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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°5, 7 février 2011  >  Toujours au service du citoyen? [Imprimer]

Toujours au service du citoyen?

Privatisation des administrations publiques*

par Thomas Schuler

Une des activités importantes de la Fondation Bertelsmann consiste à évaluer l’efficacité des administrations. C’est à vrai dire une bonne chose: les comparaisons ont pour but de rendre les administrations plus accueil­lantes pour les citoyens. Ainsi, en 1998, la Fondation a évalué le temps dont les administrations avaient besoin pour telle ou telle tâche. Combien de temps faut-il pour établir une pièce d’identité ou pour enregistrer un changement de domicile? Combien de temps prennent les renseignements? Cela a permis de recueillir de nombreuses données sur le fonctionnement des administrations communales allemandes. Ensuite la Fondation a rédigé des études. En 2000, elle a montré, par exemple, que celui qui sollicitait un permis de construire en Finlande pouvait s’attendre à ce que sa demande soit traitée au bout de 21 jours.
La Fondation offre également des conseils sur la manière d’améliorer l’efficacité. Pardon, ce n’est pas la Fondation qui le fait mais l’entreprise. Et c’est ce qui pose problème. L’entreprise Bertelsmann offre ce service aux communes et en fait des affaires. Mais peut-on vraiment établir une nette distinction entre la conception et l’exécution, comme le prétendent la Fondation et l’entreprise? Et même si cela était possible, les liens et la répartition des tâches entre les deux entités n’impliquent-ils pas un conflit d’intérêts? Le travail de la Fondation financé par l’exemption d’impôts ne profite-t-il pas avant tout à l’entreprise dont le but est de faire des béné­fices? Est-ce admissible? Où finissent les conseils d’utilité publique et où commence la mise en œuvre commerciale? Et dans quelle mesure les données recueillies pendant de nom­breuses années par la Fondation sur l’efficacité des administrations profitent-elles à l’entreprise Bertelsmann?
Il y a peu de domaines où l’imbrication des intérêts commerciaux et les intérêts publics est si nette que dans le conseil aux administrations communales et à leur privatisation. Et le travail que Mohn n’a cessé de considérer comme l’une des plus importantes missions d’intérêt général de la Fondation et qui lui servait à en justifier l’existence soulève de nombreuses questions fondamentales concernant l’identité et la manière de travailler de la Fondation.

