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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°31/32, 28 octobre 2013  >  Apprendre des expériences de la Romandie [Imprimer]

Apprendre des expériences de la Romandie

Le «Plan d’études romand» – l’équivalent du «Lehrplan 21»

Entretien avec Jean Romain*

En Suisse alémanique le plan d’études transcantonal «Lehrplan 21» est actuellement en consultation. La Romandie et le canton de Tessin par contre ont déjà fait les premières expériences avec l’équivalent romand, le «Plan d’études romand» (PER) qui est, depuis 2011 déjà, successivement mis en œuvre. Une prise de conscience urgente de ce qu’est la culture véritablement et de la mission fondamentale de l’école dans ce monde s’impose.
«Horizons et débats» s’est entretenu avec Jean Romain, co-fondateur et premier président de l’«Association Refaire L’Ecole» qui s’engage depuis 2001 pour le rétablissement d’une école digne de ce nom.

Horizons et débats: Depuis plusieurs années, vous vous engagez au sein de l’Association Refaire L’Ecole (Arle) et en tant que député au Grand Conseil genevois pour le rétablissement d’une école digne de ce nom. Comment voyez-vous cette école?
Jean Romain: Une bonne école est d’abord une école qui place le savoir au centre de ses préoccupations. Placer le prof au centre, c’était l’école de grand-papa; placer l’élève au centre, c’est l’école actuelle. Je récuse l’une et l’autre: il faut mettre le savoir au cœur de l’enseignement.
Deuxièmement, une école juste est celle qui transmet ces connaissances pas à pas (je suis opposé au socio-constructivisme), de manière progressive, et qui évalue régulièrement cette transmission par des notes certificatives. Il s’agit ni de faire sentir, ni de sensibiliser, mais de transmettre.
Troisièmement, je souhaite une école qui permette – parce qu’il y a des repères, qui sont des repères intellectuels, littéraires, linguistiques et autres – à des jeunes de se situer dans un univers complexe. Plus le monde vacille sur ses bases, plus l’école doit être solide. Si elle suit la tendance parce qu’elle veut être à l’unisson avec ce monde, elle a perdu son combat de tuteur solide. Les jeunes manquent de repères dans notre société qui a cédé au relativisme dans de nombreux domaines et lorsque pour un jeune il faut rejoindre ce monde, il le fera d’autant mieux qu’il sera moins déboussolé lui-même. L’école a de quoi lui assurer une colonne vertébrale solide. Penser que «l’école est un lieu de vie» est une rare sottise; c’est un lieu où on vit, certes, mais pour acquérir une base sur laquelle fonder sa propre construction. Transmettre un contenu solide à un jeune, c’est lui permettre de s’y raccrocher aux heures les plus déboussolantes. Moi, je crois que c’est la culture scolaire qui joue ce rôle. Et l’école actuelle fait exactement le contraire.

L’école devrait lui donner les moyens qui lui permettent de développer un noyau solide.
C’est ça. Elle devrait lui offrir une solidité intérieure, stable et résistante, dans l’idéal. Nos jeunes vont rencontrer les pièges du monde actuel, la drogue, la pornographie, les intégrismes, les sectes, etc. On ne peut pas changer ce fait; ce qu’on peut changer en revanche c’est préparer l’attitude qu’il leur faudra adopter: s’ils ont des repères suffisamment solides, la réaction sera la bonne lors de cette rencontre inévitable.
Or l’école actuelle, au lieu de s’employer à préparer cela grâce aux connaissances transmises, se contente de «faire la morale» ou de «communiquer des données». Pauvre école qui a oublié sa mission!

