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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°24, 21 juin 2010  >  «Une modification profonde du système européen … sans consultation du peuple» [Imprimer]

«Une modification profonde du système européen … sans consultation du peuple»

Interview de Wilhelm Hankel sur la crise de l’euro et l’aide financière accordée à la Grèce et à d’autres pays européens

Horizons et débats: Au début du mois de mai, avec quatre collègues, vous avez non seulement déposé auprès de la Cour constitutionnelle fédérale allemande une plainte contre l’aide financière à la Grèce décidée par le Bundestag, vous vous êtes également adressé à la population par le biais d’une annonce publiée dans un grand quotidien allemand. Qu’est-ce qui vous a incité à agir de cette manière?

Wilhelm Hankel: Ce que nous avons évoqué dans notre plainte concerne tous les Allemands, tous les Européens. En effet, avec l’aide à la Grèce et à beaucoup d’autres pays qui se trouvent dans la même situation, on réalise, sous prétexte d’humanité, de solidarité, une chose monstrueuse, c’est-à-dire une modification profonde du système européen et cela sans consulter le peuple. Et cette modification a lieu sur plusieurs plans. Au plan juridique, on commet plusieurs mons­trueuses violations du droit. Mais on change aussi la structure politique, ce qui est également monstrueux. En effet, il s’agirait ici de ­prendre des décisions via des consultations populaires et non au moyen d’opérations secrètes de tel ou tel gouvernement. Et ce qui m’inquiète beaucoup en tant qu’économiste, c’est la question du niveau de vie de nos citoyens. Il fallait exposer ces trois aspects à l’opinion publique. En outre, nous voulions indirectement faire comprendre aux juges que ces questions ne devaient pas être décidées par les seuls juges. Elles doivent faire l’objet de débats publics.

Dans votre annonce, vous dites que la situation politique actuelle de l’Allemagne est comparable à celle de la France dans les années précédant la Révolution. Est-elle aussi explosive?

Je constate avant tout que nos gouvernements s’éloignent complètement de ce que ­vivent leurs populations, de leurs ­problèmes et de leurs inquiétudes. Prenons l’inflation. Au ­siècle dernier, les Allemands on subi deux inflations: ils ont perdu leurs économies, leur avenir n’était plus assuré, leur pensions leur ont été confisquées. Et avant tout la société s’est modifiée. Soudain, la jeune démocratie de la République de ­Weimar a été remplacée par une dictature du désespoir. Car c’est ainsi qu’il faut voir les ­choses. Une partie de la population a choisi la dictature de gauche, la dictature communiste, et l’autre, la bourgeoisie, a choisi la dicta­ture de droite, mais je suis persuadé que beaucoup n’auraient opté pour aucune des deux si leur situation économique avait été satisfaisante.

Quels sont les principaux arguments juri­diques de votre plainte?

Les arguments juridiques ont trait aux évidentes violations du droit, c’est-à-dire à la suppression des garanties de stabilité de l’euro auxquelles les Allemands tiennent tout particulièrement. Selon un arrêt fondamental de notre Cour constitutionnelle, l’euro devait être aussi stable que le mark. C’est stipulé dans l’arrêt que mon ami et collègue Schacht­schneider a obtenu en 1993 déjà. Et l’Alle­magne a adhéré à l’union monétaire à la suite de la promesse que l’euro serait aussi stable que le mark de la part de politiques faisant autorité, comme le chancelier de l’époque ou le président actuel qui vient de démissionner et qui était notre principal négociateur à Maastricht. Or maintenant, dans une situation qui n’a rien à voir, Dieu merci, avec une inflation, il s’avère que l’on passe outre à ces conditions de stabilité, comme si elles étaient négligeables. Le Traité prévoyait deux mesures contre l’arbitraire inflationniste: d’une part, le Pacte de stabilité et de croissance, qui li­mite l’endettement de l’Etat. Il a été totalement contourné avec l’argument selon lequel nous vivons une crise et que dans cette crise, nous ne pouvons pas respecter les conditions de stabilité du Pacte. En tant qu’économiste, je pourrais plus ou moins comprendre cela car dans une crise, les recettes fiscales diminuent et les dépenses publiques augmentent. Mais il ressort de cela que le Pacte a été conclu dans une période de beau temps. Il pouvait fonctionner dans des temps normaux, mais en période de crise, tous les écono­mistes le savaient, il n’est pas possible de respecter un plafond d’endettement.
Mais ce qui est beaucoup plus dangereux, c’est que maintenant le second pilier de la stabilité, qui est beaucoup plus important, a été brisé, je veux parler de la disposition selon laquelle aucun Etat de l’UE ne doit payer pour la mauvaise politique financière d’un autre Etat, la clause de no-bail-out (de non-renflouement), les articles  123 à 125 du Pacte sur le fonctionnement de l’Union européenne. La justification qu’on nous donne est extravagante: Les dettes des pays du sud de l’Europe, de la Grèce principalement, mais d’autres suivront, seront à la charge des contribuables. Et pourquoi? – et ici on ment publiquement – afin d’aider les Etats. Mais n’importe quel économiste se rend compte qu’on n’aide pas les Etats mais les banques qui ont pris cet argent aux pays concernés. Ce n’est donc pas une aide aux pays en difficulté mais une aide destinée à un système bancaire qui a fait des affaires peu sérieuses et a ainsi conduit les Etats à mener une politique financière peu sérieuse. Et cela, on nous le dissimule. Il faut donc le dénoncer et il faut dénoncer non seulement la violation du droit mais ses conséquences.

