L’Europe, à la croisée des chemins, a besoin de plus de responsabilité individuelle et de coopération entre nations souverainesLe monde peut faire mieux que le simple centralismepar Werner Wüthrich
«Le décentralisme est […] un aspect essentiel de l’esprit européen. Par conséquent si nous voulions essayer d’organiser l’Europe de manière centraliste, de la soumettre à une bureaucratie planificatrice et à la fondre en même temps en un bloc plus ou moins fermé, ce serait trahir l’Europe et son patrimoine. Trahison d’autant plus sournoise qu’on la commettrait au nom de l’Europe et en abusant de ce terme.» A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe était en ruines et il s’agissait de procéder à la reconstruction. Les Etats-Unis, puissance victorieuse, soutinrent cette tâche grâce au Plan Marshall. Pour appliquer le projet le plus efficacement possible, 17 pays d’Europe de l’Ouest fondèrent l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) qui avait son siège à Paris. Il est remarquable qu’on ait réussi alors à y intégrer la Yougoslavie. Ces 17 pays entreprirent la reconstruction de l’Europe dans une coopération entre Etats souverains. Ils réglementèrent la répartition et la destination des 13 milliards de dollars de l’«aide Marshall», rétablirent les opérations de paiements internationales, rendirent à nouveau possible la circulation des capitaux et ils commencèrent avant tout à faciliter les échanges commerciaux en supprimant les droits de douane et autres entraves aux frontières. C’est l’OECE qui coordonna et pilota ce processus qui fut un succès dont on ne parle plus guère aujourd’hui. Directives politico-économiques des Etats-UnisMais l’idée de créer une institution supranationale pour les pays d’Europe occidentale eut un effet négatif. Jean Monnet passe aujourd’hui pour être le père et l’architecte de ce concept. Il entretenait des relations étroites avec les Etats-Unis, car il y avait passé la moitié de sa vie. En 1926, il devint président de la grande banque américaine Investmentbank Blair & Co. Un peu plus tard, il fonda, toujours aux Etats-Unis, son propre établissement, la banque Monnet, Murname & Co. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il joua un rôle central dans l’économie de guerre. Ses contacts avec les milieux financiers et gouvernementaux américains étaient plus importants et étroits qu’avec les gouvernements européens. Jean Monnet et les milieux financiers et économiques qui le soutenaient ne voyaient pas l’avenir de l’Europe dans une libre coopération d’Etats souverains: ils voulaient enserrer les pays européens dans un «corset» supranational. Leur objectif fut dès le début de créer un Etat fédéral à l’américaine, les Etats-Unis d’Europe. Les Etats-Unis, qui étaient sortis de la guerre en grande puissance impérialiste, eurent une influence déterminante sur l’intégration européenne. Création de la CEEEn 1955, la Conférence de Messine décida que les économies de la Belgique, de l’Italie, de la RFA, de la France, du Luxembourg et des Pays-Bas devaient être harmonisées. Les droits de douane et les entraves au commerce aux frontières devaient être supprimés et une autorité centrale, supranationale, devait déterminer la politique économique commune, dont l’agriculture faisait partie. Une union douanière comportant des frontières extérieures communes devait en constituer le cadre. Cette politique constituerait la base d’une unité étatique future. Les 6 gouvernements se fixèrent comme premier objectif de supprimer complètement leurs droits de douane en l’espace de 10 ans. La CEE fut fondée à Rome en 1957. Le «corset» supranational fut une erreurLa politique menée en coulisses par les stratèges américains était fondée sur l’idée que seule la CEE était garante du développement économique et de la paix. Les Etats européens avaient besoin d’un «corset» qui les tienne ensemble car sinon, ils s’entredéchireraient. Cette idée est un mythe qui ne correspond absolument pas à la