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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°18|19, 7 mai 2012  >  Prétentions à l’hégémonie mondiale: La guerre contre la Yougoslavie en est un exemple révélateur [Imprimer]

Prétentions à l’hégémonie mondiale: La guerre contre la Yougoslavie en est un exemple révélateur

De la réalité …

par Ralph Hartmann

«Toutes les républiques disparues se sont tournées vers le capitalisme, alors que les populations des républiques restées au sein de la Yougoslavie (Serbie et Montenegro) ont – malgré l’aide financière massive des Etats-Unis en faveur de l’opposition – encore soutenu massivement des candidats socialistes en 1993. La haine envers l’Occident ne se rapporte pas qu’à ces élections socialistes, mais aussi à la résistance des Serbes au Nouvel ordre mondial.»

«Il y a un certain nombre de termes que les gouvernements évitent d’utiliser dans leurs déclarations. On y trouve le pouvoir, la domination et l’influence. Il n’en était pas de même du temps où les ministres de la défense s’appelaient encore ministres de la guerre. Et s’il est vrai que je n’aime pas parler de mon intimité, elle existe quand même. Il en va de même pour les Etats pour qui, quoiqu’ils n’aiment pas en parler, les notions de pouvoir, de domination et d’influence existent toujours avec force, imposant leur influence. Dans la mesure où l’on n’en tient pas compte, on risque de mal analyser la situation et son développement et d’en tirer de fausses conclusions.» 1
Lors de la guerre menée par l’OTAN contre la Yougoslavie il y avait, de tels buts de politique de domination, des «considérations» liées «au pouvoir, à la domination et à l’influence». L’objectif de l’OTAN était le démantèlement total de la Yougoslavie et d’élargir le pacte vers l’Est, en réduisant l’influence de la Russie sur les Balkans tout en menant son encerclement à terme. Les raisons sont nombreuses qui ont amené l’OTAN, au moment des transformations de la fin des années 80 et début 90, à prendre dans le collimateur cette Yougoslavie qui fut pendant la période de la guerre froide tant courtisée par l’Occident. On en a abondamment parlé en d’autres circonstances.2 On se contentera donc de n’évoquer que quatre considérations qui suffiront pour se faire une idée des motifs de la politique envers la Yougoslavie de la part de l’Allemagne et de l’OTAN.
En premier lieu, il y eut le «rapport de situation», mis au point en mai 1991 par le ministère des Affaires étrangères, dirigé alors par Hans-Dietrich Gentscher. Ce rapport visait le conflit entre la Croatie et la Slovénie d’une part et avec la Serbie d’autre part, et il en allait de l’avenir de l’Etat pluriethnique yougoslave: «Il s’agit avant tout d’une lutte de l’économie de marché contre la ­dictature de l’économie planifiée, du pluralisme démocratique contre le régime à parti unique, de l’Etat de droit contre la répression militaire.»3 On peut comprendre qu’au ministère allemand des Affaires étrangères, on considérait la Serbie comme le nid de la «dictature de l’économie planifiée», du «régime à parti unique», mais également de la «répression militaire», du fait que dans ce pays, contrairement aux deux autres Républiques du nord, le parti socialiste avait gagné les élections, lui qui ne voulait en aucun cas entièrement renoncer à la gestion autonome et qui voulait maintenir la fédération yougoslave.
Les formules toutes faites lancées contre les pays socialistes européens – à l’exception de la Yougoslavie – lors des remises en question des systèmes politiques, étaient «économie planifiée», «régime à parti unique», «répression». Mais dès la disparition du «socialisme réel» en Europe, on utilisa ces arguments massue contre la Serbie et le reste de la Yougoslavie, considérés – en lieu et place des disparus – comme des lépreux. […]
