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Horizons et debats  >  archives  >  2011  >  N°45, 14 novembre 2011  >  Sauver les riches et perdre l’économie [Imprimer]

Sauver les riches et perdre l’économie

par Paul Craig Roberts

La politique économique des Etats-Unis et de l’Europe est un échec et les peuples en souffrent. Elle a échoué pour trois raisons:
1.    Les politiques ont permis aux sociétés de délocaliser les emplois de la classe moyenne, la demande des consommateurs, les impôts, le PIB et les carrières associées aux emplois vers des pays étrangers comme la Chine et l’Inde où le coût du travail est faible;
2.    Les politiques ont permis la dérégulation financière qui a provoqué des fraudes et un endettement d’une ampleur inimaginable auparavant:
3.    Les politiques ont réagi à la crise financière qui en a résulté en imposant la rigueur aux populations et ont fait fonctionné la planche à billets afin de sauver les banques en leur évitant des pertes sans tenir compte de ce que cela coûtait aux économies et aux individus qui n’y pouvaient rien.
La délocalisation des emplois a été rendue possible parce que l’effondrement de l’Union soviétique a fait que la Chine et l’Inde ont ouvert leurs énormes potentiels de main-d’œuvre à leur exploitation par l’Occident. Pressés par Wall Street d’augmenter leurs profits, les sociétés américaines ont délocalisé leurs usines à l’étranger. La main-d’œuvre étrangère qui travaille avec du capital, de la technologie et du savoir-faire commercial occidentaux est tout aussi productive que celle des Etats-Unis. Mais l’excès de main-d’œuvre (et le niveau de vie inférieur) signifient que la part du coût du travail indien ou chinois est inférieure par rapport à la valeur des produits et la différence vient augmenter les profits des investisseurs et les bonus des managers.

Fermeture de plus de 50 000 usines américaines

Selon la revue Manufacturing and Technology News (20 septembre 2011), le Quarterly Census of Employment and Wages (Recensement trimestriel de l’emploi et des salaires) signale qu’au cours des 10 dernières années, les Etats-Unis ont perdu 54 621 usines et 5 millions de salariés. Au cours de la décennie, le nombre de grandes usines (celles qui emploient 1000 salariés ou plus) a baissé de 40%, celui des usines employant entre 500 et 1000 salariés de 44%, celui des usines employant entre 250 et 500 salariés de 37% et celui des usines employant entre 100 et 250 salariés de 30%.
Les créations d’entreprises ne sont pas comprises dans ces chiffres. Toutes les disparitions ne sont pas dues aux délocalisations: certaines sont dues à une mauvaise gestion.
Certains politiques américains, comme Buddy Roemer, attribuent la responsabilité de cet échec industriel à la concurrence chinoise et à ses «pratiques commerciales déloyales». Toutefois, ce sont les sociétés américaines qui ont délocalisé leur production à l’étranger, remplaçant la production indigène par des importations. La moitié des importations américaines en provenance de Chine sont des produits de sociétés américaines délocalisées.

Les salaires américains n’occupent que la 14e place du palmarès des pays industrialisés

L’écart salarial est important. Selon le Bureau of Labor Statistics, en 2009 le salaire horaire net moyen était de 23,03 $. A cela, il faut ajouter 7,90 $ pour les assurances sociales et 2,60 $ d’allocations payées par les employeurs, ce qui porte le coût horaire moyen du travail à 33,53 $.
En 2008, une heure de travail coûtait en Chine 1,36 $. Et c’était quasiment pareil en Inde. Ainsi, une entreprise qui délocalise 1000 emplois en Chine économise 32 000 $ sur chaque heure de travail.
Ces économies se traduisent par des hausses d’actions en Bourse et de revenus pour les managers et non pas par des baisses de prix pour les consommateurs que les délocalisations ont réduits au chômage.
Des économistes républicains attribuent le taux élevé de chômage actuel aux salaires américains «élevés». Or ces salaires sont presque les moins élevés du monde développé. Les salaires horaires sont très inférieurs à ceux de la Norvège (53,89 $), du Danemark (49,56 $), de la Belgique (49,40 $), de l’Autriche (48,04 $) et de l’Allemagne (46,52 $). Les Etats-Unis ont certes la plus importante économie du monde, mais leurs salaires horaires ne figurent qu’en 14e position. Et l’Amérique a un taux de chômage plus élevé. Le taux affiché par les médias est de 9,1% mais ce chiffre ne comprend pas les travailleurs qui ont renoncé à chercher un emploi et ceux qui sont forcés de se con­tenter d’un travail à temps partiel.

