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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°15, 20 avril 2009  >  Le processus de destruction de la Serbie n’est pas terminé [Imprimer]

Le processus de destruction de la Serbie n’est pas terminé

Le fossé entre le gouvernement fantoche et la population n’a jamais été aussi profond

Entretien avec Zivadin Jovanovic, ancien ministre des Affaires étrangères de la Yougoslavie

Horizons et débats: Comment voyez-vous la situation actuelle en Yougoslavie/Serbie, dix ans après l’agression de l’OTAN contre votre pays?
Zivadin Jovanovic: La situation en Serbie et dans ses régions limitrophes n’est pas encourageante 10 ans après l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie. C’est particulièrement l’économie du pays qui se trouve dans une situation désolante. En premier, on a bradé les biens publics et étatiques et le peu qu’on en a tiré fut mis dans le budget de l’Etat et dépensé. Cela signifie que l’essentiel de l’économie – production et services – fut dilapidé par l’Etat.
Deuxièmement: de ce fait, on assista à un fort recul de la production, laquelle ne cesse de se heurter à des difficultés. Le déficit de la balance commerciale atteint des sommets comme jamais dans l’histoire de la Serbie. Les dettes du commerce extérieur ont grimpé, après le «changement démocratique» en octobre 2000, de 9 milliards à 35 milliards de dollars. Mais il n’y a pas que le fait qu’une telle dette n’est pas une politique raisonnable; la question principale réside dans l’interrogation: où ont passé les sommes venues de l’étranger – à quels investissements ont-elles servi?
Lorsqu’on obtient autant d’argent par des prêts – lorsqu’on ajoute à ces 35 milliards de dollars de dettes du commerce extérieur les sommes reçues de diverses sources, alors il s’agit de très grands montants de capital étranger et l’on peut se demander quel impact cela a sur la vie en Serbie: est-ce que cela a amélioré les conditions d’emplois? Ou les conditions de vie? Avons-nous une meilleure gestion de la santé, de l’éducation, etc.? Mais il y a encore une deuxième question: qui sera en mesure, et quand, de rembourser ces dettes? Il me semble qu’il y a eu une volonté de plonger la Serbie dans les dettes de telle façon qu’elle ne puisse jamais être indépendante, ses moyens restant restreints de telle façon qu’elle soit soumise aux créanciers ou envers l’Occident.
Nous avons actuellement dans le pays l’un des plus forts taux de chômage, soit près de 30% – malgré les tentatives de prétendre, par des méthodes dites inventives –qu’il serait inférieur. Mais il n’y a rien à faire, la Serbie perd chaque mois environ 10 000 emplois.

