir quand sa mère veut la réveiller. Elle a mis le réveille-matin et est partie de la maison à l’heure. Après un coup d’œil sur la montre, elle regarde l’enseignante. A-t-elle remarqué que je suis arrivée à l’heure aujourd’hui? Dominik est assis derrière Chantal, il regarde son examen de maths et se réjouit de sa bonne note. Il a de l’ambition et voudrait être partout le premier et le meilleur. Mario est assis à côté de lui. Dominik voit à son visage triste, qu’il n’a pas bien réussi son test, il lui demande quand même sa note et Mario répond en hésitant. Un sourire fin glisse sur le visage de Dominik. «D’abord comprendre, ensuite éduquer»1Regardons deux des garçons et filles mentionnés au début.2 Leurs rapports de dépistage sont presque identiques. Chez tous deux, on a diagnostiqué un TDAH et l’on a constaté des déficits d’attention, de concentration et de mémorisation etc. L’histoire de vie des deux enfants est pourtant très différente. Isabelle vit depuis ses premiers mois seule avec son père. Sa mère ne s’était pas occupée d’elle. Dans une situation de divorce très difficile, le père a combattu pour le droit de garde. La mère n’utilise son droit de visite tous les quinze jours que de manière sporadique. Elle apparaît seulement quand elle est elle-même en détresse mentale. Le père d’Isabelle fait de son mieux à côté de sa situation professionnelle exigeante. Le peu de temps libre qu’il lui reste, il le dédie à sa fille. Il veut l’initier à la vie, il l’implique dans les tâches ménagères conformes à son âge, ils font les courses, ils jouent ensemble et ils passent beaucoup de temps dans la nature. Dans les premières années de sa vie, Isabelle était à la crèche. Depuis, le travail éducatif du père est complété par des gardiennes d’enfants. Isabelle était dès sa jeune enfance un enfant difficile. Elle mordait et frappait les autres enfants. C’est pourquoi il fallait toujours trouver une autre gardienne pour elle. Elle a appris tardivement à parler. Un essai visant à intégrer Isabelle à l’école maternelle avec l’aide d’une enseignante spécialisée échoua. C’est pourquoi on l’a envoyée à une institution psychiatrique pour un nouveau dépistage. On ne peut pas douter de son intelligence. De nouveaux tests, de nouvelles tentatives thérapeutiques, mais un vrai progrès n’était pas en vue. Intelligente comme elle est, elle réalise très bien qu’on essaie de trouver ce qui ne va pas chez elle. Cela la rend incertaine et la froisse. Finalement, il s’ensuit l’entrée à l’école actuelle. Isabelle est toujours agitée, elle a des excès de colère et s’enfuit à plusieurs reprises. Dans la prise de contact, elle semble être incertaine et réservée. La relation avec son père est très étroite et elle lui donne un peu d’appui. Même si le père a fait tout ce qui lui était possible, Isabelle n’a pas vraiment pu construire dans ses premières années une confiance envers les êtres humains. Dans son sentiment, elle doit – étant livrée à elle-même – trouver un chemin dans sa vie. Isabelle est éveillée et intelligente, ses performances scolaires sont excellentes. Elle ressent les exigences, auxquelles elle est confrontée, toujours comme une menace. Aussi à l’école. Alors, elle réagit par des excès de colère et de panique, des refus absolus ou des propos orduriers. «Pas contre la faute, mais pour ce qui manque»3Pour l’enseignante, la question est de savoir comment elle peut aider cet enfant. Le comportement de cette fille pèse sur la vie en classe. Comment l’enfant peut-il être initié à un comportement sensé dans les relations humaines? L’outil pour ce changement est une relation solide avec l’enfant. L’enseignante connaît les relations précaires de la fille, et c’est pourquoi elle comprend sa tâche dans le fait de construire avec Isabelle un fondement émotionnel que cette dernière n’a pas pu développer quand elle était petite et, en se basant sur celui-ci, de la guider dans la vie. Le comportement vis-à-vis d’autrui et des exigences que la vie apporte en font partie. Isabelle doit avoir la possibilité d’édifier une confiance dans les êtres humains et de développer le sentiment que la vie prendra une bonne direction. L’enseignante doit l’aider avec beaucoup de calme intérieur, et parvenir à se lier d’amitié intérieurement avec l’enfant. Un travail qui demande beaucoup de patience et de calme intérieur de la part de toutes les personnes concernées. Ainsi, les plaies de la première enfance de la fille guériront, et elle gagnera une perspective confiante pour la vie. «Il ne faut pas seulement éduquer l’enfant, mais aussi son entourage»4Et Dominik? Malgré des résultats de dépistage semblables, sa situation est tout à fait différente. Il grandit avec deux sœurs. Celles-ci font leur chemin sans problème. Par contre, Dominik était déjà pendant les premières années de sa vie le gros souci de la famille et attira beaucoup d’attention sur lui. Dans le groupe de jeux, il criait et se mettait en rage si quelque chose n’allait pas comme il voulait. Il tourmentait les autres enfants et se disputaient d’emblée avec eux. A l’école maternelle, ce comportement se manifestait encore davantage. Alors, pour lui aussi