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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°37, 27 septembre 2010  >  Pour une économie de marché civilisée [Imprimer]

Pour une économie de marché civilisée

Contre l’«aveuglement économiste»

par Peter Ulrich

Depuis des millénaires, l’homme, en raison de ses besoins et de ses aptitudes qui se sont diversement développées au cours de l’histoire, est un être économique qui essaie de vivre rationnellement avec des ressources limitées. Mais en tant qu’être de culture, il est davantage qu’un homo oeconomicus. L’activité économique n’est pas un but en soi mais un moyen de vivre bien. Celui qui pratique l’économie de manière rationnelle ne se laisse pas diriger par la logique de l’économie (de marché) mais obéit à des objectifs pratiques: vie culturelle et conception d’une société dans laquelle il fait bon vivre.
En quoi consiste pratiquement l’économie rationnelle? Nous connaissons la ré­ponse traditionnelle: la société industrielle mo­derne a concentré presque toute son énergie sur une «rationalisation» toujours accrue de la production afin d’augmenter le volume des biens disponibles et par conséquent la prospérité. L’augmentation de la productivité et la croissance économique sont donc considérées comme les critères fondamentaux d’une politique économique «rationnelle», sa recette générale étant: davantage de marché et davantage de concurrence. Depuis plus de 200 ans, c’est le concept central du libéralisme économique. Bien qu’il ait, politiquement, fallu lutter péniblement pour l’établir, il impose, par poussées successives, dans un nombre toujours plus grand de pays, une dérégulation («libéralisation») progressive des forces du marché, les soustrayant au contrôle de la société et du pouvoir politique.
Ces trente dernières années, la globalisation des marchés a constitué une de ces poussées. Le moteur en sont principalement les puissants intérêts du capital à la recherche de nouveaux marchés et de sites de production meilleur marché. Dans les sociétés modernes, libérales et démocratiques, la suprématie de ces intérêts a besoin de se justifier aux yeux des citoyens. A cette fin, le libéralisme économique a toujours avancé deux arguments qui se complètent: l’intérêt général et la force des choses.
Tout d’abord et avant tout, la bonne nouvelle est que le marché promet la «prospérité pour tous». Tel est le titre d’un ouvrage de Ludwig Erhard, le père du «miracle économique» allemand de l’après-guerre.1 Cependant le «miracle» du dynamisme de l’économie de marché qui est censée apporter aux membres de la société une amélioration de leur situation s’affaiblit à vue d’œil et fait place à une nouvelle aggravation des antagonismes sociaux entre les gagnants et les perdants de la concurrence, entre les riches et les pauvres. Même dans les pays «les plus avancés», on assiste à une nouvelle précarisation du monde du travail qui touche maintenant des couches de population tout à fait qualifiées: emplois souvent à durée limitée, travail mal rémunéré, prestations sociales insuffisantes. Même si la prospérité générale augmente, elle se répartit de manière de plus en plus inégale. Il n’est donc pas étonnant que la situation d’une grande majorité des citoyens soit ressentie comme injuste.2
Chaque fois que le message de l’utilité automatique, pour l’intérêt général, de la valorisation du capital de l’économie privée a menacé de perdre sa force pour la majorité de la population, la doctrine économique libérale – et il s’agit ici du second argument – a insisté sur les contraintes imposées par la concurrence. Ceux qui sont intéressés par une dérégulation accrue des forces du marché évoquent aujourd’hui la «concurrence internationale des sites économiques» comme un argument à valeur universelle. Et on s’empresse d’insister sur le fait que la globalisation est un phénomène dont les conséquences pour notre vie cou­rante doivent, si l’on est rationnel, être acceptées comme aussi inévitables que les changements du temps.
Mais est-ce rationnel? Dans le présent livre, nous développons un autre point de vue: Ne sont rationnels ni l’argument courant des contraintes, qui veut nous faire croire à une évolution économique manifestement «tout à fait arbitraire» que personne ne peut contrôler, ni la confiance aveugle dans le marché «libre» censé faire en sorte de lui-même que les choses aillent bien pour tout le monde. Il s’agit là plutôt d’idées d’une ancienne métaphysique du marché qu’il faut, dans une société moderne, démythifier de toute ­urgence. Le «désenchantement du monde» – c’est ainsi que Max Weber qualifiait le processus de modernisation et de rationalisation de la culture et de la société3 – devra encore être mis en lu­mière, dans le domaine de la pensée économique, même si la doctrine ad­mirable des effets salutaires du marché (mondial) «libre» a perdu beaucoup de son éclat, en tout cas depuis la récente crise finan­cière et écono­mique. De nombreux milieux ne croient plus au marché et la crise financière débouche inévitablement sur une crise de l’éthique économique.
Les crises sont des périodes de bouleversements dans lesquelles des changements porteurs d’avenir, voire historiques, sont nécessaires. Après la perte des évidences des temps «normaux», on assiste régulièrement d’une part à des tentatives de rétablir l’ordre ancien pour retrouver le plus rapidement possible le business as usual. D’autre part apparaissent des réflexions tournées vers l’avenir et concernant des critères justifiés par la raison qui nous permettent d’orienter notre pensée et notre action et éventuellement de ré­organiser notre vie sociale. La tâche centrale de ­l’éthique moderne est de rendre efficaces ces critères en vue de la critique et de la nou­velle orientation de la situation qui n’est manifestement pas encore particulièrement rationnelle. L’affirmation du philosophe Manfred Riedel, selon laquelle l’éthique en tant que critique des idéologies et des intérêts qui se cachent derrière les crises, «apparaît comme une réflexion sur les crises»4, est plus actuelle que jamais.
