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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°22, 8 juin 2009  >  Ordinateurs et écologie [Imprimer]

Ordinateurs et écologie

par Jörg Becker

Le paysage numérique a fait naître une nouvelle génération libérée des anciens pré­jugés et affranchie des limites de la proximité géographique comme seule base de l’amitié, de la collaboration, du jeu et du voisinage. La technologie numérique peut avoir l’effet d’une force naturelle animant les êtres vers une plus grande harmonie mondiale. C’est ainsi que Nicholas Negroponte, informaticien du MIT (Massachussets Institute of Technology) exprimait son enthousiasme dans son livre «Being digital» paru en 1995. La même année, le chef de Microsoft, Bill Gates s’exprimait de la même manière dans son ouvrage devenu classique «La route du futur»: Les autoroutes de l’information transporteront leurs informations et leurs offres au-delà des frontières du monde hautement technicisé vers les pays en voie de développement. Nous assisterons finalement à une montée de la prospérité dans le monde entier qui aura un effet stabilisateur. L’écart entre les pays pauvres et les pays riches se réduira. 30 ans auparavant déjà, le Canadien Marshall MacLuhan estimait, dans ses analyses des médias, qu’aujourd’hui, après plus d’un siècle de technique électrique, nous avons nous-mêmes étendu notre système nerveux central dans le monde entier et aboli ainsi, en ce qui concerne notre planète, l’espace et le temps.
Si ces personnes n’étaient pas des managers ou des scientifiques expérimentés, il faudrait alors qualifier leurs propos soit de fantasmes pubertaires d’omnipotence, soit de slogans publicitaires pour brochures sur papier glacé ou encore d’idéologie au sens classique de Karl Marx d’erreur nécessaire d’une part et d’autre part de savoir dominateur de l’élite politique et économique destiné à maintenir et à dissimuler son statut de classe exploitante.
Même du point de vue empirique, il n’y a rien de vrai dans ces idées. Au contraire, depuis 15 ans, le monde est devenu plus instable, le fossé entre les riches et les pauvres s’est dramatiquement creusé; dans les rela­tions internationales, l’ordre des Nations Unies et le droit international ont dû reculer devant le droit darwiniste du plus fort; la catastrophe climatique prend une ampleur de plus en plus menaçante (fonte des glaciers et des calottes polaires, réchauffement global, amincissement croissant de la couche d’ozone), et on constate, au lieu de guerres hautement technicisées, un retour aux troupes mercenaires, aux combats de rues et aux combats rapprochés ainsi qu’aux meurtres et aux assassinats. A la place de la revendication, émise en 1969 par Willy Brandt, de «davantage de démocratie», on n’assiste plus, depuis le 11-Septembre 2001, après un débat hystérique sur le terrorisme et la sécurité, qu’au démantèlement de toutes les libertés civiles les plus évidentes.
En regard de tout le baratin au goût du temps, les discours sur l’ordinateur et l’écologie représentent un retour analy­tique vers la matière, le matériel, l’industrie, les matières premières, la production, l’exploitation de la nature finie et de l’homme par l’homme.

