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Horizons et debats  >  archives  >  2014  >  N° 13, 23 juin 2014  >  «Pour comprendre le monde islamique dans le présent et dans l’avenir, il faut comprendre al-Afghani» [Imprimer]

«Pour comprendre le monde islamique dans le présent et dans l’avenir, il faut comprendre al-Afghani»

Pankaj Mishra se prononce sur Jamal al-Din al-Afghani – un musulman libéral et modéré et «un grand révolutionnaire» (selon l’ambassadeur américain, Robert Finn en 2002) ou bien le père spirituel d’Oussama ben Laden et des salafistes?

par Thomas Schaffner

Depuis le 11-Septembre, les hommes de foi islamique ont la vie dure dans notre monde occidental. Selon le New York Magazine du 25/8/13, la police newyorkaise a créé, suite au 11-Septembre, un service secret particulier pour observer les musulmans de la ville1 et l’administration Bush a placé sous une suspicion générale plus d’un milliard de musulmans qui vivent dans plusieurs dizaines de pays dans des conditions difficiles, majoritairement sans en être responsables. Ils sont devenus l’image-type de l’ennemi dans les jeux vidéo et sont souvent assimilés à des groupes terroristes existants réellement. Des mots-clés tel le «printemps arabe» sont présents dans les médias occidentaux même si l’on parle souvent déjà de l’«hiver arabe». Bien que le soi-disant choc des civilisations soit passé à l’arrière-plan dans les médias et que des experts américains, à l’instar de Larry Summers, ancien conseiller économique du président Obama,2 aient placé le conflit avec le monde islamique derrière la montée de l’Asie, il se pose quand-même la question de savoir comment l’Occident pourrait contribuer à la coexistence pacifique avec le monde islamique.
Kishore Mabhubani a réitéré ses avertissements: les 12% d’Occidentaux ne sont  pas le monde! Les 88% de non-Occidentaux ont pleine conscience du deux poids deux mesures de l’Occident et en ont définitivement ras-le-bol. Il en explique les causes dans ses livres et ses articles. Un autre auteur, l’écrivain indien Pankaj Mishra, lauréat du prix du Salon du livre de Leipzig pour l’entente européenne, dont nous avons déjà parlé dans «Horizons et débats», relate les dessous de la misère actuelle et par la compréhension de l’autre ouvre une voie menant à la réconciliation. Dans son livre, il nous montre, à nous les Occidentaux, les humiliations que l’impérialisme occidental a fait subir à l’Asie du XXe siècle lors de son époque classique mais aussi à l’époque des décolonisations. Mishra insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de remplacer «une perspective centrée sur l’Europe ou l’Occident par une perspective centrée sur l’Asie.» (Mishra, p. 17) Son idée est plutôt de mettre en avant une multi-perspective afin d’empêcher l’Occident de commettre de dangereuses erreurs. C’est cette profonde préoccupation qui a mené le jury à remettre ce prix à un non-Européen.
Mishra prend pour exemple l’Iranien de naissance nommé, Jamal al-Din al-Afghani, pour montrer la façon dont le monde islamique perçoit l’Occident. Cette deuxième contribution basée sur l’ouvrage de Mishra est consacrée à la personnalité haute en couleurs que l’auteur américain Robert Dreyfuss a désigné comme agent secret britannique dans son livre «Devil’s Game». Le lecteur est amené à faire un voyage non seulement dans son passé occidental, colonialiste et impérialiste mais aussi à faire un tour d’horizon à travers le monde transcontinental islamique qui a été profondément humilié et qui a cherché et cherche encore sa propre voie au XXIe siècle.

Dans le Paris des années 60, les Iraniens exilés qui avaient trouvé refuge après le coup d’Etat contre Mossadegh, fomenté par les Anglo-Américains en 1953, discutaient de la personne et des écrits de Jamal al-Din al-Afghani, né en 1838 dans le Nord-Ouest iranien. Lui-même aurait aimé se voir le Martin Luther islamique mais les circonstances l’ont empêché de rentrer dans l’histoire en tant que grand réformateur de l’islam. Cependant tout le monde musulman le reconnut comme «penseur et guide anti-impérialiste révolutionnaire» – et en Iran comme le «père spirituel de la révolution islamique». (Mishra, p. 64). Selon Pankaj Mishra, la longévité de l’influence d’al-Afghani, «se compare à celle de Marx». (Mishra, p. 64)
Mais qui connaît al-Afghani en Occident? Un homme dont on a dit que c’était surtout lui qu’il fallait comprendre, si l’on voulait comprendre l’islam et les musulmans ainsi que notre présent et notre avenir.