Afin d’éviter un malentendu, précisons que la critique éthique ne vise pas une économie de marché productive mais le fait ­qu’elle devienne une société de marché totale qui soumet tout, notre vie tout entière et également la politique, à la «logique» du marché. Il s’agit plus raisonnablement de subordonner l’économie de marché à des concepts prioritaires comme la bonne vie et la vie de citoyens ­libres et égaux dans une société juste. Dans une société vraiment moderne, la liberté générale des citoyens prime sur le marché «libre» (le libéralisme républicain prime sur le libéralisme économique). Il s’agit donc littéralement d’une économie de marché civilisée.5
Quelque étrange qu’elles puissent paraître à ceux qui croient à la doctrine jusqu’ici dominante des contraintes du marché, les questions fondamentales, lorsqu’on est en quête d’une économie de marché civilisée, sont les suivantes: Quelle économie voulons-nous? Comment voulons-nous, citoyens d’une société démocratique libérale, organiser notre vie économique publique et privée? Quelle importance accordons-nous à l’augmentation constante du niveau de consommation dans notre projet de bonne vie? Dans ­quelle ­mesure sommes-nous prêts, dans le monde du travail, à payer le prix d’une obligation de rendement toujours accrue et d’une lutte pour la vie de plus en plus dure? Quelle attitude allons-nous adopter face à ceux qui ne ­supportent pas cette pression? Quel degré de justice sociale et de solidarité convient à la société dans laquelle nous voudrions vivre? Dans quelle mesure sommes-nous respon­sables de notre approche économique de la nature vis-à-vis des générations futures?
Il est temps de ne plus axer notre économie uniquement sur l’augmentation des moyens mais davantage sur des objectifs raison­nables et les principes légitimes du développement économique. C’est de cela qu’il s’agit essentiellement dans la réorientation histo­rique de notre pensée économique si, en tant que citoyens responsables d’une société démocratique, nous voulons trouver des solutions viables aux défis auxquels nous avons fait allusion.
Mais que signifie «s’orienter dans la pensée»? Cette question célèbre vient d’Emmanuel Kant.6 C’est par elle qu’il a introduit dans la philosophie pratique moderne le concept d’orientation dans la pensée en tant que concept central de la conduite rationnelle de la pensée et de la vie. L’homme, être non déterminé par la nature et capable de ­prendre des décisions et d’agir selon la raison, se trouve souvent dans des situations où il doit et peut choisir entre plusieurs actions pos­sibles. Il s’agit alors pour lui, en fonction des défis auxquels il est confronté, de réfléchir plus ou moins «profondément» à des questions comme celles-ci: Qui veux-je être en tant que personne? (identité) A qui est-ce que je me sens lié? (relations ­humaines) Où suis-je (position) et où vais-je? (intention). A quels principes suis-je attaché et comment vais-je conduire ma vie (projet de vie) pour être personnellement comblé (horizon de sens) et socialement acceptable (légitimité)?
Ce sont essentiellement des questions ­éthiques. La tentative de s’orienter rationnellement dans la pensée économique est fondamentalement un projet d’orientation d’éthique économique. Aussi la science de réfé­rence principale n’est-elle pas la théorie écono­mique, qui explique le fonctionnement du système d’économie de marché sans ­émettre de jugements de valeur mais ­l’éthique économique considérée aujourd’hui comme une éthique rationnelle. Le concept d’orientation que nous défendons ici repose sur l’«éthique économique intégrative», approche développée par l’auteur.7
Qui a besoin de connaissances en éthique économique? Ne sont-elles pas plutôt destinées aux spécialistes? Non, absolument pas. Nous sommes tous dans une certaine mesure impliqués dans les phénomènes de l’économie de marché. Ainsi, en tant qu’individus doués de raison, nous devons porter des jugements de valeur justifiables à propos de l’importance relative de valeurs conflictuelles dans la vie économique, améliorer notre faculté de jugement dans ce domaine et devenir capables d’argumenter contre les doctrines économiques idéologiques de toutes ­origines. Sinon comment pourrions-nous mener une vie indépendante et cultivée? Comment pourrions-nous, en tant que citoyens, prendre part de manière responsable à la détermination démocratique des règles du jeu sociales et à une intégration judicieuse de l’économie de marché dans la société?
Par conséquent, nos réflexions et nos actions de citoyens économiques responsables sont au centre de l’approche éthique de l’économie. Les citoyens économiques ne dissocient pas leur sens des affaires de leur sens civique, de leur identité de «bon citoyen». La mission de l’éthique économique concerne tous les rôles que nous exerçons dans notre vie économique – dans le monde du travail, dans notre rapport à l’argent et à la consommation – et également dans les opinions que nous défendons en tant que citoyens dans les débats publics sur les questions économiques et sociales. Le dynamisme inouï de l’économie contemporaine lance de sérieux défis à notre faculté de nous orienter en matière d’éthique économique. Etant donné les considérables bouleversements socioéconomiques actuels qui touchent le monde entier, pratiquement tout est remis en question.    •