Premier projet en Angleterre: les «Government Services» d’Arvato

Depuis 2005, Arvato, filiale de Bertelsmann, administre tout le comté anglais d’East Riding. Les missions de l’administration comprennent notamment 3000 kilomètres de routes, l’élimination de 7 millions de tonnes d’ordures ménagères par année, 11 000 HLM, 159 écoles, 990 véhicules et l’éclairage public (39 000 lampadaires).
Rainer Majcen, patron de Government Service, filiale anglaise d’Arvato, raconte qu’il «a étudié l’économie à l’université privée de Witten/Herdecke et travaille depuis 2000 pour Bertelsmann. Il était employé par une filiale d’Arvato à Dublin lorsqu’en 2002, il a découvert un appel d’offres. Il s’agissait de «financial services», d’administration publique. Il n’y connaissait pas grand-chose et Arvato n’avait pas jusque-là travaillé dans le secteur public, mais il rédigea un document sur ce que pourrait être ce service public et Arvato obtint le marché. Trois ans plus tard, Arvato fut chargé de l’administration d’East Riding. Depuis lors, Majcen est, chez Arvato, «Mister East Riding», comme l’a écrit le magazine économique brand eins.1
Les négociations entre Arvato et East Riding ont commencé en 2003. Selon l’entreprise, le comté et Arvato ont conclu un «contrat révolutionnaire» entré en vigueur en octobre 2005. Arvato administre 14 bureaux employant 17 000 employés qui effectuent chaque année 50 000 appels. Arvato s’occupe des salaires, évalue, accorde et verse des subventions, les aides sociales et les bourses d’étude. En outre, l’entreprise gère un service médical d’entreprise et accorde des crédits. Arvato a repris 516 employés (dont 439 à temps complet) et a promis de créer 600 emplois. La durée du contrat est de 8 ans et porte sur 240 millions d’euros. Grâce à ce joint venture, les deux parties commercialisent des services destinés à une clientèle publique et privée.
L’objectif d’Arvato est de réduire les frais d’administration. Pour ce faire, l’entreprise a mis en œuvre une suggestion de la Fondation et évalué à East Riding la qualité de traitement d’une demande et la durée de la conversation téléphonique. Le but était de répondre au bout de 21 secondes ou 7 sonneries. De plus, Arvato a testé la satisfaction des clients. Pour le patron d’Arvato à Gütersloh Rolf Buch, East Riding est un important succès «au point de vue financier et du contenu».
En mars 2005, le patron d’alors, Hartmut Ostrowski s’est élevé lors d’une interview de la netzeitung contre la critique selon laquelle il supprimait des emplois. «Certes, le nombre d’emplois diminue mais quand on accomplit une tâche plus rapidement, on peut, dans le temps économisé par l’optimisation des processus, confier aux employés des activités complémentaires utiles». Il a déclaré que les employés d’East Riding ont été repris aux mêmes conditions et qu’ils ont conservé leur système de retraites public. «Il ne s’agit pas tant de faire des économies aux dépens des employés. En Grande-Bretagne, la qualité des prestations est évaluée au moyen de plus de 200 indicateurs. Chez Arvato, nous évaluons nos employés d’après leurs prestations et les salaires fondés sur le rendement sont naturellement une forme de rémunération toute différente de celle pratiquée ici actuellement dans l’administration publique. Cela aura pour conséquence que certains employés d’East Riding gagneront plus qu’avant. Mais ils devront avoir un meilleur rendement qu’auparavant.»2
Après l’Angleterre, Arvato Deutschland a jeté son dévolu avant tout sur l’Espagne. Ensuite c’est la France qui devait être visée, pays où Bertelsmann s’attendait à une assez importante opposition politique. En Angleterre, les syndicats sont affaiblis et le pays ne pratique pas l’économie sociale de marché. Mais comment a-t-on pu conquérir le marché allemand, là où les politiques redoutent les rationalisations? Bertelsmann pourrait-il convertir les politiques et les citoyens en clients? Allait-il être possible d’obtenir des marchés sans l’assentiment des politiques?
Les circonstances ont été favorables à Arvato.

Expansion sur le marché allemand: le projet «Würzburg integriert»