Production toxique

On attribue aux ordinateurs une image de propreté, de bon marché et de matériel économique et écologique. Or il faut briser cette image car leur fabrication est coûteuse en matériel. Selon une étude des Nations Unies, la fabrication d’un seul ordinateur nécessite plus de 240 kilos de carburants fossiles comme le pétrole et le charbon, environ 22 kilos de produits chimiques et 1500 litres d’eau. Ni le bilan écologique de cette production ni les conditions de production locales ne sont écologiques. Beaucoup des métaux nécessaires à la fabrication d’un ordinateur sont rares (notamment le cuivre, l’aluminium, le nickel, le zinc, l’or, le platine, le coltan, le cobalt), se trouvent souvent dans les pays du Tiers-monde et sont précisément exploités dans ces pays à bas coût de main-d’œuvre où les travailleurs sont exploités. Ainsi la moitié des besoins mondiaux en cobalt est extraite dans deux pays seulement, la Zambie et le Congo. Les hommes qui habitent à proximité des mines de cobalt zambiennes souffrent des sols contaminés si bien qu’ils ne peuvent plus cultiver de légumes et que l’eau potable est polluée.
Les dommages pour la santé sur les lieux de production de puces électroniques sont encore pires. La fabrication des puces ne peut avoir lieu que dans ce qu’on appelle des salles blanches. Ce sont des salles dans les­quelles la contamination des particules doit se trouver au-dessous de seuils établis strictement et qui doivent répondre à des direc­tives très sévères concernant la propreté. Pourtant, depuis longtemps, de graves problèmes de santé surviennent lors de la production des puces parce que les directives relatives à l’utilisation des nombreux dissolvants toxiques ne sont pas respectées ou bien parce qu’on manque d’instruments et d’appareils permettant un emploi non toxique. En consé­quence, on observe une augmentation des risques de cancer, de maux de tête, de douleurs musculaires, de troubles respiratoires, de problèmes de fertilité et de fausses couches.
Souvent situées dans des zones où elles ne paient pas d’impôts, ces «usines chimiques» sont un élément central de ce que des fémi­nistes comme Christa Wichterich («La femme mondialisée») ont souvent décrit, preuves à l’appui, comme le «verso» féminin d’une mondialisation forcée et dominée par le patriarcat: des paysannes pauvres vivant dans les pays en voie de développement travaillent dans des conditions de travail et de logement indignes et pour des bas salaires dans des zones clôturées, cela pour permettre la prospérité et le confort des habitants des pays du Nord. C’est particulièrement le cas de nombreuses industries de prestations de service comme l’industrie des logiciels et le travail de bureau délocalisé, de même que des industries du textile, de la chaussure, des jouets et, précisément, des puces électroniques.
L’ONG Greenpeace International a étudié récemment des lieux de fabrication des puces électroniques comme ceux de Hewlett Packard et de leurs sous-traitants tels que les entreprises Solectrom et Fortuna en Chine, au Mexique, en Thaïlande et aux Philip­pines. Dans de nombreux cas, Greenpeace a pu constater une plus grande pollution du sol et de la nappe phréatique due à des résidus de métal (plomb, nickel, cuivre) et a pu prouver l’existence de résidus de dissolvants et d’autres substances toxiques.
Ainsi, ce ne sont pas seulement les ouvrières des usines de puces électroniques qui souffrent mais l’ensemble des habitants des périphéries et là aussi particulièrement les femmes, car dans les sociétés traditionelles ce sont elles qui assument la responsabilité sociale d’une alimentation saine et de la santé de toute la famille.

Coûts énergétiques exorbitants

Actuellement, Google – la plus grande agence publicitaire du monde liée à un petit moteur de recherche – construit un nouveau centre de serveurs à Kronstorf, commune de 3000 habitants de la République fédérale d’Autriche. Des centres de données comparables de Google se trouvent actuellement en Belgique et aux USA, en Caroline du Sud. Il s’agit ici de bâtiments industriels immenses de la taille d’environ 10 terrains de football dont les coûts d’investissement sont estimés à 150 millions de dollars. La consommation d’électricité de ces centres est considérable: on estime que leur besoin énergétique est aussi important que celui des usines d’aluminium qui sont connues pour être de grandes consommatrices d’énergie. Deux récentes déclarations à la presse du physicien de Harvard Alexander David Wissner-Gross ont montré à quel point Google était vorace en électricité et incompatible avec l’écologie: en gros, deux recherches sur Google rejettent 15 grammes de CO2, c’est-à-dire autant que lorsque l’on fait bouillir une tasse de thé.
De manière générale, les différentes études relatives à la consommation d’électricité des centres informatiques donnent des résultats catastrophiques. Ainsi, selon des estimations de l’Université de Stanford, en 2005, la consommation d’électricité de tous les centres du monde s’élevait à 20 millions de mégawatts-heure et était deux fois plus élevée que 5 cinq ans auparavant. En d’autres termes, elle était aussi élevée que celle de la ville de jeux de Las Vegas, si bien que ces centres étaient les plus grands consommateurs d’électricité du monde. Les résultats d’une étude du fabricant de puces électroniques américain Advanced Micro Devices (AMD) sont tout aussi alarmants. Selon ceux-ci, 14 centrales d’une puissance de 1000 mégawatts travaillent exclusivement pour approvisionner en électricité tous les centres informatiques du monde. Dans la seule Allemagne, en 2008, les centres informatiques ont consommé un total monstrueux de 10 térawatts-heure. Cela cor­respond à la production de 4 centrales à charbon de taille moyenne. Mais on peut aussi résumer la consommation énergétique de ces centres ainsi: On pourrait en Allemagne, sans l’utilisation d’Internet, économiser la production de deux centrales nucléaires!
Si l’on ajoute aux réseaux et aux appareils du secteur informatique et des techniques de l’information ceux des médias de masse, la consommation d’électricité de ces industries convergentes prend des proportions démesurées. Si le nouvel écran géant de Panasonic de 1 m 65 de diagonale consomme actuellement 720 watts en fonctionnement normal – cela correspond à l’énergie de 34 ampoules basse consommation très lumineuses – à l’avenir, le besoin en énergie de tous les appareils électroniques des ménages devrait même encore augmenter considérablement. Dans son étude intitulée «L’ampère riposte», l’organisation non lucrative britannique Energy Saving Trust l’estime, pour l’année 2020, à 45% de toute l’énergie électrique utilisée dans un ménage!
Et comme si tous ces coûts énergétiques n’étaient pas assez élevés, ceux des stand-by des téléviseurs, des magnétoscopes, des lecteurs de DVD, des chaînes stéréo, etc. ne sont pas inclus dans ces calculs. Des spécialistes estiment ces coûts d’énergie cachés des appareils en veille à 4,8 milliards d’euros dans l’UE; cela correspond à un rejet de 180 millions de tonnes de CO2, donc à la moitié de l’objectif de protection du climat de l’UE dans le cadre du protocole de Kyoto.