réalité de l’Europe de l’après-guerre et aux spécificités des pays. La formule propagandiste actuelle selon laquelle c’est à ce concept que les Européens doivent la paix est non seulement fausse mais dangereuse. Trahison de l’EuropeDe nombreux économistes, avant tout les pères fondateurs ordo-libéraux de l’économie sociale de marché en Allemagne comme Ludwig Erhard, Wilhelm Röpke et d’autres, étaient sceptiques dès le début. C’est Röpke (1899–1966) qui a exprimé ce scepticisme de la manière la plus nette: «Le décentralisme est […] un aspect essentiel de l’esprit européen. Par conséquent si nous voulions essayer d’organiser l’Europe de manière centraliste, de la soumettre à une bureaucratie planificatrice et à la fondre en même temps en un bloc plus ou moins fermé, ce serait trahir l’Europe et son patrimoine. Trahison d’autant plus sournoise qu’on la commettrait au nom de l’Europe et en abusant de ce terme. […] le meilleur moyen d’éviter la guerre consiste à renforcer le sentiment d’appartenance spirituelle et morale.» (W. Röpke, 1958, «Jenseits von Angebot und Nachfrage»). On peut également dire que l’Europe, en tant qu’«unité attachée à la paix» n’est possible que dans un esprit de «réconciliation des antagonismes sans élimination des particularités» en tant que communauté «au sein de laquelle les grands et les petits Etats trouvent leur espace existentiel». (Alfred Müller-Armack, 1959). Le Traité de l’Elysée, contribution du général de Gaulle à la question européenneCharles de Gaulle s’était retiré de la politique en 1946 et il vécut pendant de nombreuses années en simple citoyen observateur des événements politiques. Il ne participa pas aux travaux préparatoires en vue de la fondation de la CEE. Il fut «appelé» à reprendre les rênes de l’Etat lorsque la France, à la suite de la guerre d’Algérie, se trouvait dans le pétrin et qu’elle était divisée. Le Général devint, le 21 décembre 1958, une année après la création de la CEE, le premier président de la Ve République. Il parvint à mettre un terme à la guerre et à accorder leur indépendance à l’Algérie et au reste des colonies. La France prenait un nouveau départ dans la dignité. Création de l’Association européenne de libre-échange (AELE)Après la création de la CEE, les pays qui voulaient continuer à coopérer librement en tant qu’Etats souverains se regroupèrent autour d’un projet commun. L’OECE avait jusque-là parfaitement fonctionné. Le 4 janvier 1960, la Suisse, l’Autriche, la Suède, le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Portugal signèrent la Convention de Stockholm qui constituait la base de l’Association européenne de libre-échange (AELE). L’article 3 stipulait que les Etats signataires devaient, en l’espace de 10 ans, supprimer les droits de douane et les restrictions aux importations. La Convention autorisait des exceptions pour le cas où un Etat membre connaîtrait des difficultés financières. Pour l’essentiel, elle se limitait au commerce des biens industriels. L’article 21 précisait que l’agriculture était un cas particulier. Ses produits n’étaient pas visés par la suppression des droits de douane. Les différences entre la CEE et l’AELE apparaissaient entre autres également dans le fait que la CEE employait alors déjà à Bruxelles 5000 fonctionnaires (ils sont 50 000 aujourd’hui). Seules 150 personnes travaillaient au Secrétariat de Genève (elles ne sont plus que 90 aujourd’hui, car l’AELE compte moins d’Etats membres). «Une autre manière de penser» L’AELE aujourd’huiAu cours des années, d’autres pays ont adhéré à l’AELE: l’Islande en 1971, la Finlande en 1986, et le Liechtenstein en 1991. Mais aujourd’hui, le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Autriche, le Portugal, la Suède et la Finlande n’en font plus partie car ces pays ont adhéré à l’UE. Leurs gouvernements ne l’avoueront jamais officiellement, mais certains l’ont regretté. Les peuples sont moins réservés dans leur attitude. De larges couches de leurs populations