«Les puissances occidentales veulent faire disparaître notre pays»

La première citation déjà, montre la persistance des idées d’al-Afghani. On aurait tout à fait pu exprimer ces paroles au siècle dernier, notamment après le 11-Septembre, mais c’était en 1892. Dans un essai adressé au sultan ottoman, al-Afghani déclara la guerre à tout l’Occident: Ces puissances occidentales «ne font rien d’autre que d’essayer de faire disparaître notre pays sans laisser de trace. C’est l’idée de la Russie, l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, surtout s’ils reconnaissent notre faiblesse à résister à leurs projets. Si pourtant nous sommes soudés, si les musulmans sont unis, nous pourrons nuire ou servir et on se fera entendre.» (Mishra, p. 64)
 La biographie d’al-Afghani emmène l’homme occidental dans un voyage autour du monde assez particulier: c’est un voyage à travers le monde musulman et ses régions qui apparaissent seulement dans les manuels d’histoire occidentaux au moment où ils sont «découverts» et conquis.

Développement d’une stratégie anti-impérialiste

Al-Afghani, ayant grandi comme chiite en Perse, s’est rapidement procuré une origine afghane pour être reconnu dans le monde islamique comme étant sunnite, ce qui lui servit dans ses activités réformatrices. II aurait été aussi franc-maçon pendant une courte période en Egypte. Quoi qu’il en soit: selon Mishra, son désir primaire était le développement d’une stratégie anti-impérialiste. Il y travailla pendant ses années à Bombay et Calcutta alors sous domination britannique. En 1866, il se rendit en Afghanistan où il devint rapidement conseiller de l’Emir. A l’époque, les Afghans étaient des adversaires acharnés et victorieux des Britanniques et de leurs assauts contre le pays. Ce que al-Afghani écrivit en 1878 dans son histoire de l’Afghanistan sur les habitants semble encore aujourd’hui trouver son pareil si on considère les défaites des Soviets et plus récemment celle des Américains à Kaboul. «Leur noblesse de l’âme les incite à préférer une mort honorable plutôt qu’une vie humiliante sous domination étrangère.» (Mishra, p. 70)
Suite à la répression brutale de la révolte indienne de 1857 par les Britanniques, qui en attribuèrent la responsabilité aux musulmans pour mieux les massacrer ensuite, une haine sans bornes contre la «perfide Albion» grandit en al-Afghani. Il vit un des problèmes majeurs de l’asservissement de l’Asie dans les progrès de l’éducation et de la culture occidentales ainsi que le déclin simultané de celles-ci dans le monde musulman. Al-Afghani refusa la vision occidentale du progrès importé par les Britanniques en Inde et la réfuta comme étant une émanation de l’historiographie du vainqueur. Tout comme Jawaharlal Nehru qui caractérisa ultérieurement les chemins de fer de «bandes ferrées étouffant l’Inde pour en faire une prison.» (Mishra, p. 76) Cette métaphore fut également utilisée par le prix Nobel allemand de littérature, Gerhart Hauptmann, dans sa nouvelle intitulée «Bahnwärter Thiel» [Le garde-voie] dans laquelle la bande ferrée traversant la forêt de la Mark, entoure le protagoniste d’un tissu dans le but de le dominer.

«Adversaires paranoïdes de la modernisation …»

Al-Afghani se révolta contre cette bande ferrée. Où qu’il se trouvait et c’était le fil conducteur de sa vie, Mishra définit «sa méfiance soucieuse envers la puissance occidentale, et avant tout la puissance britannique, et celle de ses collaborateurs indigènes dans les pays musulmans». (Mishra, p. 76)
Même l’empire ottoman, l’empire musulman le plus puissant de son temps, où il se rendit en 1869, était devenu dépendant de l’Occident. Depuis le traité de libre-échange avec les Britanniques de 1838, Istanbul, la ville la plus importante du monde islamique de l’époque et le centre politique des Arabes et des Perses, était devenue une métropole multiculturelle fortement orientée vers l’Occident. Vers le milieu du siècle déjà, l’empire avait été transformé selon le modèle français par les soi-disant réformes de «Tanzimat» («régulations»). L’occidentalisation, menant à la décomposition des propres traditions et de la culture de la région, provoqua une large résistance qui dura jusqu’au moment, où le Sultan adhéra, en 1876, au panislamisme servant de rempart contre l’intrusion occidentale dans la propre culture. Al-Afghani ne vécut que deux ans à Istanbul. Puis, il dut émigrer, car il avait prôné que la Sharia du prophète Mohammed n’était pas inaltérable mais ouverte à la révision par les philosophes. «Mais les adversaires paranoïdes de la modernisation de la Turquie pensaient qu’al-Afghani s’approchait de l’apostasie et devait immédiatement être exécuté.» C’est ainsi que Mishra résume le conflit. (Mishra, p. 90)