commença la période des dépistages psychologiques. La mère était inquiète. Elle était livrée à elle-même dans son travail éducatif car le père manquait pratiquement à cause d’une situation professionnelle accaparante. Elle a pris son rôle de mère très au sérieux et s’est adressée à des spécialistes, car le comportement de son fils lui causait des soucis. Dans les dépistages, on a diagnostiqué un TDAH et constaté des déficits d’attention, de concentration et de mémorisation. A partir de là, Dominik a reçu de la ritaline et était soutenu psychothérapeutiquement. La mère se donna de la peine pour son fils. Elle expliqua son comportement par le TDAH, qui avait été diagnostiqué dans les dépistages et s’efforça de faire en sorte que Dominik soit perçu correctement par son entourage. Elle lui facilita la tâche et le protégea. Il lui faisait pitié, car elle considéra qu’il était toujours la victime et la cible d’accusations injustes. Après son entrée dans une classe normale, les plaintes contre lui ont augmenté. Il importunait, enrageait et pleurait toujours davantage. Au niveau de la performance, il ne sortait pas du cadre, c’était un bon élève, très ambitieux et fort en classe. Mais il n’était pas possible qu’il reste dans la classe. Il entra dans une école spécialisée. Considérer l’être humain dans toute sa personneCe sont seulement deux histoires de vie, parmi celles de milliers d’enfants. Leur vie a été jusqu’à présent déterminée par ce qu’ils ont vécu et appris des autres et par la manière dont ils l’ont assimilé. Comme tous les autres enfants de leur classe, on ne peut pas les réduire à leurs troubles de comportement. Dans les rapports de dépistages, ils sont certes classés sous les symptômes particuliers évidents constatés par un test et intégrés à des tableaux de déficits. Suivant le cas, ils sont traités par des thérapies. Les succès de celles-ci dépendent toujours de la mesure dans laquelle l’établissement de la relation avec l’enfant réussit, et dans laquelle on arrive à construire avec lui une alliance de travail orientée vers l’avenir. Cette conception de l’éducation spécialisée actuelle se distingue fondamentalement de la prise en charge personnelle de l’enfant, telle qu’elle était enseignée et appliquée jusque dans les années 80. Heinrich Hanselmann, Paul Moor et Ernst Scheidegger, pour ne nommer que quelques-uns des éducateurs spécialisés célèbres, ont formé les futurs éducateurs spécialisés dans ce sens. Il serait temps de revenir à la tradition européenne de l’éducation spécialisée et de la psychologie personnelle. Dans les questions posées de nos jours quant à l’éducation de nos enfants et adolescents, il faut récupérer le facteur humain. • 1 Paul Moor. Heilpädagogik. Ein pädagogisches Lehrbuch. Bern/Stuttgart 1969 (Nouvelle édition 1993), p. 277 CIF: d’abord classifier puis gérereg. Actuellement, les enfants soumis à des examens psychologiques ou psychiatriques reçoivent des diagnostics répertoriés dans la Classification internationale des maladies CIM-10. Entre la CIM-9 et la CIM-10, on observe en psychiatrie un abandon de la tradition européenne. La conception personnaliste de l’homme, qui constituait la base du traitement des malades psychiques, a été remplacée par la conception mécaniste américaine. Depuis, les maladies psychiques sont interprétées comme des états pathologiques qui, suite à une analyse des symptômes, sont classifiées puis traitées la plupart du temps à l’aide de médicaments. Sources: www.who.int/classifications/icf/en/ Deutsches Institut für Medizinische Dokumentation und Information DIMDI. WHO-Kooperationszentrum für das System Internationaler Klassifikationen. Internationale Klassifikation der Funktionsfähigkeit, Behinderung und Gesundheit. 2005 Hollenweger, Judith. Ein Diagnose- und Förderinstrumentarium für die Schule auf der Basis der Internationalen Klassifikation der Funktionsfähigkeit, Behinderung und Gesundheit (ICF). In: SAL-Bulletin Nr. 110. Dezember 2008. S. 1–13 (Traduction Horizons et débats) eg. Paul Moor (1899–1977) est, avec Heinrich Hanselmann, l’un des pionniers de l’éducation spécialisée en Suisse. Initialement professeur de mathématiques, il fit sa formation en éducation spécialisée en 1929/30 et prit, avec sa femme, la direction d’un foyer pour enfants près de Fürstenwalde, en Allemagne. Dès 1931, il obtint la direction du Service d’observation du centre éducatif d’Albisbrunn. En 1933, il devint maître assistant auprès du professeur Hanselmann au Séminaire d’éducation spécialisée de Zurich où il passa son doctorat à l’automne. eg. La Haute Ecole pédagogique du canton de Zurich (PHZH) fait partie des institutions éducatives qui collaborent étroitement avec l’OMS. Elle a participé à l’élaboration de la version pour enfants de la CIF. Elle est membre du «WHO-FIC Functioning and Disability Reference Group». Suite à une décision du Conseil de l’éducation du canton de Zurich du 4 septembre 2006, une procédure de travail avec les enfants ayant des «besoins spéciaux» fondée sur la CIF pour enfants et adolescents (CIF-EA) a été rendue obligatoire dans le canton. Source: www.rehabnet.ch (Traduction Horizons et débats) |