On trouva les lignes suivantes dans la publication «Political Affairs»: «Toutes les républiques disparues se sont tournées vers le capitalisme, alors que les populations des républiques restées au sein de la Yougoslavie (Serbie et Montenegro) ont – malgré l’aide financière massive des Etats-Unis en faveur de l’opposition – encore soutenu massivement des candidats socialistes en 1993. La haine envers l’Occident ne se rapporte pas qu’à ces élections socialistes, mais aussi à la résistance des Serbes au Nouvel ordre mondial.»4 […]
Dans sa publication souvent citée «Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde» Zbigniew Brzezinski exprimait ouvertement son point de vue: «La défaite et la chute de l’Union soviétique ont parachevé l’ascension rapide des Etats-Unis comme seule et, de fait, première puissance mondiale réelle».5 Madeleine Albright en rajouta le 30 octobre 1998, peu après l’Accord Milosevic-Holbrooke: «Les Etats-Unis ont tenu un rôle dirigeant dans le système international presque tout au long de ma vie. Et cette domination est aujourd’hui ressentie plus que jamais des rues de Sarajevo jusqu’aux villages du Moyen-Orient, des salles de classe d’Amérique centrale jusqu’aux salles d’audiences de La Haye.»6
Et la guerre contre la Yougoslavie devait être un exemple révélateur de cette volonté de domination. Ce ne fut qu’en partie le cas, mais après la guerre, le commandant en chef de l’OTAN, Wesley Clark, déclara que la guerre contre la Yougoslavie avait été un précédent décisif pour le siècle à venir.7 […]
Les missiles furent dirigés sur Belgrade, Niš, Kragujevac, Pristina, mais les stratèges de l’OTAN et des Etats-Unis avaient d’autres cibles encore, plus à l’est, dont la région d’Asie centrale et la cuvette de la mer Caspienne, lesquelles possédaient, selon Zbigniew Brzezinski, «des réserves de gaz et de pétrole dépassant considérablement celles de Kuwait, du Golfe du Mexique ou de la Mer du Nord.»8 Toujours selon Zbigniew Brzezinski, «c’est ici que l’Amérique doit fixer son intérêt afin d’empêcher tout pays [donc la Russie] de prendre le contrôle de cette région, et que la communauté internationale [on entend par là les Etats-Unis et l’OTAN, lesquels aiment s’affirmer, par exemple au Kosovo, comme communauté ‹internationale›] puisse y accéder sans restriction économique ou financière.»9
David Tucker, alors vice-directeur au bureau du secrétaire d’Etat du ministère de la Défense s’exprima encore plus ouvertement. Il avait estimé, avant même la guerre du Kosovo, qu’il n’y avait pour les Etats-Unis qu’une région pour laquelle il valait vraiment la peine de se battre, soit «la région allant du Golfe persique vers le nord jusqu’à la mer Caspienne et vers l’est jusqu’en Asie centrale.»10
Il va de soi que la Russie devait réagir face à ces propos, cela d’autant plus qu’ils étaient – parallèlement à la guerre contre la Yougoslavie et la mise au point de la nouvelle stratégie de l’OTAN – suivis d’actes. L’avancée de l’OTAN vers les pays riches en pétrole et auparavant partie intégrante de l’Union soviétique, et les tentatives d’établissement de nouveaux oléoducs en évitant le territoire russe. Moscou ressent de ce fait une réelle menace, renforcée par l’agression dans les Balkans. Ce ne fut pas par hasard que le ministre des Affaires étrangères, ­Ivanov, établit un lien entre cette agression et les velléités de l’Occident de s’étendre dans le Caucase. Il avertit à plusieurs reprises que «toute tentative d’évincer la Russie du Caucase provoquerait une résistance déterminée du pays. Dans la région caspienne et au Caucase avait lieu une lutte pour certaines zones d’influence. L’Amérique tente de repousser la Russie et l’Iran de cette région, alors qu’elle est vitale pour ces deux pays.»11
Des dirigeants militaires importants prirent clairement position, comme par exemple le chef d’état-major de l’armée russe, Anatoli Kvaschnin, qui estima que «l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie a complètement changé la situation politique en Europe. […] Il n’y a pas de garantie que l’OTAN ne prenne pas son scénario utilisé en Yougo­slavie comme modèle pour des activités contre d’autres pays, dont la Russie.»12 […]