Lorsqu’en mai 2002 Pia Beckmann fut élue maire de Würzburg, cette femme membre de la CSU ne s’est pas installée dans le bureau de son prédécesseur au troisième étage de la mairie mais deux étages plus bas afin, disait-elle, d’être plus proche des citoyens. La proximité par rapport aux citoyens faisait partie de son programme. Elle connaissait les pro­blèmes de la ville car elle siégeait depuis 1996 au conseil municipal. Les caisses étaient vides. Würzburg n’a ni industries ni grandes entreprises. Son plus grand employeur est l’Université. Les dettes de la ville se montaient à plusieurs dizaines de millions d’euros.
Beckmann avait été élue parce que sous son prédécesseur les recettes fiscales, avant tout la taxe professionnelle, avaient considérablement diminué et que d’autres problèmes particuliers étaient venus s’y ajouter. Dans cette situation de crise, les services de l’électricité, du gaz et de l’eau se livrèrent à des spéculations dangereuses et perdirent 4,1 millions d’euros. Le gouvernement du district de Basse-Franconie refusa deux années de suite d’approuver le budget municipal. Beckmann dut décider un gel budgétaire total. Toutes les dépenses furent examinées à la loupe mais malgré ces mesures de rigueur radicales, le désendettement fut lent. Bref, Würzburg était un client idéal pour Arvato.
Le dos au mur, la ville cherchait désespérément des moyens de réduire ses dépenses courantes. Elle était favorable à des partenariats public-privé (PPP) avec des investisseurs et Beckmann fut l’élément moteur de l’adoption d’une administration en réseau informatique, appelée également «e-government». Au lieu d’être consignées plusieurs fois dans des dossiers différents, les données administratives doivent être enregistrées de manière centralisée et être disponibles en tout temps à tous les employés des bureaux. La ville lança un appel d’offres au niveau européen pour le projet. Arvato offrait les meilleures conditions et obtint le marché. Ce devait être un projet modèle. Beckmann et Arvato devaient s’engager dans une voie inédite reposant sur les expériences faites à East Riding. De nombreuses communes ont délocalisé l’élimination des déchets. En revanche, Beckmann voulait avoir à la mairie un administrateur privé qui gère de manière centralisée tous les services. Le conseil municipal a approuvé à l’unanimité le projet intitulé «Würzburg integriert», mais sans connaître les détails du contrat.
L’argument qui a vite convaincu presque tous les fonctionnaires et les politiques locaux était d’ordre financier: Arvato s’engagea à assumer les frais d’investissement. Et davantage encore: il fit dès le début miroiter des recettes à la ville. On était optimiste à Würzburg. Le chef de projet de l’administration municipale Wolfgang Kleiner déclarait: «La ville ne déboursera pas un euro pour financer le projet.» Mais elle devait dès le début participer aux mesures d’économie. En outre, Arvato voulait dédommager Würzburg pour ses frais de commercialisation du concept. Plus le projet se répandrait, plus les prestations d’Arvato seraient avantageuses.
En 2007, Arvato et la ville tombèrent d’accord et une année plus tard commença l’application du projet qui devait avoir un caractère de modèle pour d’autres com­munes. Depuis, Arvato s’occupe de toute l’administration de Würzburg à partir d’une plate-forme Internet centrale. L’objectif est d’offrir à tous les citoyens, à toutes les entreprises et à tous les partenaires de la ville un centre d’accueil unique. Pendant la période contractuelle de 10 ans, Würzburg espère économiser plus de 27,6 millions d’euros. Peu à peu 75 employés ayant atteint l’âge de la retraite ne seront pas remplacés, plus de 10 des 27,6 millions d’euros devraient revenir à la ville et les frais du projet s’élever à 9 millions. Le profit d’Arvato serait donc de 8 millions d’euros.
Mais ce qui compte pour Arvato, ce ne sont pas ces 8 millions. L’enjeu est beaucoup plus important: il y va de l’ouverture d’un nouveau marché qui devrait, à moyen terme, rapporter à Bertelsmann un milliard d’euros par année. Arvato voit dans le projet de Würzburg un moyen d’entrer sur le marché allemand des services publics. En 2008, l’entreprise a déclaré que 30 autres communes avaient manifesté leur intérêt. Pour le moment, selon Rolf Buch, actuel P.-D. G. d’Arvato, le chiffre d’affaires et le bénéfice du secteur «government services» sont peu élevés, mais il possède un grand potentiel car en Allemagne, 1,5 personnes travaillent dans les administrations communales. Si l’on part d’une moyenne de 70 000 euros pour le coût annuel d’un employé, cela fait un montant total de 105 milliards d’euros. Les experts ont estimé qu’on pourrait externaliser environ 20% des tâches et que le marché potentiel serait, en Allemagne, de 20 milliards d’euros par année.

La Fondation prépare-t-elle le terrain pour de nouveaux marchés?