Quelles sont ces conséquences?

La première est que l’économie de marché, qui était la base, n’est plus valable quand vous avez de lourdes dettes publiques. Dans ce cas, c’est l’Etat qui vous assainit. Et ici apparaît une idée dont je croyais qu’elle avait disparu depuis longtemps d’Europe, l’idée que les Etats dominent leur économie, qu’ils sont plus importants que les marchés et qu’ils ont le pouvoir de prendre des décisions économiques et d’invalider ces décisions, et là-derrière, on reconnaît la philosophie française de l’étatisme. C’est la France qui est derrière ce coup d’Etat de l’UE. Mais ce n’est pas un coup d’Etat uniquement à cause de cette philosophie: Quand nous examinons les chiffres, nous constatons que la France est presque dans la même situation que les pays qui demandent de l’aide. C’est un soulèvement des Etats débiteurs contre leurs créanciers. On pourrait aussi dire un soulèvement des mauvais gestionnaires de la monnaie et de ceux qui ne se soucient guère de la stabilité contre ceux qui font preuve de responsabilité. Et on ne peut pas accepter cela.

Si le calcul des pays débiteurs s’avérait juste, quelles en seraient les conséquences pour les citoyens?

La première conséquence serait pour la monnaie elle-même, pour l’euro. Avec cette politique, l’euro cessera d’être la monnaie ­stable qu’il voulait être. Il ne pourra pas non plus réaliser le rêve des Européens, c’est-à-dire être une monnaie mondiale susceptible de prendre la place du dollar. Nous pouvons dorénavant abandonner cet espoir. Mais il en résulte que les pays qui ont un Etat-provi­dence solide et efficace et un système social également efficace – l’Allemagne en fait partie – auront énormément de peine à remplir leurs devoirs à l’égard de leurs citoyens. Lénine, qui n’était certainement pas une lumière, a dit très justement à ses révolutionnaires: Si vous détruisez le système financier, vous détruirez en même temps la société bourgeoise. Et ce que nous voyons aujourd’hui, c’est la tentative menée par la France de faire triompher ­Lénine tardivement.

Mais Angela Merkel a déclaré qu’il n’y avait pas d’alternative à la politique du gouvernement. Qu’en pensez-vous?

Je suis sans voix. Quand on parle ainsi, on montre qu’on est un dictateur camouflé. Il y a une alternative à toute politique et si Mme Merkel l’ignore, c’est qu’elle pense que son opinion est la bonne et que «l’Etat, c’est elle», comme Louis  XIV. On ne peut pas prendre cela au sérieux, on ne peut pas l’accepter.

Et comment expliquer que la classe politique allemande la suive alors que sa politique est dirigée contre son peuple?

Nous soupçonnons la classe politique allemande d’avoir perdu tout contact avec les problèmes et les inquiétudes du peuple et c’est pourquoi nous avons évoqué cette idée dans le premier paragraphe de notre annonce. Il s’agit là d’un phénomène dangereux. La démocratie vit de ce que le gouvernement défend les intérêts du peuple, mais ce qu’il défend ici – j’y ai déjà fait allusion – ce sont les intérêts des banques, ceux des professionnels de l’UE qui, naturellement, défendent leurs prébendes. Au cours des nombreuses années où je me suis occupé de ces choses et où j’ai eu affaire à ces gens, j’ai toujours été frappé par le fait que beaucoup de ces fonctionnaires européens ne vivent pas pour l’Europe mais de l’Europe. Ils luttent pour leurs prébendes, mais ce n’est pas l’intérêt du peuple.