1    Ludwig Erhard, La prospérité pour tous, Plon, 1959. Notons qu’Erhard ne défendait pas un pur libéralisme économique mais le concept ordolibéral d’économie sociale de marché.
2    Les preuves empiriques du renforcement de ce sentiment d’injustice se manifestaient déjà clairement avant la crise financière et économique. Pour l’Allemagne, p. ex. dans l’étude de Robert B. Vehrkamp/Andreas Kleinsteuber: Soziale Gerechtigkeit 2007. Ergebnisse einer repräsentativen Bürgerumfrage, Gütersloh, 2007.
3    Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2008 (première publication en allemand: 1904-5).
4    Manfred Riedel: Norm und Werturteil, Stuttgart, 1979, p. 8.
5    J’ai formulé pour la première fois le postulat de la «civilisation du marché» dans mon ouvrage Integrative Wirtschaftsethik, 1997 (cf. remarque 7). Exactement au même moment et sans avoir connaissance de mon livre, Marion Dönhoff exprimait cette idée dans Zivilisiert den Kapitalismus, Stutt­gart, 1997, p. 35.
6    Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle; Que signifie s’orienter dans la pensée?; Qu’est-ce que les lumières? et autres textes, GF Flammarion, 1998
7    Peter Ulrich: Integrative Wirtschaftsethik. Grund­lagen einer lebensdienlichen Ökonomie, 4., voll­ständig neu bearb. Aufl., Bern/Stuttgart/Wien 2008 (1. Aufl. 1997).

Le présent texte correspond à l’introduction de l’ouvrage de Peter Ulrich «Zivilisierte Marktwirt­schaft. Eine wirtschaftsethische Orientierung.»

Peter Ulrich, professeur émérite de sciences politiques, a été le premier titulaire de la chaire d’éthique économique de l’Université de Saint-Gall et le fondateur et directeur de son Institut d’éthique économique. La 4e édition, profondément remaniée, de son ouvrage de référence, «Integrative Wirtschaftsethik. Grundlagen einer lebensdienlichen Ökonomie», a paru en 2008 (Haupt Verlag, Berne). Les traductions en anglais (Cambridge University Press) et en espagnol (Abya-Yala, Quito, Equateur) ont paru la même année.