Comment, chaque mois?
10 000 emplois par mois! Le fait d’ajouter un tel taux de chômeurs au grand nombre des jeunes gens actuellement déjà sans travail nous mène dans le néant. Voilà la situation économique.
En ce qui concerne la situation politique et celle de l’Etat après l’agression de l’OTAN en 1999: la Yougoslavie a été détruite. Par la suite Solana [secrétaire général de l’OTAN] et les Américains ont proposé au gouvernement fédéral d’alors: «Il n’est pas bon de continuer de diriger le pays avec un gouvernement aussi centralisé. Il vaut mieux avoir une communauté de gouvernements qui ferait le lien entre l’Etat et une espèce d’organisation comprenant la Serbie et le Monténégro.» Cela signifie que l’ancienne Yougoslavie fut transformée en une organisation temporaire, appelée «Communauté de Serbie et Monténégro». Ce ne fut toutefois qu’un pas en direction de la dissolution de la Yougoslavie. Ce fut la volonté bien établie des Etats-Unis et de l’Union européenne, pour le moins de ceux des politiciens de l’UE qui soutiennent aveuglément les intérêts des Américains. Au lieu d’avoir un pays d’une grandeur moyenne dans les Balkans, ils se trouvent maintenant face à deux petits pays aux gouvernements fantoches: le Monténégro séparé de la Serbie. Cela n’a rien à voir avec la «démocratisation», pas plus qu’avec l’aide de l’UE aux Balkans.
Il n’en reste pas moins que 10 ans après l’agression contre la Yougoslavie, cet Etat n’existe plus. Il fut détruit graduellement: d’abord les bombes, puis la fameuse «transformation démocratique» et finalement la dissolution formelle. Les Américains et leurs amis dans l’UE mènent une stratégie pour enlever à la Serbie, en tant que facteur politique aux Balkans et en Europe, toute importance. Et ils n’en restent pas là. Ils ont dissocié et détruit la Yougoslavie – d’abord la grande Yougoslavie, la République socialiste fédérale de Yougoslavie, composée de six républiques et de deux provinces autonomes, puis ils ont détruit la République fédérale de Serbie et Monténégro. Ils sont toujours persuadés que ce qui reste de la Serbie est toujours assez grand et suffisamment fort pour s’opposer à leurs intérêts dans les Balkans et en Europe. De ce fait, ils continuent à dépecer la Serbie. Ils ont pris de force le Kosovo et Metohija. Pendant l’agression, ils ont financé une alliance de terroristes et le 17 février de l’année dernière ils ont déclaré illégalement l’indépendance du Kosovo et Metohija Et ce sont précisément les Etats qui avaient bombardé la Yougoslavie et la Serbie pendant l’agression de l’OTAN de 1999 qui se sont empressés de reconnaître le Kosovo. C’est-à-dire que ce pays a été dérobé à la Serbie par la force.
Et j’ai toujours l’impression que ce processus de destruction de la Serbie n’est pas terminé.

Dans quelle mesure ce processus se perpétue-t-il, selon vous?
Ce n’est pas fini. Ils soutiennent des séparatistes dans les régions du Sandjak et de Rajka, où vivent essentiellement des Musulmans. Ces deux régions se trouvent à la frontière de la Bosnie. Et ils encouragent les dirigeants de la Voïvodine à affaiblir le gouvernement central par différentes exigences.
Cela pose une question essentielle: la Serbie doit-elle se réduire comme une peau de chagrin, afin de ne pas apparaître trop grande? Ils ne se préoccupent pas, bien naturellement, du fait que personne n’est d’accord avec cette façon de procéder – car ce processus, ils l’enveloppent, pour le faire passer, dans des expressions démocratiques telles que «la régionalisation est nécessaire», il faut une «décentralisation», etc. Ils viennent de proposer un statut à la Vojvodine la déclarant province autonome en tant que partie de la Serbie, mais en même temps une «région européenne.» Tout ceci étant destiné à relativiser le fait que la Vojvodine est une partie de la Serbie et non une région de l’Europe. On ne retrouve cela dans aucune région, dans aucun pays d’Europe appartenant à l’Union européenne. Nulle part il n’est question dans les constitutions de ces pays que l’Etat ou une partie du territoire fasse partie d’un mouvement ou d’une association régionaux. Il va de soi que personne ne veut empêcher la Vojvodine de mener une coopération régionale, mais est-il nécessaire de l’inscrire dans la Constitution?

Dans la Constitution?
On trouve cela dans la Constitution de la Vojvodine. Ainsi que l’autorisation pour la Vojvodine d’émettre des «réglementations ayant force de loi», alors même que la Constitution serbe n’attribue explicitement ce droit qu’au seul Parlement serbe. Les autres Parlements, à un niveau inférieur, y compris ceux des provinces autonomes, peuvent décider de décrets et de règlements, mais pas de lois. A moins qu’on n’introduise cette formule perfide de «réglementations ayant force de loi». Ainsi, on introduit toutes sortes de choses dans la Constitution de la Vojvodine, p.ex. une «Académie des sciences et des arts de Vojvodine», alors même qu’il ne peut y avoir qu’une «Académie serbe des sciences et des arts». Les principaux journaux de Belgrade publient chaque semaine une annexe consacrée à la Vojvodine, qui ne se réfère même pas à la Serbie.