Dans cette école-là, comment est-ce que vous situez le prof, quel est son rôle, quelle est sa mission?
D’abord, c’est quelqu’un qui maîtrise une discipline, ce n’est pas un méthodologue ni un facilitateur. Parce qu’il est un maître (de latin, de littérature, d’histoire, de philosophie ou autre), il a une autorité. Ce n’est pas sa position de prof qui lui donne son autorité première, c’est sa maîtrise d’un savoir. Vous voyez que cela est très éloigné de tout autoritarisme.
En suite il est porteur d’un exemple. On n’éduque pas avec des mots mais en suscitant un mimétisme. La maîtrise de la discipline correctement transmise forme l’intelligence de l’élève; mais la volonté doit être formée autrement. Vous avez connu des élèves que vous jugiez supérieurement intelligents mais incapables de vouloir aller jusqu’au bout d’un projet, et vous avez déploré votre impuissance. Par exemple, le sport est capable d’éduquer la volonté. Or le prof doit montrer l’exemple, il est l’adulte de référence. Il ne s’agit pas pour l’élève d’imiter le prof dans son style ni dans ses manières, mais dans la façon qu’il a d’aborder les problèmes. Le prof-copain est, de ce point de vue, catastrophique, parce qu’il efface les repères mimétiques.
Vous voyez qu’il existe donc deux aspects complémentaires du métier de professeur: le magister, le maître (pas de dominus, le petit caporal) dévoué au savoir; et puis, celui qui, par sa manière d’être, de mettre des limites, d’envisager les difficultés, est un modèle. C’est l’équilibre entre ces deux aspects qui en fait un bon prof.

Les réformes scolaires des dernières années ont misé sur l’individualisation de l’apprentissage. Chaque élève travaille selon son rythme, selon son programme particulier et ceci souvent assisté par ordinateur. Les moments où l’on travaille en classe se raréfient. Quelle est selon vous, l’importance de la classe?
L’erreur c’est d’oublier qu’il y a une grandeur à apprendre ensemble. Alors moi, je ne suis pas nostalgique de la classe telle qu’on l’avait connue, mais c’est le fait qu’il y ait un groupe qui apprend en même temps qui est décisif. Ce groupe, il peut se dissoudre et se reformer dans une autre classe au fil de la journée. Le fait d’apprendre ensemble a beaucoup d’avantages pour former la volonté, justement. Il importe souvent d’affronter ensemble les difficultés car le groupe permet de mettre à la juste distance l’ampleur de leur impact. Ne pas comprendre ensemble atténue le choc de découvrir ses propres limites. L’aide d’un camarade, qui trouve les mots justes pour réexpliquer une démonstration, est essentielle.
De plus, la classe forge sur l’enclume des expériences communes l’idée qu’ensemble on est plus fort. En effet, il existe un climat de la classe. Les meilleurs profs savent comment faire en sorte que ce climat soit porteur et non pas destructeur; bien sûr, ce n’est pas toujours possible, mais cette ambiance de classe se construit, et si elle est édifiée adroitement, si elle est enveloppante, elle aspire dans son sillage les découragements passagers.
Ensuite, la classe, comme tout groupe constitué, socialise. Si le rôle de l’école n’est pas d’abord d’éduquer mais bien d’instruire, apprendre ensemble établit les liens fondamentaux de toute société scolaire. Bien instruire, transmettre l’héritage dans un climat favorable, valoriser l’autorité du savoir, c’est aussi – en somme par un effet de surplus – éduquer à vivre en groupe, à respecter les limites, à retrouver des repères. C’est ça être un homme et pas un simple numéro.
Enfin, l’apport le plus important d’apprendre ensemble parce que le plus formateur est le suivant: dans le groupe on trouve le sens du temps long. Dans une classe les parcours des individus qui la composent sont multiples. Nos élèves sont des néo-Noé: ils croient que le monde commence avec eux; c’est la tendance normale de la jeunesse. Mais il ne faut pas l’amplifier! Quand on met des élèves ensemble qui viennent d’horizons différents, ils ont justement des passés différents, même si ces passés ne sont pas très longs. Avec les camarades, chacun découvre d’autres valeurs que les siennes, qui proviennent des familles, des pays ou des cultures différentes. L’univers des autres trouble souvent en ce sens qu’il ouvre des portes inconnues. Inscrire le savoir que l’école doit transmettre dans une perspective du long terme est ce qui est le plus formateur puisque chaque élève est décentré. Il n’est plus le petit dieu de la maison, le monde de la famille ne tourne plus autour de lui seul, c’est lui qui fait le tour du monde. En communiquant, en échangeant leurs passés, ils comprennent au fur et à mesure qu’il y a un passé. Et puis, tout le travail du prof, c’est de faire comprendre que ce passé appartient à chacun. La langue latine, ce n’est pas la langue des latins, c’est ma langue. Et au moment où on arrive à faire ce transfert, je crois qu’on a gagné.
Alors apprendre ensemble permet justement en confrontant ces petites histoires individuelles de 15 ans, 16 ans, 17 ans, 18 ans, de montrer qu’au fond il y a des passés et on réinscrit les jeunes dans le temps un peu plus long.