Arvato passe pour être la poule aux œufs d’or de Bertelsmann et l’entreprise est constamment à la recherche de nouveaux produits et de nouveaux marchés. L’un de ces produits s’intitule maintenant: Optimisation de l’efficacité des administrations. Aux yeux de Bertelsmann, Arvato est indépendant car ce n’est pas la Fondation qui offre ces prestations. Au fil des années, il semble que l’on soit devenu aveugle à cette dépendance. Certes, ce ne sont pas les mêmes personnes qui conseillent et qui agissent, mais ce sont les mêmes personnes qui sont aux commandes. On rejette habituellement les objections à l’aide d’une formule générale: le fisc confirme l’aspect intérêt public et tout est en règle.
Cependant les opposants ne s’en satisfont pas. A leur avis, l’amalgame est injustifiable. Les «government services» révèlent au grand jour le lien direct entre les activités de la S.A. et celles de la Fondation. Qu’est-ce qui relève de l’intérêt général, qu’est-ce qui relève de l’intérêt particulier? Le conflit d’intérêts de Gunter Thielen est un des principaux conflits qui soulèvent cette question. Il est président du conseil de surveillance de l’entreprise et en même temps président de la Fondation. Quels intérêts sert-il, ceux de la collectivité ou ceux de l’entreprise?
L’actuel président de la Fondation a été, de 1985 à 2001, P.-D. G. d’Arvato, plus précisément de son précurseur, Bertelsmann Industrie, et en tant que président de la Fondation, il siégeait en même temps au conseil de surveillance de la S.A. Après s’être séparé de Thomas Middelhoff, il a pris sa place comme patron de l’entreprise. Mais pendant toutes les années qu’il a passées à la tête de cette dernière, il était évident qu’il retournerait à la Fondation, comme l’a toujours affirmé Bertelsmann. C’est pourquoi il continua de participer en invité aux réunions du directoire de la Fondation. En outre, il siégeait à la Société administrative Bertelsmann qui contrôlait les voix de la Fondation et de la famille Mohn, et en dernière analyse, l’entreprise. Thielen n’est pas le seul dirigeant de la Fondation à multiplier les fonctions. Liz et Brigitte Mohn siègent dans tous ces organismes.
Cependant les fonctions occupées par Thielen en particulier dans le cas des «government services» sont instructives car c’est en tant que P.-D. G. d’Arvato qu’il a développé ce secteur. Arvato devait se développer et conquérir de nouveaux marchés. D’octobre 2001 à juillet 2002, il a été président de la Fondation et sous sa direction, celle-ci s’est consacrée au thème «e-government – administration efficace – gouvernement démocratique» et a élaboré des stratégies à ce sujet.
Il s’agit d’un simple va-et-vient, car lorsque Thielen passa en 2002 de la Fondation à la S.A., son successeur dans l’entreprise y trouva deux projets permettant une nouvelle croissance – «e-government» et «externalisation dans les administrations communales» –qui avaient été élaborés par la Fondation sous la présidence de Thielen en tant que projets d’intérêt général. C’est sous Thielen P.-D. G. de Bertelsmann S.A. que sont nés les premiers projets commerciaux en Angleterre et en Allemagne. Il est significatif que la S.A. identifie et développe sous la direction d’un patron un nouveau domaine d’activité dans un secteur dans lequel la Fondation a effectué de la recherche fondamentale sous la direction de la même personne.
Pendant ce temps, la Fondation a poursuivi ses réflexions sur le sujet. Elle a organisé des séminaires à l’intention des élus locaux et, en 2007, un congrès à Berlin pour expliquer aux responsables des finances municipales, aux conseillers municipaux et régionaux, aux directeurs d’administrations et aux maires de toute l’Allemagne l’importance du sujet et proposer des solutions. Bertelsmann n’est pas allé jusqu’à demander à Arvato de co-organiser le congrès, mais celui-ci correspondait aux objectifs d’Arvato.