Le taux réel de chômage aux Etats-Unis est d’environ 22%

Le gouvernement possède un autre taux de chômage (U6) qui inclut les travailleurs qui ont renoncé à chercher un emploi depuis six mois ou moins: il dépasse 16%. Le statisticien John Williams (Shadowstats.com) évalue à plus de 22% le taux incluant les travailleurs qui ont renoncé à chercher un emploi depuis plus de 6 mois.
On met l’accent sur les pertes d’emplois dans l’industrie mais l’Internet à haut débit a rendu possible la délocalisation de nombreux emplois des services comme le développement de logiciels, la technologie de l’information, la recherche et développement. Les emplois qui offrent des carrières aux universitaires américains ont été délocalisés, ce qui a diminué l’attractivité de nombreux diplômes. Contrairement à autrefois, un nombre accru de diplômés retournent vivre chez leurs parents parce qu’il n’y a pas assez d’emplois qui leur permettraient de vivre de manière indépendante.
Et pendant ce temps, le gouvernement autorise chaque année l’entrée d’un million d’immigrés légaux, un nombre inconnu d’immigrés illégaux et un grand nombre de travailleurs étrangers titulaires de permis de travail H-1B et L-1. En d’autres termes, la politique du gouvernement augmente le taux de chômage des citoyens américains.
Des économistes et des politiques républicains prétendent que ce n’est pas le cas et que les chômeurs américains sont des gens trop paresseux pour travailler qui sont à la charge de la société. Ils prétendent qu’une réduction des allocations de chômage et de l’assistance sociale forcera «les paresseux qui vivent aux crochets des contribuables» à chercher du travail.

Un endettement abyssal

Afin de lutter contre l’effet négatif du chômage sur l’économie et contre la baisse de la consommation due aux délocalisations, le président de la Réserve fédérale (Fed) Alan Greenspan a baissé les taux d’intérêts afin de provoquer un boom de l’immobilier. Cette baisse a fait monter les prix de l’immobilier. Les gens ont refinancé leurs maisons et ont dépensé leur capital. La construction, le marché du meuble et de l’équipement ont connu une forte progression. Mais contrairement à des expansions antérieures fondées sur l’amélioration des revenus réels, celle-ci étaient fondée sur une augmentation de l’endettement des consommateurs.
Il existe une limite à l’endettement par rapport au revenu et quand elle a été atteinte, la bulle a éclaté.
Lorsque l’endettement des consommateurs n’a plus pu augmenter, l’importante composante frauduleuse des produits dérivés garantis par des créances hypothécaires ainsi que les swaps illimités (American International Group, p. ex.) ont menacé d’insolvabilité les institutions financières et bloqué le système financier. Les banques ont cessé de se faire confiance et commencé à stocker des liquidités. Le Secrétaire au Trésor Paulson a forcé le Congrès à accorder des prêts considérables – provenant de l’argent des contribuables – à des institutions financières qui fonctionnaient comme des casinos. Le renflouement de Paulson – le Troubled Assets Relief Program (TARP) – était important mais insignifiant par rapport aux 16,1 mille milliards (somme plus élevée que le PIB des Etats-Unis ou leur dette souveraine) que la Fed a prêtés à des établissements financiers privés aux Etats-Unis et en Europe.
La Fed viole ses propres règles
En effectuant ces prêts, la Fed a violé ses propres règles. A ce moment-là, le capitalisme a cessé de fonctionner. Les banques étaient «too big to fail» (trop grandes pour qu’on les laisse faire faillite) et l’argent des contribuables a remplacé les faillites et la réorganisation du système bancaire. En un mot, on a socialisé le système financier en reportant sur les contribuables les pertes des institutions financières.
Les banques européennes ont été emportées dans la crise financière à la suite de leur achat innocent d’instruments financiers pourris mis sur le marché par Wall Street. Ces produits pourris avaient reçu une note favorable des mêmes agences de notation incompétentes qui ont récemment dégradé les bons du Trésor américains.
L’Union européenne a eu ses propres plans de sauvetage, souvent avec de l’argent américain (prêts de la Fed) au moment où elle couvait une crise supplémentaire qui lui était propre. En intégrant l’Union européenne et en acceptant (à l’exception du Royaume-Uni) une monnaie unique, les Etats membres ont perdu les services créditeurs de leurs banques centrales nationales.

Des milliards pour les banques également aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la banque centrale peut émettre de la monnaie pour acheter de la dette souveraine. Ce n’est pas possible pour les Etats membres de l’UE.
Lorsque la crise financière du surendettement a atteint les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne), leurs banques centrales n’ont pas pu émettre un seul euro pour racheter leurs emprunts d’Etats comme l’avait fait la Fed avec le «quantitative easing» («assouplissement quantitatif»). Seule la Banque centrale européenne peut créer des euros et ses statuts et les traités l’empêchent de créer de la monnaie pour racheter de la dette souveraine.
En Europe comme aux Etats-Unis, la politique économique a rapidement consisté avant tout à empêcher les banques d’enregistrer des pertes. Un marché a été conclu avec le gouvernement socialiste de la Grèce, qui représentait les banques et non le peuple, selon lequel la BCE et le FMI violeraient leurs statuts et les traités et prêteraient suffisamment d’argent à la Grèce pour lui permettre de rembourser les banques privées qui avaient acheté ses obligations d’Etat. En contrepartie des prêts accordés par la BCE et le FMI et afin de lever les fonds destinés à les rembourser, le gouvernement grec a dû accepter de vendre à des investisseurs privés la loterie nationale, les ports, les systèmes municipaux de distribution d’eau, un chapelet d’îles qui constituent une réserve nationale et d’imposer en plus au peuple grec de brutales mesures de rigueur: baisses des salaires, des prestations sociales et des retraites, augmentations d’impôts et licenciement de fonctionnaires.