Cela leur permet d’ouvrir le regard vers le monde.
Mon professeur de grec conseillait: «Enseignez-leur ce qui ne les concerne pas au premier chef.» C’est vrai: pourquoi devraient-ils s’intéresser au Moyen Âge? Si on arrive à ouvrir cette dimension, me semble-t-il, on a gagné une ouverture réelle.
En définitive, c’est la différence entre former et informer. Nos élèves sont hyperinformés mais sous-formés. Il faut certes être informé, mais pour pouvoir être informé correctement, il faut être suffisamment formé pour savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Sinon, vous êtes comme un fétus de paille incapable d’établir des priorités.

Plus le monde est complexe, plus il faut disposer de cette formation permettant, tout en ayant conscience du passé, de s’orienter dans ce monde pour ne pas devenir victime de manipulations. Pourtant, la vague de réformes scolaires des 20 à 30 dernières années n’est pas en faveur d’une telle formation. Comment est-ce que vous décririez la transformation de l’école des dernières décennies?
Plusieurs axes se sont modifiés. On croit qu’on est profond lorsqu’on est compliqué! C’est la tendance de la pédagogie actuelle: voici un art transformé en pseudo-science par ceux qui sont incapables d’enseigner eux-mêmes. Les pédagogistes sont ceux qui ont abandonné l’art d’enseigner correctement pour bâtir des théories, très calées et très intéressantes, mais qui sont à mille lieues de la réalité. Cette tendance de fond a d’ailleurs pris le pouvoir, non seulement sur l’école, mais dans de multiples domaines actuels. Elle est chevillée au relativisme ambiant, et s’est éloignée du bon sens, du simple gros bon sens!
Le deuxième axe est le glissement progressif du droit aux études vers le droit à la réussite. Il faut réussir à tout prix, c’est un droit! L’échec n’est plus une composante de la réalité humaine, mais une sorte de maladie, qu’il convient de soigner. Curieuse société qui a fait du gagnant le seul modèle. Et pour les parents, le gagnant est celui qui va à l’université. Alors, très logiquement, on a valorisé les études longues et méprisé l’apprentissage.
La troisième tendance c’est que l’institution scolaire étant l’affaire de tous, les parents ont été associés à l’école. Non plus comme des partenaires importants, mais comme des acteurs. Les conseils d’établissement ont transformé les parents en co-gestionnaires. Ils entendent dire aux profs comment enseigner, ce qu’il faut mettre dans les programmes, corriger leur évaluation (toujours trop sévère). La pression est ainsi montée d’un cran. A cela s’ajoute la solitude des profs: les directions ne les soutiennent pas. Par lâcheté, par gain de paix, les directions se font les intermédiaires entre leurs profs et les parents. Pas étonnant que plus d’un enseignant lâche prise et surnote ses élèves pour éviter les ennuis, voire les avocats. Dans ma vision des choses, un directeur défend son prof face à l’extérieur; et s’il y a un problème, il le règle à l’interne, pas avec les parents. Mais où sont les directeurs qui ont encore la grandeur de faire ça?
Et puis en dernier lieu, il faut déplorer l’inflation de la bureaucratisation. Bien sûr que ce n’est pas facile, bien sûr qu’il y a des cas particuliers, bien sûr qu’il y a des élèves qui … Mais on a l’impression qu’on crée les difficultés pour se justifier, pour gagner son salaire. Vous ne connaissez personne dans quelque administration que ce soit, qui ait été engagé pour une mission particulière et, une fois cette mission accomplie, qui dise à son supérieur «Voilà chef, c’est fini, je m’en vais.» Personne ne dit cela. Chacun repère un nouveau problème que, sans lui, nul autre n’aurait pu régler!
Je crois que ces quatre axes-là ont contribué au changement de l’école et du métier de prof.