En 2007, à Berlin, la Fondation et le Städte­bund ont présenté une étude qui énumère des domaines allant des impôts et des taxes au conseil juridique en passant par les centres d’appel, les parcs de véhicules et les ser­vices informatiques et en recommande l’externalisation sous forme de «partenariats de services». Au moins 50% des municipalités étudiées ont externalisé le nettoyage des bâtiments, l’élimination des déchets et l’approvisionnement en gaz, en électricité et en eau. Cela n’a pourtant pas fait baisser les taxes. Ce n’est pas le caractère privé ou public des services qui explique le niveau des taxes, précise l’étude, mais les monopoles et le manque de concurrence.
Cependant l’organisation et les services informatiques représentent un potentiel particulièrement important et non encore exploité. L’étude voit un «important potentiel de rationalisation» dans la fixation des impôts et des taxes et propose à cet effet un centre externalisé des impôts et des taxes. Un guichet unique et un centre d’appel devraient gérer un module de données de base comprenant des données relatives aux déclarations de domicile, aux passeports, à la taxe foncière, à la taxe sur les chiens, etc. La Fondation évoque une «optimisation des processus grâce à l’intégration» et y voit un «important potentiel de rationalisation».3 Elle cite en exemple le groupe énergétique de Cologne RWE qui, à la demande des communes, calcule les impôts et les taxes à l’aide d’un logiciel qu’il a développé lui-même.
La Fondation et le Städtebund ont étudié 14 domaines et considèrent que 10 d’entre eux se prêtent à l’externalisation, notamment le conseil juridique, le calcul des sa­laires et traitements ainsi que les notifications d’imposition. Ils recommandent également le leasing de bâtiments, par exemple d’écoles, mais pas le leasing transfrontalier, si contesté aujourd’hui, qui grève lourdement les fi­nances de nombreuses municipalités. L’étude évoque également des problèmes et des projets qui ont échoué. Ainsi, en 2000, Leipzig a externalisé l’informatique mais a mis fin au projet au bout de deux ans parce que, malgré quelques succès, d’importantes réalisations technologiques de l’administration se sont révélées peu satisfaisantes. On avait sous-estimé la complexité des contraintes et des processus. Contre toute attente, il n’a pas été possible de trouver de nouveaux clients. Cet exemple doit-il servir d’avertissement?
Cependant Bertelsmann ne peut pas se permettre de douter. A la suite du rachat des parts de RTL par Albert Frère, le groupe est sous pression. En 2006, l’entreprise s’est endettée à hauteur de 7 milliards d’euros. Cela signifie que depuis lors, Thielen et ses successeurs ont dû chercher désespérément de nouveaux domaines d’activité. Le 12 avril 2002, la Fondation a organisé à Berlin un congrès international sur le «balanced e-government» auquel le ministre de l’Intérieur Otto Schily lui-même a pris part. Avec le Städte- und Gemeindebund, la Fondation a commandé une étude qui devait trouver des modèles de coopération à recommander en Allemagne.
A ce congrès, la Fondation a présenté le modèle du «e-government intégré» qui repose sur un «concept élargi d’e-government» dans lequel les services au citoyen et les offres d’information s’additionnent pour constituer un «concept complet d’e-government». Par l’intermédiaire d’Internet, les citoyens doivent pouvoir poser des questions et adresser des requêtes aux autorités et, également par le biais d’Internet, faire part aux administrations de leurs vœux concernant telle ou telle question. La Fondation parle d’«éléments participatifs» et appelle cela «e-democracy».
L’agence pour les entreprises Booz/Allen/Hamilton a fait l’étude et la Fondation a constitué un groupe de projet. Ce dernier a été conseillé notamment par Brigitte Zypries (SPD), alors secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur et plus tard ministre de la Justice, et par la députée au Bundestag et ex-ministre de la Santé Andrea Fischer (1998–2001, Alliance 90-Verts).