Elimination toxique des déchets

En octobre 2008, le magazine Wissen de la «Süddeutsche Zeitung» a publié un rapport bouleversant sur la mise à la ferraille des déchets informatiques européens au Ghana. Ce rapport intitulé «Dans le feu d’enfer de la haute technologie», décrit la vie pénible d’adolescents africains sur une décharge située derrière le marché d’Agbogbloshie, dans la capitale du Ghana. Ce marché est la plus grande décharge électronique du Ghana. Des milliers de personnes vivent de ses déchets, notamment des enfants à partir de cinq ans. Ils les trient en fonction des métaux recy­clables et peuvent gagner jusqu’à 2 euros par jour pour payer leurs frais de scolarité. Une étude du sol effectuée par Greenpeace autour de ce marché africain est arrivée à la conclusion suivante: Le contenu en plomb dépasse de 100 fois la concentration normale à d’autres endroits d’Accra; la concentration d’autres métaux lourds et toxiques se situe à plus de 12 fois au-dessus des valeurs li­mites et le sol ainsi que l’eau sont pollués par les «phtalates», c’est-à-dire les plastifiants de matières plastiques comme le PVC. Pour les gens vivant sur le marché d’Agbogbloshie et grâce à lui, ces matières toxiques provoquent des maux de tête, la stérilité, des diabètes, des cancers, des troubles respiratoires, cardiaques, hépatiques, pulmonaires et rénaux, des tumeurs du cerveau et des myoatrophies.
Selon des estimations du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), 50 millions de tonnes de déchets informatiques toxiques sont produits chaque année dans le monde entier, 1 million uniquement en Allemagne. Comme la dynamique meurtrière du capitalisme technologique s’accélère sans cesse et que les cycles de vie des produits nouveaux diminuent à chaque fois, la montagne de déchets électroniques augmente énormément chaque année. Seuls 25% des écrans d’ordinateurs et de télévision vendus dans les pays européens sont recyclés au sein de l’UE. La plus grande partie des 75% restants aboutissent en tant que déchets dans le Tiers-monde. Certes, la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination interdit l’exportation de déchets toxiques dans les pays en voie de développement. Cependant comme il n’y a pas de distinction juridique claire entre les déchets et les produits usagés, les exportateurs européens et américains déclarent leur poison de manière complètement légale comme marchandise usagée. Comme 80% des déchets informatiques mondiaux viennent des USA, ce pays n’a jamais «pratiquement» adhéré à la Convention de Bâle.
Pour les êtres vivant sur les décharges du Tiers-monde, ces mécanismes signifient, pour parler comme le groupe de rock britannique Queen et de manière tout à fait cynique, que «the show must go on».