Le monde musulman est-il mûr pour un Martin Luther appelé al-Afghani?

Sa prochaine étape était l’Egypte. Un pays qui, autour de 1840, devint l’exportateur principal de coton vers la France et la Grande-Bretagne et qui se modernisa rapidement. Il possédait des réseaux télégraphiques et un réseau de chemin de fer des décennies avant le Japon et la Chine. Le Caire devint le centre financier et culturel du monde arabe. Le vice-roi ottoman en Egypte, le Khédive Ismaïl, a fait reconstruire la ville d’après le modèle de Paris. Vers 1870, 200?000 Européens vivaient dans la ville, en 1869 le Canal du Suez fut inauguré. Ismail aurait dit: «Mon pays ne se trouve plus en Afrique, il se trouve en Europe.» (Mishra p. 95)
Hautement endetté auprès des banques européennes qui encourageaient sa prodigalité, le Khédive dut même accepter des ministres européens dans son cabinet. Le peuple et la classe moyenne émergeante commença à se révolter. Des impôts élevés et des produits bon marché en provenance des pays industrialisés européens détruisirent l’économie indigène. Dans cette situation, al-Afghani commença à inciter les masses appauvries à la révolte. D’autre part, il donna des cours de contenu hérétique pour les musulmans conservateurs: il était de plus en plus convaincu que le monde musulman était mûr pour une réformation, avec lui, al-Afghani dans le rôle de Luther.

Contre le fanatisme et la tyrannie politique en Asie

Fin 1879, lors d’une conférence à Alexandrie, il souleva entre autres la question pourquoi les peuples asiatiques avaient perdu tant de terrain par rapport à l’Occident. Il a décelé deux maux fondamentaux: le fanatisme et la tyrannie politique. Il n’y avait qu’une chose qui pouvait aider les musulmans, c’est-à-dire le «zèle», propre uniquement aux peuples «sachant que leur honneur est dans leur race, leur pouvoir dans leur communauté (umma) et leur gloire dans leur patrie». (Mishra, p. 106) Il suggéra la création d’un parti politique national et d’un système parlementaire qui se passerait d’étrangers. En outre, il exigea une langue nationale, une littérature nationale et une meilleure position juridique pour les femmes.
Suite à ses appels à la révolution et à ses appels bellicistes contre les étrangers, les Britanniques augmentèrent, avant même leur invasion de l’Egypte, la pression sur le Khédive qui, en été 1879, expulsa finalement al-Afghani du pays vers l’Inde.

Le changement de cap d’al-Afghani: pour le panislamisme et la «guerre sainte»

Dans son combat contre l’Occident, al-Afghani mit de nouveaux accents: il s’engagea dorénavant en faveur d’un nationalisme qui n’était plus ethnique ou profane mais religieux. En outre, il utilisa des termes tels «panislamisme» et «guerre sainte». C’étaient les conclusions qu’il avait tiré des expériences amères en Egypte qui, malgré sa modernité avait succombé à la pression britannique et était devenu, suite à son économie mondialisée, un Etat vassale subordonné.
Lorsqu’en 1882, al-Afghani termina son second séjour en Inde, il se déclara musulman orthodoxe et défenseur de l’islam contre l’ingérence de l’Occident. Selon Mishra, il n’était cependant pas devenu plus pieux. Mais il était persuadé que les attaques contre la religion minaient les bases morales de la société et affaiblissaient la cohérence sociale d’une communauté. Selon lui, cet affaiblissement avait précipité les musulmans dans une crise au niveau mondial.
Al-Afghani décida de miser de plus en plus sur le combat armé contre l’Occident. Les victoires des Mahdis légendaires au Soudan contre les Britanniques ont renforcé cette approche. Il s’est engagé pour un combat en commun des Hindous et des Musulmans indiens, pour ainsi dire un front commun dans la lutte contre les Britanniques.