«Nous faisons une chose juste» – critique de la Fondation et de ceux qui la défendent à tort

L’imbrication des thèmes de la Fondation et des domaines d’activité de Bertelsmann S.A. a suscité des commentaires. En novembre 2007, l’hebdomadaire Die Zeit a abordé la question des critiques adressées à la Fondation, affirmant qu’on l’«accablait de reproches». Les syndicats estimaient que la Fondation profitait de «son influence politique pour préparer les services publics à l’‹OPA hostile› par des entreprises privées de type Arvato». L’impression que ces reproches mettaient dans le mille se renforça parce qu’aucun responsable de la Fondation n’y répondait publiquement. Là-dessus, la Fondation décida de réagir.
Liz Mohn, représentante de la famille à l’origine de la Fondation, tenta de rassurer l’opinion publique dans Die Zeit: «Il arrivera toujours que la Fondation réfléchisse à des thèmes qui, indépendamment, concernent également des domaines d’activité de Bertelsmann S.A. Cela peut se produire dans la politique éducative ou lorsque la Fondation cherche à développer le droit des contrats de travail ou qu’elle réfléchit à la réforme des administrations locales.»
Die Zeit a pris le parti de la Fondation: «Le reproche selon lequel la Fondation assiste le groupe dans la réforme de l’administration communale est infondé. Le fait est que le groupe effectue des missions administratives pour les villes et les communes. Il espère faire des affaires considérables, mais le modèle commercial d’Arvato est fondamentalement à l’opposé des idées de la Fondation. Alors que celle-ci recommande que les municipalités et les entreprises privées créent ensemble des sociétés d’externalisation (partenariats de services locaux), Arvato veut être seul afin d’avoir les coudées franches.»4 Ici, Die Zeit reprenait l’argumentation de la Fondation. Selon cette dernière, chaque fois qu’on lui reproche d’assister l’entreprise, on le fait pour des raisons différentes. Il n’en reste pas moins, selon Die Zeit, que la Fondation et le groupe poussent à l’externalisation dans les communes et cela va coûter leur emploi à de nombreux membres du syndicat ver.di. A ce sujet, Liz Mohn a déclaré: «Avec la Fondation, nous voulons contribuer à développer le pays en vue de l’avenir et la réforme des com­munes nous tient particulièrement à cœur. Il en était déjà ainsi lorsque mon mari Reinhard Mohn a créé la Fondation et nous continuerons dans cette voie. Nous faisons une chose juste. Il est inévitable que cela provoque des conflits.» Et à l’avenir la Fondation défendra sa cause avec encore plus de vigueur.
Liz Mohn aurait-elle raison? Les critiques reposent-elles vraiment sur l’hypothèse erronée que le groupe et la Fondation défendent les mêmes intérêts? Les deux stratégies sont-elles vraiment si «fondamentalement» différentes? Est-il vrai que l’entreprise se charge de la totalité des tâches administratives alors que la Fondation y est opposée et ne fait que proposer des partenariats? Cette justification est fausse car ces différences prétendument fondamentales n’existent pas dans la mise en œuvre des modèles appliqués jusqu’ici. Les concepts des deux entités se ressemblent dans leur approche, leur contenu, leur forme et leur langage. Arvato est ouvert aux deux modèles: administration totale par Arvato et administration en partenariat. Il est vrai que la Fondation met en garde contre l’externalisation, mais Arvato est souple et propose égale­ment l’externalisation de certaines tâches seulement.
Les déclarations de Liz Mohn sont donc en contradiction avec ce que les dirigeants de l’entreprise et les partenaires allemands du projet de Würzburg ont parfois souligné. Ainsi la Fondation recommande les «partenariats de services publics communaux» dans le document cité plus haut qu’elle a publié en 2007 en collaboration avec le Deutscher Städte- und Gemeindebund et il s’agit de «shared services». On y mentionne l’exemple des services municipaux d’Ingolstadt. Ceux-ci ont chargé la Holding Stadtwerke Ingol­stadt Beteiligung GmbH de la facturation de l’électricité, du gaz et du chauffage urbain qui relèvent du droit privé, laquelle holding exécute également des missions pour des clients extérieurs. A première vue, cela a l’air anodin en comparaison des tâches administra­tives effectuées par la filiale de Bertelsmann Government Services.