… au programme neuro-linguistique de la «responsabilité de protéger»

Les «grosses têtes» de la République fédérale allemande s’étaient lancées dans cette guerre avec pour objectif noble de tenter «d’empêcher une catastrophe humanitaire» dans les Balkans. Cet objectif se présentait sous de telles couleurs de noblesse, d’altruisme, apparaissant tellement clair et convaincant qu’on ne cessa de le ressasser. Dans son livre «Wir dürfen nicht wegsehen» [Nous n’avons pas le droit de détourner nos yeux] Rudolf Scharping, ministre de la Défense, rappelle que le chancelier, le ministre des Affaires étrangères et lui-même étaient tous du même avis: «Nous avons toujours rappelé que les mesures militaires avaient un but politique et humanitaire.»13 Cela leur servait de prétexte pour transformer cette guerre d’agression en une mesure humanitaire destinée à éviter une catastrophe.
Le 23 mars, donc avant l’invasion, Scharping avait déclaré à la Télévision allemande (ARD-Tagesthemen) que «l’objectif politique restait inchangé, d’interrompre la spirale de violence et d’éviter une catastrophe humanitaire». Au début de l’invasion, le Conseil européen à Berlin adopta une déclaration dans laquelle les chefs d’Etat ou de gouvernement des pays agresseurs adressaient au pays victime de l’agression le message suivant: «Un acte d’agression ne doit jamais être payant. Tout agresseur doit savoir qu’il doit payer le prix fort. C’est ce que le XXe siècle nous a appris.»14 Lors de la mise au point de ce document grotesque, les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, sous la direction de Joseph Fischer, s’étaient empressés de formuler qu’«à la veille du XXIe siècle, l’Europe ne peut tolérer une catastrophe humanitaire en son sein.»15 […]
Le 11 octobre 1999, le gouvernement répondit à une petite question du groupe parlementaire PDS de la manière suivante: «L’OTAN a mené pendant 79 jours des attaques aériennes contre la Yougoslavie avec le but stratégique d’éviter une catastrophe humanitaire …»16
Pour toutes personnes tant soit peu au courant des affaires politiques, il était déjà évident bien avant l’attaque que d’éviter une «catastrophe humanitaire» et de «protéger les droits de l’homme» n’était qu’un vague prétexte. On peut se demander pourquoi ceux qui avaient commis, soutenu ou toléré tant de catastrophes humanitaires et pareillement violé les droits de l’homme au cours des décennies passées, allant de la guerre du Vietnam jusqu’au Kurdistan, pouvaient soudainement devenir d’ardents défenseurs de l’humanité et des droits civiques, alors qu’ils n’hésitaient pas à violer la charte des Nations Unies. Jusqu’à présent pas un seul de ces nobles guerriers des droits humains n’a pu répondre à cette question, ni en ce qui concerne la Yougoslavie, ni en ce qui concerne les précédentes interventions illégales dans les affaires internes d’autres pays. Ce n’est pas par hasard que Wolfgang Richter, président de la Société pour la protection du droit civique et de la dignité humaine [Gesellschaft für Bürgerrecht und Menschenwürde, BGM], constatait, dans une contribution à la préparation du Tribunal européen international sur la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie – après une analyse de la politique d’intervention depuis 1945, et de la volonté des Etats-Unis de s’établir en «gendarmerie des droits humains pour le monde entier» – que «la justification des interventions en faveur des droits humains de la part des Etats-Unis et de l’OTAN, par exemple lors des guerres contre l’Irak ou la Yougoslavie, n’était pas fortuite, mais bien la volonté de donner une ‹légitimité› à leur action politique».17
Les esprits critiques concernant la guerre, ont déjà souvent mis l’accent sur le fait qu’une déclaration comme quoi on voulait éviter une «catastrophe humanitaire» par la guerre, ou protéger les droits de l’homme par des tueries organisées militairement est une perversion de la pensée. S’il est vrai que ce diagnostic paraît évident, il n’en reste pas moins que c’est une façon de concéder aux responsables de l’agression des motifs nobles bien que pervers, c’est-à-dire des motifs mal utilisés. En réalité, la rhétorique des droits humains, utilisée aussi lors des bombardements terrifiants en Yougoslavie, ne devait servir qu’à justifier, voire légaliser la guerre. «Qui oserait prendre position contre les droits de l’homme et une politique menée en leur faveur?» s’interrogeaient Wolf-Dieter Narr, Roland Roth et Klaus Vack dans leur pamphlet «Les droits humains pacifiques» de décembre 1999, estimant par la suite: «On peut remplir presque à volonté le sac des droits de l’homme, le fermer ou le laisser ouvert. Les droits de l’homme se prêtent parfaitement aux espérances des hommes. En fait, c’est une bonne chose. Il n’est donc pas véritablement nécessaire de vérifier que ceux qui proposent les droits de l’homme, et la cause pour laquelle ceux-ci sont utilisés, soient au-dessus de tout soupçon du point de vue des droits de l’homme. Tout comme il est facilement possible de détourner la morale par des agitations moralisantes, il est possible de faire de même avec les droits de l’homme. On appelle cela double morale ou droits de l’homme doubles.»    •

Extrait tiré de: Hartmann, Ralph. Die glorreichen Sieger. Die Wende in Belgrad und die wundersame Ehrenrettung deutscher Angriffskrieger. Berlin 2001. ISBN3-320-02003-X. Pages 180sqq.
(Traduction Horizons et débats)

1    Egon Bahr. Selbstbestimmung der Völker und Schutz für Minderheiten, intervention du 26/3/1999 lors des: «Potsdamer Frühjahrs­gesprächen.»
2    cf. Ralph Hartmann. Die ehrlichen Makler,
p. 183–203
3    Die Zeit, 8/3/96, p. 13
4    Political Affairs, 7/93
5    Zbigniew Brzezinski. Le grand échiquier, Paris, 1997, p. 23
6    UZ, 2/4/1999
7    Berliner Zeitung, 12/7/1999
8    Zbigniew Brzezinski. Le grand échiquier, Paris, 1997, p. 182
9    ibid. p. 215
10    Wolfgang Gehrcke. Wie zwei Züge, die au­feinander zu rasen, dans: Frankfurter Rundschau,
16/2/2000
11    Der Tagesspiegel, 1/12/1999
12    Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16/11/1999
13    Rudolf Scharping. Wir dürfen nicht wegsehen. p. 80
14    Bulletin des Presse- und Informationsamtes der Bundesregierung, nr. 30/1999, p. 331
15    ibid
16    14. Deutscher Bundestag, Drucksache 14/1788, p. 2
17    Wolfgang Richter. Der Jugoslawienkrieg und die Menschenrechte, dans: Die deutsche Verantwortung für den Nato-Krieg gegen Jugoslawien. p. 43.
18    Wolf-Dieter Narr/Roland Roth/Klaus Vack. Wider kriegerische Menschenrechte. p. 53