La coopérative: une formule magique
Un remède aux déviations du système bancaire?par W. Wüthrich, ZurichUn fait frappant: la crise financière oblige les caisses d’épargne et banques coopératives tenues par les cantons ou les communes en Suisse à faire des heures supplémentaires. Elles sont littéralement envahies par une foule de nouveaux clients. Un phénomène que l’on observe aussi en Allemagne et en Autriche. – Pour quelle raison? Que représentent pour nous ces banques? Eh bien, des entreprises mutuelles «ciblées» sous administration publique, telles que maisons de retraite, gymnases, incinérateurs de déchets, etc. ont derrière elles des siècles de tradition. Les meilleurs prestataires pour ces tâches sont des coopératives aux structures démocratiques. On en connaît nombre d’autres dans l’agriculture, les biens de consommations, le logement. On sait moins – alors que nous nous trouvons en pleine crise financière que les coopératives de crédit mutuel ont joué un rôle central dans l’histoire du système bancaire. Une réflexion sur le passé met en lumière la genèse des banques et leurs tâches ainsi que les déviations actuelles. Difficile de trouver un auteur qui ait mieux que Jeremias Gotthelf dépeint les soucis et problèmes qui étaient il y a deux siècles ceux des habitants du canton de Berne (1797–1854). L’un des sujets qu’il a traités était l’argent. A cette époque, son importance croissait sans cesse. La société était en pleine mutation. L’industrialisation avait commencé. Le salaire en nature faisait place au salaire en liquide. Nombre de paysans se procuraient un «Zustupf» (surplus) grâce au travail à domicile, ou un membre de la famille était employé à l’usine textile voisine. Et la grande majorité des paysans n’était pas habituée à se servir de l’argent. «Tu vois, c’est une caisse où on peut mettre son argent quand on n’en a pas besoin, jusqu’à ce qu’on en ait besoin, et entretemps on te verse un petit intérêt, et ton argent est bien à l’abri, il ne lui arrive rien.» Ce qui amenait Uli der Knecht (Uli le valet), héros du roman éponyme de Gotthelf, aux réflexions suivantes concernant les soucis que cause l’argent et la difficulté de le conserver: «Je n’en ai pas besoin, et quand j’en ai, il ne fait pas long feu; j’ai du malheur avec l’argent; ou je le gaspille, ou je me fais avoir, ou on me le vole, et pour finir, si personne d’autre ne me le prenait, ce sont les souris qui me le mangeraient.» Quelques pages plus loin Gotthelf lui répond en évoquant la Caisse d’épargne. Un paysan dit à son apprenti: «Tu vois, c’est une caisse où on peut mettre son argent quand on n’en a pas besoin, jusqu’à ce qu’on en ait besoin, et entretemps on te verse un petit intérêt, et ton argent est bien à l’abri, il ne lui arrive rien.» Il se trouve que, deux cents ans plus tard, il n’en va plus tout à fait de même. Qu’est-ce qui a changé depuis? Remontons le temps jusqu’au monde de Jeremias Gotthelf. Les premières banquesIl y a deux cents ans, les couches inférieures de la population étaient pour la plupart bien pauvres, même en Suisse. Jeremias Gotthelf et avant lui Johann Heinrich Pestalozzi ont fourni d’émouvantes descriptions de ces maux. Mais leur engagement a aussi éveillé les consciences et poussé à y remédier. L’instruction, l’institution d’écoles et de formations professionnelles, la création d’emplois, le combat en faveur de la démocratie et de l’égalité des droits furent l’un des aspects de cette lutte, l’autre étant le développement du sens de l’épargne pour se constituer un petit avoir et une réserve pour la vieillesse et les temps difficiles. Bien sûr il ne suffisait pas de conseiller à la population de mettre un peu d’argent de côté. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la Confédération helvétique ne possédait pas une seule banque à même d’accepter de petits dépôts et de les investir en toute sécurité. Les petites gens désireuses d’épargner et en mesure de le faire en étaient réduites au bas de laine. Ceux qui avaient besoin d’argent étaient le plus souvent contraints de s’adresser au prêteur – à l’usurier – qui pratiquait des taux énormes. «Ce qui n’est pas à la portée d’un seul individu peut être réalisé par un grand nombre de personnes.» La Caisse d’épargne de BerneEt en 1787 nous y voici: un décret du Grand Conseil de la ville de Berne institue la première Caisse d’épargne pour domestiques, artisans et journaliers. L’«homme de la rue» devait bénéficier pour son argent d’un placement à intérêt sûr et se créer ainsi une petite réserve pour sa vieillesse et les mauvais jours. L’administration bernoise espérait également décharger ainsi les finances publiques d’une part de la protection sociale. Les administrateurs de la Caisse étaient des bénévoles, mus par le sens du service, non l’appât du gain. La sécurité l’emportait sur le rendement. Il était interdit de spéculer. Au début les guichets n’étaient ouverts que deux jours par an: à la Saint Jacques (25 juillet) et à la Chandeleur (2 février), date du changement d’emploi annuel. Ce fut un succès. Après les guerres napoléoniennes, on assista à une vague de nouvelles fondations. Caisse pour les économies des habitants du canton d’Argovie – Action de Heinrich ZschokkeEn 1812, à l’initiative de la Société savante d’Argovie, l’écrivain Heinrich Zschokke (1771–1848) exposa dans le Schweizerbote (Messager Suisse) le projet dans les termes suivants: «Nombre d’artisans, de domestiques, ou même de journaliers peuvent parfois avoir mis de côté quelques sous ou quelques francs dont ils aimeraient pouvoir disposer en cas de nécessité. Mais où les mettre en sécurité, voire en tirer intérêt? Personne n’est prêt à payer intérêt sur de si faibles sommes. Vous avez l’argent en poche; vous voyez ceci ou cela, vous aimeriez bien l’avoir; vous passez devant une auberge et la démangeaison de s’en servir vous prend. Bref, voilà l’argent parti, on ne sait ni pourquoi ni comment. Et lorsque viennent les mauvais jours où vous en auriez bien besoin, il n’y a plus rien à la maison. Economiser, c’est difficile!» (Schweizerbote du 7 mars 1812) Le démarrageDans tous les cantons l’on assista à la création de nombreuses caisses d’épargne et de prêt. Dans celui de Thurgovie, par exemple, on fonda la Sparkasse Frauenfeld (Caisse d’épargne de Frauenfeld) sous administration communale. Il arriva, surtout dans les débuts, que certaines ferment, parce qu’elles étaient mal conçues ou parfois mal administrées. Mais les pertes subies par les épargnants restèrent rares. Jamais non plus il ne se produisit d’effet domino, une banque en entraînant d’autres dans sa chute. La fermeture d’une caisse offrait une opportunité pour la fondation d’une nouvelle ou l’ouverture d’une filiale d’une banque déjà existante. Dans le canton de Berne, les «Raiffeisenkassen» [cf. plus bas] durent, pour diverses raisons fermer en 1893 et 1897 peu après leur ouverture, par exemple les Caisses d’épargne de Steckborn, Aadorf et Eschlikon dans le canton de Thurgovie.3 «On donne mon nom à ces associations mais je ne les ai pas inventées. La première a été un enfant de notre temps, né de la nécessité. Je n’en ai été que le parrain.» Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour voir apparaître les premières véritables banques commerciales, comme la Schweizerischer Kreditanstalt (Société suisse de crédit), qui a financé le réseau ferré, le tunnel du Saint-Gothard ainsi que des projets industriels et levait des fonds également sur le «marché des capitaux» et émettait des titres cotés en Bourse tels qu’actions et obligations. Les Caisses Raiffeisen suissesUn siècle environ après la création des premières banques, on assista en Suisse à une deuxième vague de fondations. En 1899, le pasteur Traber fonda à Bichelsee la première Caisse Raiffeisen durable, d’après les principes et le modèle imaginés par Friedrich Wilhelm Raiffeisen (1818–1888). Celui-ci avait créé 50 ans auparavant dans le Westerwald (Allemagne) des coopératives inspirées de la doctrine sociale chrétienne. Son principe de base était «Seule la communauté fait la force» Dans le monde entier beaucoup suivirent son exemple. Pourquoi les banques Raiffeisen sont-elles si sûres?Ces banques jouissent d’un ancrage local et régional et elles connaissent personnellement leurs clients. La solidarité entre caisses joue à plein. Une banque Raiffeisen isolée ne peut faire faillite, parce que toutes les autres sont derrière elle. Et les mutualistes constituent une caution supplémentaire, qui de nos jours est limitée. Ils sont 1,5 millions engagés à verser chacun 8000 francs suisses en cas de nécessité. Cette garantie serait aujourd’hui superflue, comme l’a déclaré Pierin