L’importance de la démocratie directe pour la garantie de la paix socialeLe droit au travail – influences sur la Constitution fédérale (partie 6)par Werner Wüthrich, docteur ès sciences politiquesEn préambule, voilà un bref résumé: dans la 1re partie (Horizons et débats no 14 du 1er/6/15) de cette série d’articles, nous avons démontré à quel point les tensions, dans les dernières années de la Première Guerre mondiale, s’étaient aggravées entre le monde du travail avec ses organisations et la direction politique de la Suisse pour finalement aboutir, en novembre 1918, dans une grève générale. Après ce bouleversement dans le pays, de nombreuses votations populaires ont permis de rétablir la paix sociale. Le droit au travail est partie intégrante d’une vie digne et relève – du point de vue du droit naturel – du droit à l’existence. En 1948, ce droit a été repris dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU: «Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.» (art. 23.1). Aspect historiqueLe droit au travail ne fut pas toujours garanti dans l’histoire de l’humanité. Dans l’Antiquité et au Moyen Age, on avait affaire à l’esclavage ou au servage qui pesait terriblement sur les gens. Leur travail était lié à la violence et à l’injustice. Dans les villes libres du Moyen Age le droit au travail était lié à l’adhésion à une corporation ou une communauté professionnelle. Le chômage, tel que nous le connaissons actuellement, est apparu lors de la révolution industrielle du XVIIIe siècle et provoqua des changements considérables dans la société. Au cours de l’évolution économique, parfois orageuse et souvent imprévisible, des deux derniers siècles, il arriva parfois que des pans entiers de la population perdirent leur travail. Encore aujourd’hui le chômage pèse sur les populations de nombreux pays, revenant incessamment dans les discussions politiques. Aspect fondamentalDans un ordre économique du secteur privé, l’Etat ne peut pas imposer directement le travail. Toutefois, il peut compenser en partie les pertes de gains, soutenir les chômeurs et les aider dans la recherche d’un emploi. Il peut protéger le travail de manière générale en édictant des directives concernant par exemple le temps de travail, la protection de la santé ou des licenciements injustifiés. L’Etat peut décréter des programmes économiques pour développer l’emploi. Il peut même s’engager pour le plein emploi, alors même que les économistes et les politiciens n’arrivent souvent pas à se mettre d’accord sur la voie à prendre. Dès lors le droit au travail peut être compris comme une responsabilité collective à inscrire dans la Constitution plutôt qu’une revendication défendable en justice. Art. 1 Le but de la société est le Bonheur commun. – Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance des ses droits naturels et imprescriptibles. Cette première Constitution démontre clairement que les droits fondamentaux de l’économie n’ont pas été seulement élaborés pour assurer à chaque individu la liberté économique. Mais ils doivent assurer le bonheur commun comme but suprême de la société. D’autres articles comprenaient même quelques aspects de démocratie directe (droit de référendum). Cette Constitution, conçue pendant la Révolution française, était une réelle avant-garde, mais ne tint pas longtemps. Cependant, après 1830, elle inspira un certain nombre de politiciens dans la Suisse de la Régénération à revoir leur Constitution cantonale (cf. la partie 2 de cette suite d’articles du 22 juin 2015). Le droit au travail dans la conception socialiste et communisteLes socialistes et les communistes ont une autre vision du droit au travail. Ils estiment que le droit au travail ne peut pas vraiment être réalisé dans un ordre d’économie privée et qu’il faut supprimer le système capitaliste afin de réorganiser le travail. Le droit au travail devient ainsi une partie d’un nouveau modèle de société. Il y a eu de nombreux écrits à ce sujet, avec toutes sortes d’idées et de tentatives d’application. En voici quelques exemples: Charles FourierLes socialistes utopiques, tel Charles Fourier (1772–1837) n’avaient pas que l’économie comme cible de critique mais proposaient de nouvelles formes pour la vie et la société. Des groupes constitués d’environ 1500 personnes pourraient organiser leur vie en commun en vivant dans des coopératives d’habitation et en travaillant dans des coopératives de production et de consommation. Chacun y trouverait sa place et ainsi le capital et le travail existeraient dans une relation harmonieuse. Son disciple, Victor Considérant (1808–1893) soumit des propositions du même ordre. Il y eut de nombreux essais pratiques. Le socialiste utopique zurichois Karl Bürkli (1823–1901) par exemple partit au Texas avec un groupe d’émigrés. Ils achetèrent 10?km2 de terres et y construisirent – en rase campagne – leur «Utopia», c’est-à-dire une communauté de vie dans le sens de Fourier. Ils n’eurent toutefois guère de succès du fait de difficultés – y compris entre eux – qui firent fondre leur enthousiasme. Bürki rentra à Zurich et participa à la mise en place du