Evaluons de manière réaliste les conséquences de la technologie plutôt que de faire des pronostics optimistes motivés par la recherche du profit

Avant de soulever le problème des conséquences politiques de ces structures, il faut se rendre compte que les questions abordées ici ne représentent que la partie visible de l’iceberg, que bien des problèmes ne sont pas évoqués, que les dangers pour la santé, scientifiquement prouvés, liés à la pollution électromagnétique due à l’utilisation des réseaux UMTS (téléphones portables) sont négligés. Quelles conclusions tirer des réflexions critiques sur les conséquences écologiques de la société de l’information et que faut-il faire?
Premièrement, il faut rappeler ici la «Divine Comédie» du grand écrivain Dante Ali­ghieri qui vivait au XIVe siècle. Au chant XX du premier livre, il envoie tous les augures en enfer. «En arrière il leur fallait marcher, étant privés de regarder devant». En d’autres termes: les bavardages des prophètes autoproclamés tels que Marshall Mac Luhan, Nicho­las Negroponte, Bill Gates et de nombreux autres doivent être condamnés. En d’autres termes: il faut, de toute urgence et dans l’intérêt de la survie de l’humanité, exiger politiquement une estimation interdisciplinaire et anticipatrice des conséquences de la technologie et l’imposer pratiquement, politiquement et législativement. Car sinon les mécanismes décrits ici se perpétueront et s’accentueront avec toutes les technologies à venir. Le dernier exemple en est la nanotechnologie, promue à coups de milliards, sur les conséquences de laquelle – immunité défaillante de l’organisme humain face à des objets de l’ordre d’un milliardième de mètre (109 m) – on ne commence à réfléchir et qu’on n’étudie qu’aujourd’hui, après quelque vingt ans pendant lesquels on l’a encouragée sans esprit critique.
Deuxièmement, la crise financière et économique actuelle nous enseigne ce que tous les esprits critiques savent d’ailleurs, c’est-à-dire que le marché échoue en tant qu’instance régulatrice dans d’innombrables conflits. De même que le législateur japonais a interdit les machines à laver inefficaces et que la Commission européenne a interdit les ampoules à incandescence à partir de 2009, il faut interdire une multiplicité de produits informa­tiques. Il est inacceptable que des firmes technologiques empochent des profits alors que la collectivité devra payer les conséquences écologiques.
Troisièmement, il existe de multiples actions imaginables visant à augmenter la pression politique sur les entreprises et les gouvernements afin qu’ils agissent enfin. Mentionnons le système de notation environnemental de Greenpeace qui publie tous les trois mois une liste où les fabricants d’électronique sont listés en fonction du degré de nocivité pour la santé des composants de leurs produits et dénoncés, ou la campagne en faveur des ordinateurs fabriqués de manière équitable des deux organisations des Eglises suisses d’aide au développement «Pain pour le prochain» et «Action de Carême».
Quatrièmement, le journalisme environnemental – il est justement peu développé en Allemagne! – devra être intensifié. Un exemple éclatant en est le journaliste ghanéen Mike Anane, né en 1962. Président de la League of Environmental Journalists, auteur d’un livre sur le journalisme environnemental et adversaire peu commode de la politique de l’environnement négligente de son propre gouvernement.
Cinquièmement, il faut mettre en cause durablement et vigoureusement le théorème d’une nouvelle économie dématérialisée, voire d’une société de l’information. La prétendue nouvelle économie s’avère, à y re­garder de plus près, être un prolongement de l’ancienne économie capitaliste, avec son solide ancrage dans l’exploitation des biens matériels et naturels qui sont limités. Une fois encore, le roi est nu.
Au bout du compte, une révision radicale des conceptions éthiques et politiques est nécessaire à toute politique, ce que le théologien catholique Hans Küng avait demandé, en 1990, dans son célèbre ouvrage intitulé «Projet d’éthique planétaire». Il y a établi cinq règles de sécurité en vue d’une politique d’avenir:
1.    Règle de résolution des problèmes: De nombreux progrès technologiques créent plus de problèmes qu’ils n’apportent de solutions.
2.    Règle de la charge de la preuve: Quiconque met en route une innovation technologique doit faire la preuve qu’elle ne causera pas de dommages sociaux, culturels ou écologiques.
3.    Règle du bien public: L’intérêt commun prime sur l’intérêt individuel.
4.    Règle de l’urgence: La valeur la plus urgente (la survie d’un homme ou de l’humanité) prime sur la valeur (en soi supérieure) de l’épanouissement personnel d’un individu ou d’un groupe.
5.    Règle écologique: Le système écologique, qui ne doit pas être détruit, prime sur le système social (survivre est plus important que vivre mieux).     •

(Traduction Horizons et débats)