Autrement dit: on met en place une structure parallèle, voire des institutions parallèles?
C’est très exactement ça. Ils institutionnalisent les représentations de la Vojvodine à Bruxelles, à Paris, à Washington, afin de pouvoir ouvrir leurs propres représentations. Et ils prétendent agir dans l’intérêt de la Vojvodine. Il s’agit très exactement de la même tactique appliquée au Monténégro avant sa séparation. Ce pays avait des représentants à Washington, à Bruxelles, alors qu’il faisait encore partie de la Yougoslavie. C’était en prévision. Je comprends cette tactique ainsi: enclencher un processus pas à pas pour atteindre un point de non-retour. Une fois arrivés à une certaine indépendance et souveraineté, ils se disent que le reste n’est plus qu’une formalité. Pourquoi rester en Serbie, pourquoi ne pas quitter – nous serons de toute façon tous dans l’Union européenne.
C’est une politique réellement dangereuse, car elle n’est pas seulement anti-serbe, mais aussi anti-européenne. Elle se pratique sous la direction des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne et elle est appuyée par des politiciens en Europe soumis d’une manière ou d’une autre à l’un de ces deux pays. Mais toutes les fois qu’on s’en est pris à la Serbie, au cours de l’histoire, c’était pour déstabiliser le pays, voire déclencher des guerres.
La Serbie devrait être acceptée et respectée, telle qu’elle est. Malheureusement, nous n’avons pas de gouvernement actuellement qui aurait le courage de se mettre face à la réalité et de réagir en empêchant un affaiblissement continuel du pays.
Aujourd’hui, la Serbie est très faible et cet état de faiblesse devrait cesser dans l’intérêt des Balkans et de l’Europe. Je n’exagère pas – dans le passé, l’histoire a plus d’une fois été marquée par les Balkans. Il me semble bien qu’il manque à l’Europe le sérieux et la sagesse nécessaires pour comprendre qu’on ne mène pas la Serbie par le bout du nez. La plupart des gens en Serbie comprennent de quoi il retourne, mais ils ont des marionnettes au gouvernement et les Européens s’imaginent qu’elles reflètent l’atmosphère générale de la nation serbe. Ce qui est faux.