Si l’on jette un regard au-delà des frontières suisses, vers l’Allemagne, vers la France, on observe partout à peu près les mêmes évolutions. Est-ce que vous voyez là une influence des organisations internationales telles que l’OCDE par exemple?
Bien sûr. C’est le volet de la marchandisation de l’enseignement et du savoir. Tous ceux qui s’offusquent au motif que l’école transmettrait un savoir trop encyclopédique, tous ceux qui fustigent l’héritage humain au motif que ce n’est que la reproduction de la classe dominante, tous ceux qui privilégient la manière d’enseigner à la matière enseignée (les pédagogistes) et ceux aujourd’hui qui veulent pourvoir chaque élève d’une tablette numérique parce qu’il faut bien être moderne, contribuent à transformer le savoir en simple produit.
Cette métamorphose vers la marchandisation de l’école s’appuie sur des processus lents de rationalisation et de standardisation de l’éducation au XXe siècle et dont aujourd’hui nous atteignons des sommets – qui s’avèrent indispensables à la transformation de l’éducation en produit commercial. Ce dernier doit être calibré, comparable, mesurable, relativement homogène dans sa forme. La technicisation de la pédagogie, la primauté de la méthodologie, les programmes transversaux comme le Plan d’études romand (PER), l’individualisation à outrance, et des modes de comparaison internationale sont quelques-unes des pratiques qui donnent un support «objectif» au calcul de type coût/bénéfice sans lequel aucune marchandisation de l’éducation n’est possible. Avant d’être vendue à grande échelle via des tablettes et des logiciels, il faut en somme qu’elle acquière la forme d’une marchandise, et la disparition du groupe-classe est un élément essentiel de ce projet.

Vous venez de mentionner les programmes transversaux tels que le Plan d’études romand (PER) qui, en Suisse romande et au Tessin, est successivement mis en œuvre depuis 2011. Le «Lehrplan 21», actuellement en consultation, est l’équivalent en Suisse alémanique. Quelles sont les expériences faites en Suisse romande? Comment a-t-il été élaboré et mis en œuvre? Quelles en sont les conséquences?
Avant le PER il y avait le projet PECARO, le Plan d’études cadre romand. La même idée : harmoniser l’enseignement dans les différents cantons romands. L’Arle s’est beaucoup opposée au PECARO en compagnie des partis politiques, parce qu’elle déplorait qu’on n’était pas assez précis sur ce que les jeunes devaient savoir d’année en année. Pourtant, il serait simple de préciser les objectifs annuels. Le PECARO avant le PER ne le faisait pas, mais il imposait la méthode. En fait PECARO était une bible socioconstructiviste, entretenant le flou sur le contenu. Ainsi bien des gens en Suisse romande ont dit: «On ne veut pas de ça. Faites le contraire. Précisez ce qu’il faut savoir à la fin de la 4e, 5e, 6e et renoncez à imposer une méthode.» Alors, devant l’ampleur de l’opposition, on a modifié le plan en le transformant en une usine à gaz. C’est tellement ambitieux que chacun y prend ce qu’il veut étant donné qu’il est hors de question d’honorer tout ce que le PER propose. Au lieu d’un plan harmonieux, qui devrait cadrer l’enseignement, on a une surenchère bien touffue. Où est l’harmonisation?
 Le PER s’intéresse aussi au problème des langues. Mais c’est difficile parce qu’on enseigne ces langues de manière cosmétique, en tout cas à Genève. Les élèves apprennent l’allemand en primaire dès la 3e année et l’anglais dès la 5e. Après, au Cycle d’orientation (12 à 15 ans), ils recommencent à zéro, parce qu’ils n’ont rien appris de solide. Et puis, quand on arrive au collège, ils sont dans de grandes difficultés parce qu’il leur manque les fondamentaux. L’introduction de deux langues étrangères en primaire, alors qu’ils ne savent même pas le français, me semble peu souhaitable. Oui à l’allemand, parce que nous vivons en Suisse. Mais l’anglais, ils vont l’apprendre assez vite à côté, puis au Cycle d’orientation.