De plus, la Fondation et le Städtebund se montrent sceptiques à l’égard des externalisations classiques et critiquent le fait que dans les années 1990 on les ait considérées comme la panacée en matière de réduction des coûts dans l’industrie, notamment dans le secteur automobile: «Il se peut que l’euphorie ait disparu, mais pas l’utilité de cette solution. Cependant il faut examiner d’un œil critique la plus-value d’une externalisation et il faut voir si elle entraîne des dépendances que le commanditaire ne peut plus contrôler.»5
Cette attitude critique de la Fondation n’empêche pas qu’Arvato procède de manière semblable. A East Riding, Government Services, filiale d’Arvato, a créé avec le comté, afin de commercialiser ses services, une entreprise commune, un «partenariat public-privé (PPP)». Arvato détient 80% des parts de ce joint venture et le comté d’East Riding of Yorkshire Council seulement 20%. Arvato appelle cela «partenariat stratégique». Il a pour but de faciliter l’acceptation du partenariat par les politiques, les citoyens et les autres communes. Ce joint venture a également pour objectif de «vendre» ensemble aux autres communes les services de l’entreprise. Dans un contrat, Arvato qualifie ce partenariat – et c’est très significatif – de «partenariat de services». Or «partenariat de services» est le terme même qu’utilise la Fondation pour son concept.
A Würzburg, le modèle commercial est différent: Arvato y est un prestataire de services. Il a créé une plate-forme Internet unique pour les citoyens, les entreprises et les employés de l’administration. Cette prestation de services est externalisée mais les collaborateurs continuent d’être employés par la municipalité. Contrairement à East Riding, Arvato ne tire pas son profit du travail des employés payés par Bertelsmann mais des économies de personnel.
Dans la version corrigée et commentée du projet de contrat confidentiel du 25 janvier 2007, que nous possédons, il est question de «simplification, de dégraissage et d’accélération», mais pas de reprise à 100%. D’un commun accord, on veut avant tout appliquer des processus à haut potentiel d’éco­nomies: «L’amélioration de tous les processus mentionnés par la municipalité ne sont pas un objectif contraignant du projet». Il s’agit d’un projet commun et les représentants de la ville doivent participer aux décisions. C’est pourquoi Arvato et la municipalité ont mis sur pied plusieurs commissions, par exemple une commission de pilotage et un groupe de projet composé d’employés d’Arvato et de fonctionnaires de l’administration.
Par conséquent, à Würzburg, Government Services a conclu un contrat aux termes duquel Arvato n’effectuait pas de missions souveraines. Cela signifie qu’à Würzburg également, Bertelsmann n’effectue pas toutes les missions municipales. Lorsque l’on dit à la maire Pia Beckmann que Würzburg est la première municipalité allemande à avoir confié ses missions administratives à une entreprise privée, elle répond: «C’est un malentendu. On ne peut pas dire que nous ayons confié une partie de notre administration à une entreprise privée. En tant que municipalité, nous sommes indépendants et nous entendons le rester.»
Arvato n’a effectivement pas l’intention de prendre en charge des administrations tout entières. Bertelsmann est favorable à de nombreux modèles différents. A Würzburg, l’essentiel ne consiste pas dans la reprise d’activités que Bertelsmann exécute totalement, mais de l’introduction d’un logiciel qui fait office d’interface entre plusieurs services et intègre diverses tâches et services. L’avantage est dû aux économies réalisées et non pas au fait que Bertelsmann s’occupe de tout comme jusqu’ici.
Les deux modèles montrent qu’Arvato est flexible. Christoph Baron, ancien directeur du département Government Services, a, lors d’un exposé fait en avril 2008 devant des anciens boursiers de la Konrad-Adenauer-Stiftung, présenté les deux modèles comme des moyens de conquérir le marché. Selon lui, ils ont chacun des avantages et des inconvénients. L’avantage du modèle de coopération de Würzburg consiste dans son acceptabilité par les politiques. D’ailleurs, Baron a présenté ce modèle sous l’appellation de «partenariat de services pour un e-gouvernement». Le 12 septembre 2007 (donc longtemps avant l’affirmation contraire dans Die Zeit), Arvato, lors du Congrès des trésoriers municipaux allemands, a présenté le modèle de Würzburg comme un partenariat public-privé, («PPP pour un service aux citoyens par le biais d’un interlocuteur unique») et sur son site web, Government Services le présente tout à fait officiellement comme un partenariat de ser­vices. Arvato a adopté le langage de la Fondation. C’est évident et on n’aurait pas besoin d’y insister si la Fondation ne disait pas le contraire en affirmant que les deux entités poursuivaient des objectifs fondamentalement différents.