Importance de l’éthique pour notre survie

km. Lorsque les chefs d’Etats et de gouvernements se rencontreront à New-York du 20 au 22 septembre lors de l’Assemblée générale des Nations Unies pour tirer un bilan intermédiaire concernant les Objectifs du millénaire pour le développement, le bilan, s’il est honnête, ne pourra pas être très positif.
Tandis que chaque année on dé­pense plus d’un billion de dollars pour les ­guerres et l’armement dans le monde, tandis que dans les pays riches également, la redistribution continue de favoriser les plus riches et que les confrontations augmentent aussi dans nos sociétés, tandis que les grands établissements financiers, bien qu’on sache qu’ils ont des cadavres dans le placard provenant de leurs spéculations, font de nouveau des milliards de profits, on ne fait presque rien pour aider les plus pauvres de ce monde à sortir de leur misère.
Au contraire, les gouvernements des pays riches «font des économies» et suppriment des programmes d’aide. Selon des chiffres de la section alle­mande de Caritas, le ministère allemand des Affaires étrangères réduit de 20% cette année sa contribution à l’aide humanitaire dans le monde après l’avoir déjà réduite de 6,2% l’année dernière.
Le ministère allemand du Développement soumet toujours plus ses aides à la condition que les pays qui les sollicitent ouvrent leurs marchés – pour servir les intérêts de l’Allemagne, champion des exportations.
Quiconque lit les pages des grands quotidiens consacrées à l’économie et aux finances est plongé entre autres dans les pronostics relatifs à la conjoncture, les débats sur la croissance économique, les fluctuations monétaires, les cours boursiers, etc. Mais on ne parle presque pas des hommes.
Conséquence de la crise financière et économique mondiale, le nombre des gens souffrant de la faim dans le monde a augmenté, atteignant plus d’un milliard. Pourtant certains gouvernements se targuent d’avoir bien surmonté la crise.
Y a-t-il encore de la chaleur humaine dans un monde où les puissants d’un pays peuvent considérer comme parfaitement normal d’aspirer à leur propre bien-être en ignorant celui d’autres hommes? Quelle froideur de sentiment il faut pour pouvoir regarder passivement la souffrance d’autrui!
Que s’est-il passé pour que la conscience morale des hommes s’éveille de manière si peu perceptible et qu’ils pré­fèrent minimiser le mal ou le passer sous si­lence?
On a appris que les stratèges et les «dirigeants» des grandes puissances et des pays émergents s’étaient rencontrés à Genève et à Riga et avaient débattu de la question de savoir si à l’avenir le monde serait unipolaire ou multipolaire et où et par qui il devait être dominé?
On a aussi appris que, au sein de l’UE, cela va assez mal et que presque per­sonne ne discerne vraiment qui trempe dans diverses magouilles.
On sait qu’il existe en Suisse des gens qui voudraient participer à ces combines et faire croire à leurs concitoyens que c’est dans leur intérêt.
Cependant, on ne peut pas annoncer que les stratèges et les dirigeants des grandes puissances et des puis­sances montantes se soient rencontrés pour renoncer à la politique de suprématie et défendre le droit.
Quel bienfait de lire un ouvrage comme celui de Peter Ulrich. Sous le titre «Zivilisierte Marktwirtschaft» («Economie de marché civilisée»), il s’agit là de la réédition complètement remaniée, mise à jour et considérablement enrichie d’un ­ouvrage paru pour la première fois en 2005. Il incite à réfléchir sur tout ce qui doit encore être civilisé dans ce monde.
Ulrich se réfère à Emmanuel Kant et à son invitation à s’orienter dans la pensée: «Qui est-ce que je veux être en tant que personne et à qui est-ce que je me sens lié? Où suis-je et où vais-je? Selon quels principes vais-je mener ma vie de manière que cela me comble personnellement et soit justifiable vis-à-vis de la société?» Pour Ulrich ce sont des questions essentiellement éthiques. Et elles ne se posent pas seulement lorsqu’il s’agit d’organiser notre vie économique, elles sont dans une certaine mesure universelles.
L’éthique est la volonté de trouver ce qui est juste et d’en attester. Dans un monde où il existe de nombreuses in­justices et où l’on en prépare d’autres, l’éthique devient indispensable à notre survie, dans tous les domaines.