Alors que faire, quelles mesures faut-il prendre pour refaire l’école?
Nous, on avait fondé l’Association Refaire L’Ecole (Arle) en 2001. Quand j’étais président, j’ai annoncé qu’on allait faire trois choses: en primaire, on arrête la rénovation – c’est toute cette idéologie, on supprime les notes, plus de notes de la première jusqu’à la 6e. Notre initiative a amené le peuple genevois à s’exprimer là dessus: «Voulez-vous oui ou non des notes annuelles?» Nous avons été soutenus à 76%. Au-delà du clivage gauche-droite, on a donc remporté un premier succès: les notes annuelles certificatives, et pas formatives, ont été réintroduites.
Deuxième chose, j’ai affirmé qu’il faut remettre les sections au Cycle d’orientation, (scientifique, littéraire, moderne, etc.) et pas de simples regroupements où tout le monde a les mêmes disciplines, mais certains font un peu plus en fonction de leur performance. Là, en 2009, le peuple a dit oui aux sections, mais on a dû pactiser sur la première année du Cycle d’orientation (de 12 à 13 ans), où ce sont encore des regroupements. C’est dommage. En tant que député, je vais tenter de corriger cette erreur.
Et enfin, j’ai souhaité simplifier [sur le plan structurel] la maturité gymnasiale à Genève. Je l’ai obtenu le mois passé au Parlement genevois. 12 ans de travail pour ce que j’avais dit en 2001. Voilà le bilan.
Pour en venir à votre question de savoir ce qu’il faut entreprendre: il faut d’abord rétablir l’autorité. L’autorité, au sens le plus général, est un pouvoir de faire faire qui exclut la contrainte, qu’elle soit physique ou psychologique. Hannah Arendt ajoute au concept une seconde détermination: l’autorité exclut non seulement la contrainte mais aussi la persuasion. La persuasion, qui opère par un processus d’argumentation, implique l’égalité; or l’autorité est hiérarchique: «là où l’on a recours à des arguments, note-t-elle, l’autorité est laissée de côté». Réciproquement, l’expérience est commune, sitôt que l’autorité en est réduite à argumenter et à se justifier, c’est qu’elle est perdue. L’autorité en tant que telle n’existe donc que spontanément reconnue et indiscutée: elle s’impose comme «naturelle», comme allant de soi. Ce qui revient à dire que celui qui se soumet à une autorité véritable n’a pas le sentiment d’être contraint; il considère comme légitime ce qu’elle lui prescrit. L’élève obéit à son maître parce que ce dernier maîtrise un savoir.
L’autorité pédagogique participe des déterminations de l’autorité en général telles que je viens de les énoncer: elle est un pouvoir hiérarchique du maître, accepté par les élèves sans aucune négociation liminaire. Mais ce pouvoir est hiérarchique de façon paradoxale: c’est une relation inégalitaire qui travaille à sa propre suppression. Le maître ne se propose pas de dominer l’élève par l’autorité qui lui est reconnue, encore moins de le maintenir dans un état de subordination; il s’emploie à mettre l’élève en mesure de se passer de lui, à devenir autonome. La relation qu’il entretient avec son élève n’est pas celle de seigneur à vassal; c’est celle d’un homme qui sait plus à un homme qui sait moins et qui se fait, pour cette raison même, l’élève du premier pour apprendre.
Pour que l’autorité du maître puisse opérer, pour qu’elle élève en s’effaçant progressivement, elle a besoin du soutien des parents; elle a besoin que les parents aussi fassent comme si elle allait de soi. Or ce soutien a disparu, et les cantons n’ont plus une cohésion sur leur propre école.