La Grèce va être sacrifiée au profit des banques

En d’autres termes, la population grecque est sacrifiée au profit d’un petit nombre de banques allemandes, françaises et néerlandaises. Contrairement à «leur» gouvernement socialiste, les Grecs considèrent que c’est un mauvais marché et depuis, ils descendent dans la rue.
Jean-Claude Trichet, président de la BCE, a déclaré que les mesures de rigueur imposées à la Grèce étaient un premier pas mais que si elle ne réalisait pas ces objectifs, l’étape suivante consisterait pour l’UE à assumer la souveraineté politique du pays, à établir son budget, à fixer ses impôts et ses dépenses afin de tirer suffisamment d’argent des Grecs pour rembourser la BCE et le FMI de l’argent prêté au pays pour renflouer les banques privées.
En d’autres termes, l’Europe, avec l’UE et Jean-Claude Trichet, est revenue à une forme extrême de féodalisme qui dorlote une poignée de riches aux dépens de tous les autres. La politique économique de l’Occident est devenue un instrument des riches utilisé pour s’enrichir en réduisant à la pauvreté le reste de la population.

La Fed continue d’acheter des bons du Trésor

Le 21 septembre, la Fed a annoncé un «quantitative easing» modifié (QE3). Elle allait acheter pour 400 milliards de dollars de bons du Trésor au cours des neuf mois suivants afin de ramener les taux d’intérêt américains à long terme encore davantage en dessous du taux d’inflation et d’augmenter le taux négatif de rendement de l’achat des bons du Trésor à long terme. Les responsables de la Fed prétendent que cela va faire baisser les taux hypothécaires de quelques points et ranimer le marché de l’immobilier.
Ils estiment que le QE3, contrairement à ses prédécesseurs, ne va pas amener la Fed à faire fonctionner la planche à billets afin de monétiser la dette américaine. La banque centrale va tirer de l’argent du rachat des obligations en vendant des participations à des crédits à court terme. Apparemment, elle croit qu’elle peut le faire sans augmenter les taux d’intérêt à court terme parce que lors du débat sur le plafonnement de la dette elle a promis aux banques qu’elle maintiendrait constant le taux d’intérêt à court terme (pratiquement zéro) pendant deux ans.

La nouvelle politique de la Fed

La nouvelle politique de la Fed fera plus de mal que de bien. Les taux d’intérêt sont déjà négatifs. Continuer dans cette voie n’aura pas d’effet positif. Si les gens n’achètent pas de maison, ce n’est pas parce que les taux d’intérêt sont trop élevés mais parce qu’ils sont au chômage ou qu’ils craignent pour leur emploi et qu’ils voient que l’économie ne se redresse pas.
Déjà les compagnies d’assurances ne gagnent plus d’argent sur leurs investissements et sont donc incapables d’accroître leurs réserves pour faire face aux demandes d’indemnisation. La seule solution pour elles consiste à augmenter leurs primes. Le coût des assurances mobilières augmentera plus que ne diminuera celui des hypothèques. Les primes des assurances maladies et auto vont augmenter. La politique que la Fed vient d’annoncer va augmenter plutôt que réduire les coûts de l’économie.

La pauvreté menace d’augmenter

De plus, aujourd’hui, en Amérique, l’épargne ne rapporte rien. En réalité, elle fait perdre de l’argent car le taux d’intérêt est plus faible que le taux d’inflation. Les taux d’intérêt de la Fed sont si bas que seuls les spécialistes qui pratiquent l’arbitrage à l’aide de logiciels algorithmiques peuvent gagner de l’argent. L’épargnant et l’investisseur moyens ne peuvent rien gagner avec les dépôts bancaires, les fonds communs de placement et les emprunts d’Etat ou municipaux. Seules les créances à haut risque comme les emprunts grecs ou espagnols offrent un taux d’intérêt plus élevé que l’inflation.
Depuis quatre ans, les taux d’intérêt – calculés convenablement – ont été négatifs. Les Américains maintiennent leur niveau de vie en mangeant leur capital. Même ceux qui ont des réserves mangent leur blé en herbe. L’état actuel de l’économie fait que le nombre d’Américains qui n’ont pas assez d’argent pour vivre va augmenter. Etant donné l’extraordinaire incompétence politique du Parti démocrate, l’aile droite du Parti républicain, qui s’engage à supprimer l’«income support program» (équivalent approximatif du RMI français), pourrait bien arriver au pouvoir. Si elle applique son programme, les Etats-Unis tomberont dans l’instabilité politique et sociale. Comme l’a dit Gerald Celente, «quand les gens n’ont plus rien à perdre, ils se révoltent».    •

Source: www.foreignpolicyjournal.com/2011/09/26/saving-the-rich-and-losing-the-economy/
(Traduction Horizons et débats)