Vincenz, PDG de Raiffeisen Suisse, dans plusieurs interviews. Mais elle ne sera pas pour autant supprimée. Expression de la solidarité, elle est partie intégrante de l’esprit de la coopérative. Les Raiffeisen dans le mondeOn trouve des banques Raiffeisen dans toute l’Europe: Allemagne, Autriche, Italie, France, Pays-Bas, Finlande, Pologne et Chypre, et 700 000 collaborateurs gèrent environ 130 millions de clients. Elles sont ainsi devenues un acteur important du système économique et financier européen. La Banque populaire suisseLa Volksbank in Bern (Banque populaire de Berne, plus tard Banque populaire suisse) a été fondée en 1869 sous forme de coopérative par des représentants du monde ouvrier, des employés et de l’artisanat. A l’origine elle se contentait, comme les Caisses Raiffeisen, d’accorder des prêts à ses membres. Avec ses nombreuses filiales, elle connut une extension fulgurante dans toute la Suisse. En 1930, elle était devenue la deuxième banque suisse. Dans les années 30, elle dut demander à l’Etat une aide de 100 millions de francs, toutes ses affaires avec l’étranger (en particulier l’Allemagne) ayant dû être liquidées. Après la guerre la banque connut une forte croissance et ouvrit beaucoup de nouvelles filiales. Mais des spéculations sur l’argent-métal et l’immobilier ainsi que de nouveaux déboires à l’étranger entraînèrent dans les années 80 le déclin de la quatrième banque suisse, qui fut rachetée en 1990 par la Schweizerische Kreditanstalt (aujourd’hui CS Group). L’exemple de la Banque populaire suisse prouve que le statut juridique de coopérative n’offre pas de protection contre des affaires hasardeuses. La Banque centrale coopérativeLa Banque centrale coopérative a été fondée en 1927, en commun par l’Union suisse des Coopératives de consommation et par l’Union syndicale suisse. Son principe était «qu’une banque d’ouvriers ne se distingue pas des banques privées par la conduite de ses affaires, mais seulement par ses buts, c’est à dire qu’elle utilise dépôts et excédents au profit des mouvements ouvriers et mutualistes.» La Genossenschaftliche Zentralbank acquit une dimension respectable. En 1970 elle prit la forme d’une société par actions. Elle s’appelle aujourd’hui Banque Coop, et la banque cantonale de Berne en est l’actionnaire majoritaire.4 La Banque MigrosLa Banque Migros constitue jusqu’ici une «success story». Gottlieb Duttweiler eut l’idée de créer une Banque Migros il y a cinquante ans, au cours d’un souper avec son administrateur financier au restaurant Widder, à Zurich. La banque est une société par actions détenues à 100% par la Fédération des coopératives Migros. Que nous apprend l’histoire?De toute évidence les banques à rayon d’action régional ou national résistent mieux à la crise financière actuelle que les banques mondialisées. C’est encore plus vrai pour les banques coopératives ou administrées par les communes ou cantons. Elles échappent à la pression des investisseurs qui exige une rentabilité maximale. Ces banques ont un fort ancrage régional et connaissent bien leurs clients. 1 Cf. Werner Ort, Der modernen Schweiz entgegen. Heinrich Zschokke prägt den Aargau, Baden 2003, p. 126s. Renaissance de l’idée de coopérative«Je me souviens encore très bien d’un séminaire à Salzbourg avec les managers d’une coopérative. On voulait devenir à tout prix une banque «normale». On avait tendance à refouler l’idée de coopérative (de crédit mutuel). Et il en alla longtemps de même en Suisse. Mais tout récemment on assiste à une renaissance de cette idée. Les grosses coopératives de consommation ne parlent plus de se transformer en SA. La Schweizer Mobiliarversicherung remet de plus en plus en avant l’idée de coopérative. En ce moment nous assistons à un retour en force des structures sociales et des modes de pensée éprouvés. Beaucoup se plaignent de la montée de l’anonymat et de la perte du lien social. La taille relativement modeste, la bonne connaissance des réalités locales, le «visage humain» des Caisses Raiffeisen vont sous plusieurs aspects à l’encontre de cette évolution. L’impressionnante augmentation du nombre de leurs membres permet de conclure que les valeurs coopératives répondent sans aucun doute aux besoins d’un grand nombre de gens.» Robert Purtschert, professeur à l’Université de Fribourg, dans: Panorama Raiffeisen 2/2005. |