Nous vivons une crise financière mondiale et d’après ce que nous savons, personne ne possède de solution tout faite. Existe-t-il tout de même des solutions envisageables?

Dans toutes les crises économiques, il ­existe des solutions judicieuses. Il y a toujours moyen de procéder autrement car contrairement à un tsunami ou à une éruption volcanique, une crise économique n’est pas une catastrophe naturelle. Les hommes ­peuvent faire quelque chose et ceux qui doivent le faire sont précisément nos politiques que nous avons élus pour cela. Quand ils ne savent pas quoi faire, il y a un problème. Mais depuis le début de la crise, il existe des solutions et ils les connaissent.

Pouvez-vous donner des exemples?

Oui, en voici un qui est très intéressant. Au début de la crise, une grande banque américaine, Lehman-Brothers, a fait faillite et tout le monde a dit: maintenant, nous devons soutenir les banques. Si nous ne le faisons pas, leurs faillites vont nous entraîner dans l’abîme. Mais maintenant on observe le contraire. La banque a certes fait faillite par sa propre faute, mais les systèmes de paiement américain et mondiaux ne se sont pas effondrés, ils fonctionnent. Les fonctions de cette banque ont été reprises par d’autres banques et cela nous montre que l’argument selon lequel certaines banques sont trop grandes pour qu’on les laisse faire faillite («too big to fail») ou qu’elles sont «d’importance systémique» n’est rien d’autre qu’un argument intéressé, un chantage.

On devrait donc exposer également les grandes banques aux mécanismes du marché?

On peut le faire. Il y a bien des années, j’ai, sous le gouvernement où Karl Schiller était ministre des finances, obtenu quelque chose dont je suis assez fier: la protection des déposants. Maintenant, chez nous, tous les dépôts des épargnants sont garantis jusqu’à un plafond respectable de 30 000  euros, voire au-delà, par des engagements des banques. Et la raison de cette initiative est que nous ne devons pas exposer les épargnants à l’arbitraire des managers. Nos épargnants sont protégés contre les mauvaises décisions des directions des banques. Mais si tous les gouvernements, et en particulier le gouvernement allemand, en déduisent que nous devons également protéger les directeurs et les établissements, c’est exagéré et inutile.

Et que pensez-vous de l’idée d’interdire certaines opérations spéculatives douteuses?

J’ai également des réserves à ce sujet. En effet, le IIIe Reich a interdit ce genre d’opérations, c’est-à-dire des ventes à découvert,1 qui sont de nouveau interdites en Alle­magne, mais pour une tout autre raison. Alors, on voulait prononcer des interdictions professionnelles contre une classe que l’on considérait comme juive et l’exposer au mépris public. On ne voulait pas protéger la monnaie. Aujourd’hui, il ne s’agit naturellement pas de discréditer une classe mais l’argument selon lequel on protège ainsi la monnaie est absolument faux. C’est prouvé. Grâce à des recherches scientifiques, nous savons depuis longtemps que le vendredi noir, il y a 80  ans, n’aurait pas été la catastrophe que nous connaissons s’il y avait eu à l’époque la contre-spéculation au moyen de ces ventes à découvert.

Vous avez dit tout à l’heure, à propos de Mme Merkel selon laquelle il n’y avait pas d’alternative à la politique allemande, que ce sont des propos de dictateur. Quel système poli­tique viendra le mieux à bout de la crise?

Lors d’une crise, on a besoin de personnes intelligentes et dans une démocratie elles ­peuvent beaucoup mieux se faire entendre que dans une dictature. Des siècles ­d’histoire nous ont appris que les dictatures sont une catastrophe lorsque leur chef est un imbé­cile ou une brute, un boucher, comme ­Staline, ­Ceausescu ou Hitler. Les cas où un dictateur a réalisé de grandes choses sont des exceptions. Ce qui est important, c’est que la démocratie laisse les gens capables parvenir aux hautes fonctions. C’est là l’atout des démocraties.

Revenons-en à votre annonce, dans la­quelle vous avez écrit que l’on avait besoin du débat public. C’était un appel urgent, important. Comment donner plus d’importance au débat public?