Est-ce que vous pouvez nous raconter le souvenir de votre meilleur prof?
Ah, mais j’en ai eu des quantités. Je n’ai eu que les meilleurs profs! C’est vrai, j’ai fait l’école en Valais, à l’internat de Saint-Maurice. Nos profs nous ont donné le goût d’apprendre. Moi, les profs qui m’ont le plus marqué, ce sont ceux qui m’ont apporté le sens de la grandeur. J’ai fait du latin, du grec et j’ai posé la question comme tous les jeunes: «A quoi ça sert?» Un de mes profs m’a dit: «Tu n’as pas à demander à quoi ça sert, tu dois te poser la question: de quoi cela me libère.» Il avait posé la bonne la question. Plus tard, j’ai compris qu’il s’agit de la liberté à travers le savoir. Les profs qui m’ont marqué sont des profs qui m’ont parlé comme à un adulte, pas comme à un enfant imbécile, et avec des mots à eux; c’est moi qui ai dû faire un effort, pas eux.

En conclusion, quelle est donc la mission actuelle de l’école?
Les vrais défenseurs de l’instruction scolaire la veulent au service des hommes émancipés, libres, cultivés, instruits, capables de réfléchir, d’interroger leurs racines. Prendre un livre, c’est prendre une arme contre le désarroi néo-moderne.

Monsieur Romain nous vous remercions de cet entretien.    •

Interview réalisée par Susanne Lienhard et Andreas Kaiser.

*Jean Romain, né en Valais en 1952, a fait ses études classiques au Collège de Saint-Maurice puis aux Universités de Lausanne (en lettres), Fribourg (en philosophie) et Genève (Hautes études internationales en histoire). Durant 37 ans, il fut professeur de philosophie, chroniqueur dans divers journaux et auteur d’une vingtaine de livres dont
en 2001 «Lettre ouverte à ceux qui croient encore en l’école», L’Age d’Homme, ISBN 2-8251-1530-4.
En 2001, il est co-fondateur de l’Association Refaire L’Ecole (Arle) à Genève, il en a été le premier président et de 2005 à 2009 le porte-parole. A l’automne 2009 puis en 2013, il est élu député au Grand Conseil de Genève.

Association Refaire L’Ecole (Arle)

L’Association a pour buts:
–    d’affirmer et de défendre le caractère institutionnel, républicain et  démocratique de l’école genevoise dans sa mission de service public;
–    de donner à l’enseignement comme mission première, avant toute autre considération, la transmission des connaissances rationnelles et de la culture humaniste, ainsi que l’appren­tissage de la citoyenneté;
–    de défendre le statut des maîtres, par la reconnaissance de leurs certifications, de leur qualité d’expert, de leur autorité et de leur liberté pédagogique;
–    d’affirmer la neutralité de l’institution scolaire contre toute intrusion, qu’elle soit religieuse, idéologique, commerciale ou «psychosociale»;
–    de défendre la qualité de l’enseignement par tous les moyens appropriés (programmes applicables, maintien de l’évaluation chiffrée, respect du règlement, moyens d’enseignement, etc.);
–    de contribuer à aider les élèves défavorisés (en soutenant, notamment, des appuis ciblés) et à permettre à tous les élèves d’atteindre leur plein potentiel.

Source: www.arle.ch/statuts