Vous nous avez confié quelques aspects de la situation économique et politique de la Serbie. J’aimerais encore savoir ce qu’il en est de la situation dans l’enseignement et la santé. En effet la Yougoslavie avait dans ces deux domaines une excellente réputation. Quelle est la situation aujourd’hui?
Franchement, je pense que nous avons actuellement une situation un peu meilleure dans le domaine de l’enseignement, du fait que le ministre de l’Education est un professeur d’université. Il est socialiste et, à mon avis, très conscient que la modernisation de l’enseignement ne veut pas dire une mise à l’écart de l’histoire du pays, de la culture et la littérature nationales, et encore moins de vouloir copier les conseils de Bologne ou d’autres bonnes âmes. Nous avons affaire à certains cercles qui exercent une pression sur la Serbie pour qu’elle adopte les standards européens dans le domaine de l’enseignement, alors même qu’ils conservent jalousement – comme la Grande-Bretagne – leurs propres standards. C’est un comportement hypocrite. Ce qui n’est pas bon pour la Grande-Bretagne devrait l’être pour nous. Il s’agit bien du modèle; je n’affirme pas que la Grande-Bretagne exerce concrètement une pression sur notre pays; il n’en est pas moins vrai que ni ce pays, ni la France ni d’autres pays européens ne tiennent compte de Bologne. Mais ils l’exigent, alors même que d’une certaine manière il s’agit d’un lavage de cerveaux des générations futures. On ne peut qu’espérer que les dirigeants dans le domaine de l’enseignement en sont conscients et n’acceptent pas sans réflexion les propositions soumises.
La situation dans le domaine de la santé ne cesse d’empirer. D’une part, on tente de minimiser les conséquences de l’agression de l’OTAN, notamment des armes à l’uranium, des bombes à fragmentation ou à substances chimiques utilisées pendant cette agression. En Serbie, on se tait honteusement quant aux conséquences tragiques de la guerre de l’OTAN sur la santé publique. Le nombre de gens atteints d’un cancer n’a cessé d’augmenter massivement depuis 1999 – surtout depuis 2001. Mais le gouvernement fait semblant de l’ignorer. Quant aux médias, ils jouent ce jeu du silence parce que cela pourrait déplaire aux seigneurs – no­tamment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne.
Généralement, le nombre de pauvres a augmenté suite à l’agression de l’OTAN et à la privatisation de l’économie. On mange moins et de la nourriture de moindre qualité. Il arrive aussi qu’on importe de l’Occident de la nourriture qui y est interdite, et qu’on tente de la vendre. On préfère en tirer quelques sous ici plutôt que de la jeter dans les décharges. Cela se ressent dans la santé. En plus d’un fort taux de chômage et de l’acuité grandissante des questions sociales et économiques, les populations ne sont plus en mesure de payer les soins médicaux ou hospitaliers. Les prix de ces soins sont devenus prohibitifs.
Tout cela est le fruit de la corruption que l’on retrouve même dans le domaine de la santé. De ce fait, la santé, mais aussi l’enseignement sont devenues des privilèges de quelques personnes riches. Les gens pauvres, les enfants de ces familles, les per­sonnes âgées, les malades, bref tout ce qui vient des couches pauvres de la population ne peuvent se payer les soins dont ils auraient besoin. Cela porte un coup très sévère à la santé publique.
D’autres, tels les Italiens ou les Portugais, présentent publiquement les conséquences tragiques et dramatiques des munitions à l’uranium appauvri sur leurs soldats qui avaient été engagés au Kosovo et Metohija. Mais le gouvernement n’en prend pas acte. Pourquoi ? Parce que cela déplaît à ses maîtres américains. On ne veut pas porter ombrage au bien-être des Américains et des dirigeants, ni de qui que ce soit de responsable. La politique menée ici me cause bien du souci. Les responsables politiques en Serbie savent que l’UE se trouve toujours au Kosovo et que ce pays s’éloigne de plus en plus de la Serbie, entre autre grâce à Eulex. Et malgré cela ils déclarent: nous n’avons pas d’autre alternative, l’UE, Bruxelles est notre seule alternative. Ce n’est pas sérieux, il ne s’agit pas là d’une politique conséquente. On ne peut se rapprocher de quelqu’un sans prendre en compte son comportement, ses mauvais traitements. Nous aurions besoin d’un gouvernement plus courageux, capable d’appliquer avec intelligence sa politique en conformité avec les intérêts serbes.
Les Américains et l’OTAN ont utilisé la Serbie comme théâtre d’opération et terrain expérimental, pour y tester différentes stratégies et tactiques, ainsi que de nouvelles armes.
Il me semblerait judicieux d’étudier la situation géostratégique en Europe existant au moment de l’agression de 1999, ainsi que celle d’aujourd’hui, d’y réfléchir et de les analyser. Quel qu’en soit le résultat, il est indéniable que la situation actuelle est totalement différente. Mais les méthodes appliquées par les USA et les pays de l’OTAN face à la Serbie sont restées les mêmes. Il n’y a aucun changement. Il faut savoir que le fossé entre le gouvernement et la population n’a jamais été aussi profond. Les représentants du gouvernement, qui répercutent les intérêts de l’UE, de l’OTAN et des Américains, n’ont jamais été aussi éloignés de la population. Et les représentants de Bruxelles, Washington, Berlin et Londres qui manipulent le gouvernement serbe, devraient prendre conscience que tout à une limite. Certes, on ne sait pas quand elle sera franchie, mais cela arrivera.     •