D’abord un souverain panislamique fort, ensuite la réformation islamique

En 1883, al-Afghani alla à Paris, la Mecque des mécontents politiques de tous bords au XIXe siècle. Sponsorisé par un riche réformateur tunisien, il publia la première revue internationale pour Musulmans qui appelait au panislamisme, au retour à l’ancienne grandeur, puissance et notoriété de l’islam et à la libération de ses peuples de la domination étrangère. Cela lui valut l’attention des services secrets britanniques et français. Il commença à se vêtir différemment, s’est débarrassé des vêtements amples et du turban et s’est habillé d’un complet et d’un col blanc rigide avec cravate. En ce temps-là eut lieu un débat avec Ernest Renan, le premier grand débat public entre un intellectuel européen et un intellectuel musulman. De nouveau, al-Afghani mit en avant que l’Islam avait besoin d’une réforme, avec lui à la place de Luther. Mais jusqu’à ce qu’on y arrive, la communauté mondiale musulmane aurait besoin d’un souverain puissant, tel par exemple le Mahdi ou le Sultan d’Istanbul.

Qui dirige qui? Al-Afghani les Britanniques ou les Britanniques al-Afghani?

La tentative d’al-Afghani de persuader le gouvernement britannique à Londres de lutter ensemble contre la Russie, en appelant au Djihad contre les Russes, si les Britanniques libéraient l’Egypte, fut refusée par l’élite britannique. Un siècle plus tard, les Etats-Unis ont agi différemment lorsqu’ils ont, dans le combat contre les Soviétiques en Afghanistan, cherché la coopération des djihadistes. Deux déclarations de Mishra qui trouvent soit affirmation soit contradiction: en ce qui concerne la collaboration des Etats-Unis avec les guerriers musulmans, Zbigniev Brzezinski, ancien conseiller en sécurité de Jimmy Carter, l’a confirmé avec beaucoup de propre éloge.3 En ce qui concerne par contre les relations entre al-Afghani et les Britanniques, l’Américain Robert Dreyfuss évalue, dans son livre «Devils Game», le rôle d’al-Afghani tout différemment: selon lui – et cet ouvrage du «Jewish American» Dreyfuss a été rédigé dans un grand souci pour l’Etat d’Israël actuel – l’instrumentalisation de l’islam fondamentaliste par la politique extérieure américaine depuis la Seconde Guerre mondiale se place jusqu’à aujourd’hui parfaitement dans la tradition britannique. Selon Dreyfuss, les Britanniques auraient gagné al-Afghani pour créer un panislamisme de droite avec lequel on pourrait combattre la Russie. Dans son livre, l’auteur désigne al-Afghani d’athéiste et de franc-maçon et par là implicitement d’agent au service de l’Empire britannique. Son élève Mohammed Abduh aurait alors fondé les Frères musulmans et soutenu les Britanniques contre les nationalistes égyptiens. Alors, qui avait besoin de qui? Qui tirait réellement les ficelles? Qui était le dirigé? Ou bien les deux côtés étaient-ils des «dirigeants dirigés» ou des dirigés dirigeants? Peut-être, comme souvent dans l’histoire, les deux ont raison, Mishra et Dreyfuss?
Ces deux auteurs se retrouvent cependant dans l’idée qu’al-Afghani doit être désigné l’ancêtre intellectuel d’Oussama ben Laden.

Laisser les Britanniques et les Russes s’affronter pour libérer l’Asie?

En 1886, al-Afghani alla en Perse, où il passa plusieurs mois dans la ville portuaire de Buchehr pour discuter du panislamisme avec les membres de l’intelligence perse. Après une visite chez le Shah, celui-ci l’expulsa du pays, car il voyait en lui un élément perturbateur potentiel. Ensuite al-Afghani tenta en Russie de persuader le gouvernement russe d’agir contre l’influence britannique dans le monde musulman. Le plan d’al-Afghani était de déclencher une guerre russo-britannique qui conduirait à la libération de l’Inde mais également à l’élimination de toute présence européenne dans les pays musulmans. Mais le Tsar ne s’est ni abaissé à accepter un entretien, ni à réaliser un tel plan. Avec son intermède moscovite, Al-Afghani fit cependant grande impression sur le Shah qui l’invita à nouveau.