Konsumverein [association de consommation] et il s’investit fortement pour les associations coopératives et la démocratie directe. Le 18 avril 1869 fut pour lui une journée particulièrement importante. Le peuple zurichois accepta avec une participation de 90% une Constitution révolutionnaire ne comprenant pas seulement le droit d’initiative et de référendum, mais favorisant les coopératives: Art. 23: L’Etat favorise et facilite le développement des coopératives reposant sur l’entraide. Il édicte par voie législative les réglements nécessaires pour protéger les ouvriers. Ce fut un signal pour les autres cantons et pour la confédération qui repose – comme son nom l’indique [en allemand] – sur l’idée de la coopération. L’idée coopérative est actuellement répandue à tous les niveaux politiques. Le Bürkliplatz au centre de Zurich et au bord du lac rappelle les efforts des socialistes utopiques suisses. Louis BlancLe socialiste utopique Louis Blanc (1811–1882) proposa que l’Etat offre des emplois aux chômeurs. En 1839, il publia ses idées de réforme dans son écrit intitulé «L’organisation de travail». Après la Révolution de février de 1848, il revêtit la tunique de ministre du Travail du gouvernement provisoire français ce qui lui permit de réaliser ses idées. Le Parlement, dominé par les socialistes, inscrivit le droit au travail en tant que droit fondamental dans la nouvelle Constitution. S’appuyant sur cette décision, Louis Blanc fit installer un grand nombre d’ateliers nationaux offrant à 100?000 Français de l’emploi. Mais rapidement les difficultés commencèrent. Souvent les produits ne correspondaient pas aux vœux de la clientèle. On ne savait pas toujours ce qui devait être produit ou bien les ateliers se mettaient en concurrence avec des entreprises privées leur rendant la vie difficile. Le projet échoua au bout de peu de temps. Les socialistes perdirent les élections suivantes et il y eut à Paris de sérieuses émeutes engendrant quelques milliers de morts. Le Parlement français élimina ce droit au travail de la Constitution et le remplaça par un devoir de soutien aux chômeurs. Karl MarxKarl Marx fut encore beaucoup plus radical. Selon lui, la question du chômage ne pouvait trouver une solution que dans un ensemble, le monde du travail et ses dirigeants devant entièrement revoir l’ordre de l’économie et de la société. Il fallait supprimer les oppositions des classes en menant la lutte de classes, en prenant le pouvoir par la révolution et en nationalisant les fabriques et le secteur de l’artisanat. Cela permettrait aux autorités de planifier la production, le travail et l’économie de façon centralisée et systématique. Le droit au travail devint ainsi un plan de travail, et pour tout un chacun le travail devint un devoir. L’initiative populaire «Droit au travail» de 1893Le mouvement ouvrier suisse avait différentes façons de voir le monde. Ainsi, les uns voulaient apporter plus d’éléments sociaux dans l’ordre économique libéral, d’autres voulaient le transformer. On ne dut pas attendre longtemps pour voir apparaître la première initiative populaire. En 1893, président du parti social démocrate suisse, annonça l’initiative populaire «Droit au travail». Ce fut doublement une œuvre de pionnier: ce fut la première initiative populaire lancée après que ce droit populaire eut été adopté en 1891 dans la Constitution fédérale. Ce fut également la première initiative lancée par le parti social-démocrate suisse, nouvellement fondé quelques années auparavant. Steck s’opposa à la lutte des classes et affirma ne pas vouloir de changements radicaux de l’ordre établi. L’initiative ne demandait que «ce qui était possible, c’est-à-dire ce qui pouvait être accompli sans porter atteinte aux fondements de notre ordre économique actuel». Il s’opposa à ses camarades à l’esprit révolutionnaire dans le parti et ne toucha pas au fondement libéral de l’ordre économique. Néanmoins, il proposa de nombreux amendements et rajouts – par exemple la réduction du temps de travail, des centres publics pour le placement en emploi des gens, des mesures pour empêcher des licenciements abusifs, suffisamment de soutien pour les chômeurs et une garantie du droit à s’investir dans le travail syndical. De plus, le travail dans les fabriques et dans les organismes étatiques devaient être organisé plus démocratiquement. Influence sur le développement du droitLa plupart des mesures contenues dans l’initiative populaire du PS ont été reprises plus tard dans la législation suisse, sans jamais remettre en question l’ordre économique privé. Toutefois, cela se fit à petits pas et dans le cadre du développement économique. L’initiative populaire de 1894 était en avance sur son temps, mais elle fut néanmoins le point de départ de réformes sociales ultérieures. En voici quelques exemples: déjà en 1863, 6000 citoyens de Glaris s’étaient réunis en Assemblée communale, en plein air, et avaient décidé la loi sur les fabriques la plus avancée d’Europe. En 1876, les citoyens de toute la Suisse acceptèrent la loi fédérale sur les fabriques ayant repris pour l’essentiel les propositions du canton de