souhaitent la sortie de l’UE. Les portes de l’AELE sont ouvertes à toutes les forces qui désirent organiser l’avenir de l’Europe sur la base d’une coopération de nations souveraines dans un esprit libéral et responsable. Comment l’AELE mène ses négociations en matière d’accords de libre-échangeLes partenaires de l’AELE mettent en commun leurs intérêts lors de pourparlers préliminaires. A tour de rôle, un membre joue le rôle de porte-parole alors que les autres participent également activement au processus négociateur. Lorsque celui-ci est terminé, chaque Etat ratifie l’accord conformément à ses propres règles constitutionnelles. Dans le domaine agricole, les partenaires négocient séparément car les Etats-membres de l’AELE continuent de mener des politiques agricoles différentes. Cette approche est efficace et l’échec de Doha en a confirmé la justesse. Pendant 10 ans, l’OMC a vainement essayé d’enfermer avant tout la politique agricole de ses 151 membres dans un «corset» unifié. Regard rétrospectif et prospectifLa CEE, fondée selon des directives américaines, a divisé l’Europe de manière plus durable que le rideau de fer et cela de deux manières: En novembre 2010, l’organe de contrôle financier de l’Union européenne, la Cour des comptes européenne, a refusé pour la 16e fois consécutive, depuis 1994, d’accepter les dépenses de l’UE. Des Etats-Unis d’Europe?La crise de l’euro et de la dette pousse aujourd’hui l’UE à envisager de nouvelles mesures centralistes. On augmente massivement le «fonds de sauvetage de l’euro» et on va le transformer en une institution permanente: le MES. On envisage que Bruxelles émette des euro-obligations. On a créé des mécanismes visant à aplanir encore davantage les différences entre les pays. L’UE doit devenir une «union de transfert» et une «communauté de garanties». Le gouvernement européen décide de questions importantes concernant l’économie et les finances. Les pays qui ne respectent pas les règles perdent leur souveraineté et on les met sous tutelle. Les peuples devraient pouvoir se prononcer sur ce concept lors de référendums. (cf. à ce sujet K. A. Schachtschneider, die Rechtswidrigkeit der Euro-Politik. Ein Staatsstreich der politischen Klasse, 2011, ISBN 978-3-86445-002-0) «Ce ne sont que des formes extérieures» L’AELE: modèle alternatifTandis que l’UE resserre son corset supranational, l’AELE étend son réseau d’accords de libre-échange sur mesure à tous les continents. En tant que successeur de l’OECE, l’AELE a prouvé son efficacité pendant 50 ans. L’OECE, l’AELE, le Traité d’amitié entre la France et l’Allemagne de 1963 et l’important Traité de libre-échange de 1972 entre la CE et l’AELE ont préparé le terrain pour une coopération pacifique et responsable d’Etats souverains européens. En revanche, le «corset» de l’UE n’a pas vraiment amené le rapprochement en matière économique, sociale et de mentalités qui serait nécessaire pour créer un Etat fédéral; il a entraîné une évolution problématique et rendu l’avenir incertain. Et les milliers de milliards d’aides financières provenant de divers fonds qui, au cours des dernières décennies, ont été versées principalement aux pays du Sud, n’ont pas apporté ce que Bruxelles escomptait. Il est dangereux de poursuivre sur cette voie car cela pourrait transformer les pays européens en une zone de crises économiques, politiques, sociales et sécuritaires. Et que va faire la Suisse?Ces jours-ci, le Conseil fédéral discute d’un projet d’accord-cadre avec l’UE. Or il est contraire à l’idée fondamentale d’une coopération entre Etats souverains qui est à la base de l’AELE, car le droit de l’UE devrait être repris automatiquement. En Suisse, le débat autour de plus ou de moins de centralisation se poursuivra et cette fois, le peuple aura certainement le dernier mot. • 1 cf. A. Bracher, Europa im amerikanischen Weltsystem, Basel, 2007 et l’article «Jean Monnet envoyé spécial du Président Roosevelt», Horizons et débats no 25 du 27/6/11 |