Dans une démocratie, le débat public fait partie de la politique. Il n’y a pas de poli­tique démocratique sans débat public. Mais il faut informer l’opinion. Sans information, on ne peut pas prendre de décisions intelligentes, ni dans un gouvernement ni dans une démocratie, et l’objectif de notre annonce était de fournir des repères, de faire prendre conscience du problème, d’informer les citoyens sur ce qui se passe afin qu’ils puissent le cas échéant agir contre des actions insensées de leur gouvernement. Nous voulions motiver l’opinion.

Quelle sorte de soutien souhaitez-vous?

Le plus simple serait que des membres du gouvernement prennent contact avec les opposants. Cela ne s’est pas produit jusqu’ici. Cela ne s’est jamais produit. Il est beaucoup plus facile de parler avec un petit nombre de politiques et de députés influents qu’avec un vaste public. Personnellement, je reçois des milliers de témoignages d’approbation et de signatures sur mon blog. Or je ne peux pas lire une telle quantité de messages. Je ne peux pas organiser le débat public. Je dois recourir aux structures existantes et les politiques et députés en font partie. Je suis très déçu de l’absence d’écho de notre annonce auprès de ces derniers.

Mais cette annonce ne pourrait-elle pas être le point de départ d’une initiative cito­yenne?

J’en serais très heureux.    •

1     La vente à découvert (ou short sell) est une suite d’opérations boursières qui consistent à vendre sur un marché à terme un titre que l’on ne pos­sède pas en espérant le racheter à un cours moins élevé, la différence entre le cours de vente et le cours d’achat correspondant à une plus-value (ou moins-value). Plus le cours d’un titre chute, plus la plus-value est élevée. Toutefois, la plus-value sera limitée au montant de la vente, tandis que la moins-value n’a pas de limite. Le cours d’un titre peut en effet monter indéfiniment. C’est un investissement risqué, la perte pouvant être supérieure à l’investissement initial. (source: wikipedia)

Wilhelm Hankel

Wilhelm Hankel, né le 10  janvier 1929 à Langfuhr près de Dantzig, est un économiste et un spécialiste de la monnaie allemand.
Il commença sa carrière en 1952 auprès de la Bank deutscher Länder, qui devint plus tard la Deutsche Bundesbank. Il travailla plus tard au ministère fédéral de la Coopération financière et du Développement puis au ministère des Affaires étrangères. De 1959 à 1967, il fut directeur du département de l’économie et de la planification de la Kreditanstalt für Wiederaufbau. En 1967, il entra au ministère de l’économie de Karl Schiller en tant que chef du département des finances et du crédit et devint son plus proche collaborateur. Il participa activement au développement des bons du Trésor et des droits de tirage spéciaux du FMI et introduisit le marché à terme à Francfort-sur-le Main. En 1972 et 1973, il fut président de la Hessische Landesbank. En 1971, il fut professeur honoraire de politique monétaire et de développement à l’Université Goethe de Francfort.
De 1974 à 1991, il fut successivement professeur invité à l’Université Harvard, à l’Université de Georgetown (Washington), au SAIS-Bologna Center de l’Université Hopkins, au Wissenschaftszentrum de Berlin et à la Technische Universität de Dresde. En 1991–92, il enseigna à l’Université libre de Berlin.
Parallèlement, il accomplit des missions de conseil pour la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit aux Emirats arabes unis, en Corée du Sud, en Egypte, en République dominicaine, au Guatemala, au Honduras, au Costa Rica, au Nicaragua, en Chine, en Jordanie, au Yémen, en Russie et en Géorgie. Il fut également expert de la Banque mondiale et créa, avec l’aide de l’UE, un centre de formation de banquiers à Tioumen, en Sibérie occidentale. En 2008, il conseilla la Banque centrale syrienne et actuellement, il conseille le gouvernement irakien dans la création de sa monnaie.
Il fait partie des adversaires de l’euro de la première heure. En 1997, il avait, avec les professeurs Wilhelm Nölling, Joachim Starbatty et Karl Albrecht Schacht­schneider, déposé une plainte auprès de la Cour constitutionnelle fédérale allemande contre le Traité d’Amsterdam et l’introduction de l’euro.
En avril dernier, il recommanda à la Grèce et à d’autres membres en difficulté de la zone euro de revenir à leur ancienne monnaie. En mai dernier, il a, avec Wilhelm Nölling, Joachim Starbatty, Dieter Spethmann et Karl Albrecht Schacht­schneider, déposé une plainte auprès de la Cour constitutionnelle fédérale contre le crédit de milliards d’euros accordé à la Grèce.