Glaris. L’inspecteur de fabriques de Glaris, le médecin Fridolin Schuler, fut nommé inspecteur de fabriques pour le pays entier. En 1914, la loi sur les fabriques fut révisée et elle subit par la suite souvent des modifications et des extensions jusqu’en 1963 quand elle se transforma en une loi du travail applicable à toutes les entreprises (et pas seulement aux fabriques). Le droit au travail pendant la crise économique des années 30Au cours de la grande crise économique des années 30, le chômage devint dans le monde entier un phénomène de masses. Dans l’«Initiative populaire pour combattre la crise économique et ses effets» des syndicats de 1935, le droit au travail était un aspect central. Le texte de l’initiative demandait que la Confédération s’occupe de «l’approvisionnement planifié du travail et de l’ordre convenable de l’attestation du travail.» Cette initiative populaire fut certes refusée par 56% des voix (cf. partie 5 de cette série d’articles du 21/9/15), mais sans que les demandes pour des mesures étatiques de création d’emploi disparaissent. Resserrement des liens avant la Seconde Guerre mondialeDonc, pour les socialistes, les efforts à la création d’emploi par les autorités étaient de loin pas satisfaisants. Ils avaient déposé, en 1937, 280’000 signatures pour l’initiative populaire «concernant le programme économique national pour développer l’emploi» qu’ils voulaient financer avec les réserves de la Banque nationale. A l’époque, le gouvernement suisse a réussi un tour de force. Les temps avaient changé. Hitler avait envahi l’Autriche, et la menace venant du nord était évidente. Au printemps 1938, le conseiller fédéral Rudolf Minger constata devant la Commission de défense nationale: «Jusqu’à présent, l’idée d’une attaque isolée d’une grande puissance était impensable, mais actuellement, nous devons envisager ce danger comme probable et savoir qu’à l’avenir, nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes.» Dès lors, l’union était parfaite entre le Conseil fédéral, le Parlement et le peuple. Pour associer l’initiative populaire à la défense nationale, le gouvernement suisse demanda au total 415 millions de francs: 200 millions étaient destinées à l’achat d’avions de combat et le reste à des mesures de création d’emplois. Le 4 juin 1939, le peuple l’accepta avec 70% des voix. Les socialistes étaient conscients du sérieux de la situation et retirèrent leur initiative populaire encore le même jour. Quelques semaines plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclata. Initiative populaire socialiste de 1943 «concernant la réforme économique et les droits du travail»Pendant la guerre, il y eut également plusieurs initiatives populaires. Quand, en 1943, après la bataille de Stalingrad, le tournant de la Seconde Guerre mondiale se dessina, un certain nombre de politiciens réfléchirent à l’après-guerre. Le PS suisse était d’avis que le «vieux monde s’effondrerait» et que les idées socialistes auraient le vent en poupe après la défaite du national-socialisme. Il présenta le programme «Nouvelle Suisse». La «libération de la domination du capital doit assurer le bien-être et la culture à tout le peuple suisse.» L’Etat devait aménager un système économique équitable, les activités économiques devaient être planifiées plus systématiquement, les grands groupes transférés dans la propriété de la commune, le sol et les immeubles d’habitation soustrés à la spéculation, le droit au travail garanti et maintes autres revendications. (cf. 100 Jahre Sozialdemokratische Partei der Schweiz, 1988, pp. 55 et 346) Art. 31 al. 1 Les initiatives populaires font toujours aussi partie de l’histoire des partis. En 1894, les socialistes étaient encore un parti faible avec Jakob Vogelsanger de Zurich comme seul représentant au Conseil national. Ils déposèrent leur première initiative populaire «Droit au travail» en 1883 avec 53?000 signatures – juste un peu plus que le nombre exigé. En 1943 – soixante ans plus tard – la situation était tout différente. Le PS était devenu le parti le plus fort pouvant à chaque fois récolter pour ses initiatives populaires un nombre multiple des signatures exigées. Avec 30%, elle était au zénith dans la faveur des électeurs (aujourd’hui 19%). En 1943, Ernst Nobs fut élu au Conseil fédéral en tant que premier socialiste – un événement longtemps attendu. Initiative populaire de l’Alliance des indépendants de 1943 le «droit au travail»Le PS n’était cependant pas le seul parti voulant présenter un contre-projet aux articles économiques révisés par le Parlement. L’Alliance des Indépendants lança également presque en même temps que le PS une initiative populaire avec un nom presque identique: «Droit au travail». Une Constitution fédérale avec de nouvelles lignes directrices Et quelle était la suite de l’histoire? Presque en même temps que ces trois initiatives populaires de l’année 1943, qui traitaient toutes du droit au travail, on déposa deux autres initiatives populaires poursuivant des objectifs sociaux. L’une demandait une réorientation du régime des retraites et l’autre une nouvelle politique familiale. |