Les nouvelles autoroutes de l’information sont dans l’impasse

Arvato parlait de «Wüsion» (Vision für Würzburg) et d’«entrée sur le marché allemand». Mais ce marché s’est avéré plus difficile qu’on ne l’avait pensé. A Würzburg, en mai 2008, l’équipe au pouvoir a changé. La maire Pia Beckmann a dû céder la place à Georg Rosenthal, du SPD. Christoph Baron a quitté son bureau de Government Services à Berlin. Au bout de trois ans, la municipalité et le journal Main-Post ont, en mai 2010, dressé un bilan décevant sous le titre «Les nou­velles autoroutes de l’information sont dans l’impasse»: Le projet «a échoué bien qu’aucune des personnes concernées ne veuille le confirmer d’une manière aussi directe», écrit le journal. Le système est «techniquement trop complexe et ne permet guère de faire des économies mesurables», affirment le maire Georg Rosenthal et le chef du projet Wolf­gang Kleiner. En outre, la banque de données prévue est «très contestable» du point de vue de la protection de la vie privée. Peut-on dire que ce projet prestigieux de Bertelsmann qui devait entraîner une forte expansion d’Arvato et révolutionner les administrations municipales en Allemagne est un échec? En tout cas, c’est un échec de la théorie de Mohn selon laquelle Bertelsmann offrait une administration plus efficace. Ont échoué non seulement un projet-pilote de la S.A. mais la promesse de la Fondation selon laquelle des solutions d’externalisation intégrée permettent de résoudre les problèmes financiers des communes.
Selon le chef du projet Kleiner, au lieu de faire des économies, Würzburg a eu des frais de personnel considérables. «Avec le prestataire de services, nous avons malheureusement dû dresser un bilan décevant», a déclaré le maire dans une interview accordée au Main-Post. La ville n’a fait d’éco­nomie sur aucun poste. Cela signifie qu’Arvato n’a enregistré que des pertes, bien que ni la municipalité ni Arvato ne le confirment. Il est également certain que, selon une évaluation de la ville, aucun poste n’est superflu. Les opposants ont été ravis et ont parlé notamment de «frustration» de Würzburg. Selon le Main-Post, la ville allait mettre fin prématurément au contrat avec Arvato qui ne peut être dénoncé qu’au bout de 4 ans, c’est-à-dire en 2011. La municipalité n’a pas confirmé ni vraiment démenti. Elle a l’intention de «formuler de nouveaux domaines d’activité» avec Arvato. En revanche, le maire estime que le bureau citoyen électronique est une «bonne solution». D’ailleurs il ne nécessite pas d’accès central aux données.
Il est intéressant de constater que la ville de Gütersloh a été prudente. Si elle s’est informée sur le projet-pilote de Würzburg, elle n’a pas conclu de contrat. C’est remarquable quand on sait qu’Arvato est le plus important employeur de Gütersloh. Peut-être que c’est justement ce fait qui explique les réticences de la municipalité. Arvato ne répond pas à la question de savoir pourquoi la mairie de Gütersloh ne veut plus entendre parler d’Arvato après avoir manifesté de l’intérêt. A Gütersloh, on estime que le projet est difficile à imposer politiquement, du moins sans susciter des débats et des protestations. Et Bertelsmann cherche sans doute à éviter cela, car l’entreprise craint un effet d’image négatif.
En Angleterre, Arvato a gagné un nouveau client: le comté de Sefton et a obtenu quelques marchés en Allemagne: notamment de la chancellerie de Düsseldorf. Et depuis 2009, Arvato se charge, pour le Land de Bade-Würtemberg, de recouvrer les frais de justice, de notaire et d’inscription aux registres impayés. En outre, la filiale arvato infoscore a été chargée de gérer l’aide juridictionnelle dans la circonscription judiciaire de la Cour d’appel de Karlsruhe.
Buch et Ostrowski affirment que la crise financière et économique ont freiné le développement de l’entreprise, mais que cela ne change rien à la tendance à long terme et au potentiel de son domaine d’activité. Ils continuent d’y croire.
En mars 2009, Ostrowski a déclaré au journal Horizont, consacré à la publicité: «Vous ne devez pas juger les prestations de ser­vices destinées aux administrations communales sur une durée de 5 ans mais plutôt de 10 à 20 ans. Alors qu’en Angleterre, on accepte maintenant l’idée de confier des services publics à des prestataires privés, en Alle­magne, il existe encore des réticences. «Je crois cependant qu’ici aussi s’imposera l’idée que des prestataires privés peuvent gérer des missions communales de manière plus efficace et offrir aux citoyens un meilleur service.»
En mars 2010, Rolf Buch a mentionné la facturation de l’énergie, de l’eau et du chauffage urbain comme nouveau secteur d’activité. Il mentionne un autre domaine dans lequel Arvato a l’intention de se développer: la santé. Arvato devrait fournir des médicaments. C’est que l’entreprise entretient un réseau de distribution aux mailles serrées grâce auquel il livre quotidiennement des milliers de livres et de colis et 80% des téléphones portables allemands. Pourquoi ne pas avoir un seul fournisseur?
Dans une déclaration commune, Arvato et la municipalité de Würzburg déclarent qu’ils mènent des «pourparlers constructifs» et qu’ils feront connaître les mesures concrètes prises après l’analyse des résultats. Il serait intéressant de savoir comment il se fait qu’Arvato gère apparemment avec succès les deux comtés anglais en y réalisant des économies alors que l’entreprise échoue en Allemagne. Arvato refuse de répondre officiellement à la question mais laisse entendre que cela provient notamment de conditions différentes. On réussit en Angleterre parce qu’on y jouit d’une totale liberté d’entreprise et qu’on peut y reprendre les collaborateurs et les employés de manière flexible. Arvato décide de qui travaillera et quand. Cela répond très bien aux désirs de l’entreprise. En Allemagne, en revanche, Arvato ne peut pas reprendre les employés des communes. Pas encore.    •

1    Falko Müller: «Ausgerechnet Arvato», brand eins, 5/2009
2    Hartmut Ostrowski: «Wir werden sicher nicht als Gefängnisbetreiber aktiv», netzeitung.de, 23/3/2005
3    Bertelsmann Stiftung und Deutscher Städte- und Gemeindebund (Hg.): Kommunale Dienstleistungspartnerschaften, Gütersloh, 2007
4    Götz Hamann: «Wo geht es hier zur Zukunft?», Die Zeit, 8/11/2007
5    cf. note 3

Et voici une autre nouvelle effrayante: Saviez-vous que Wolfgang Schüssel, ex–chancelier fédéral d’Autriche et actuel député au Conseil national de ce pays, siège aux conseils de surveillance de la Fondation Bertelsmann (Famille Mohn) et de la société EADS (qui fabrique les Eurofighter) et touche une modeste rémunération de quelque 70 000 euros par mois. […] car, selon Bruno Kreisky, qui fut lui aussi chancelier fédéral, «la politique n’a rien à voir avec la morale».

Source: inter info no 385, janvier 2011