La Russie empêche que l’Iran soit bradé au Baron Reuter

Comment se positionna la Perse dans ce «Great Game» des grandes puissances Grande-Bretagne et Russie? Jusque dans les années 1880, la Perse s’était développée sans trop d’influences et d’abus occidentaux. Selon la critique mordante de deux diplomates japonais lors d’une visite d’Etat, le Shah se bornait à des retouches superficielles. La Russie et la Grande-Bretagne s’observaient avec méfiance suite à leurs intérêts dans la région. En 1872, la Russie empêcha que le Shah accorde un monopole pour la construction de mines, de barrages, d’usines, de routes et de chemins de fer au Baron britannique Reuter, le fondateur de l’agence de presse du même nom. Et Mishra de préciser: «Même Lord Curzon, un impérialiste invétéré, désigna cette vente [qui fut annulée plus tard, ts.] de remise en mains étrangères la plus complète de toutes les ressources d’un royaume, qui n’ait jamais été rêvée dans l’histoire voir réalisée.» (Mishra, p. 134)

Conseillers en économie, chacals, armée: trois étapes occidentales, hier … et aujourd’hui?

Al-Afghani avait vécu à plusieurs reprises dans d’autres régions musulmanes la façon dont des pays ont plongé dans la dépendance des puissances occidentales grâce aux fameuses trois étapes: la mise en dépendance économique et le remplacement rapide des marchands par des soldats – un scénario décrit pour le XXe siècle par l’auteur américain John Perkins dans son livre intitulé «Les confessions d’un assassin financier – Révélations sur la manipulation des économies du monde par les Etats-Unis». Dans la tradition de l’impérialisme classique, les Etats-Unis ont créé leur impérialisme du dollar, où l’on envoie d’abord un «assassin financier», c’est-à-dire un conseiller en économie bien habillé qui propose à des gouvernements étrangers d’énormes contrats pour les plonger dans la dépendance financière. Si l’objet visé n’est pas atteint, le gouvernement préférant prendre soin de son peuple, alors on aborde la deuxième phase en envoyant les «chacals», des membres des services secrets avec permis de tuer. Si cela reste également sans résultats on passe à la troisième phase, l’envoi de troupes militaires. Une démarche, dénoncée par Perkins – sans qu’on connaisse ses véritables motifs – avec des exemples qui ne sont pas des inventions du XXe siècle, comme le décrit Mishra dans son livre.

«Comment comprendre ce qu’est une banque?»

Pour en revenir à l’Iran du XIXe siècle: Al-Afghani mit en garde ses compatriotes de ne pas céder le pays: «Avant de tomber dans l’esclavage des étrangers, comme c’est le cas des populations de l’Inde, il faut trouver un antidote.» (Mishra, p. 135). Il fut largement conforté dans sa certitude que l’islam se prêtait parfaitement à la mise en place de la démocratie et de l’Etat de droit. Mais il ne trouva pas grâce auprès du Shah qui l’expulsa du pays. Lorsque en 1891 ce même Shah remit à un marchand britannique le monopole de l’achat, de la vente et de l’exportation du tabac, des sociétés secrètes, fondées par Al-Afghani à Téhéran, s’y opposèrent. Les protestations de masse de 1891 furent fort bien coordonnées, grâce aussi au télégraphe mis en place par les Britanniques comme liaison avec l’Inde …
Par écrit, il appela les prêtres chiites à résister en donnant des explications: «Comment comprendre ce qu’est une banque? Cela signifie remettre les rênes dans les mains des ennemis de l’islam, l’esclavage du peuple par l’ennemi, renoncer à tout pouvoir et à toute autorité au profit de l’ennemi.» (Mishra p. 136). Les critiques de la Banque mondiale et du FMI ne peuvent qu’approuver.

Les souvenirs d’enfance de Mossadegh – pas de quoi triompher pour l’Occident

Les actions d’al-Afghani furent couronnées de succès: sur la base d’une Fatwa, décidée par le dirigeant chiite instruit par lui, le shah se vit contraint d’annuler la concession de tabac accordée au marchand britannique. Ce fut un pas historique: un enfant âgé de neuf ans développa suite à ces développements «sa méfiance lourde en conséquences envers les activités étrangères dans le pays». Il s’agissait de Mohammed Mossadegh, futur Premier ministre de Perse, éliminé suite à un coup d’Etat en 1953 par la CIA et le MI6. De tels faits relatés dans le livre de Mishra font de la lecture un vrai délice et permettent de mieux comprendre la situation actuelle.
Al-Afghani, séjournant entretemps à Londres, tenta d’agir contre le Shah et, de surcroît, de faire comprendre aux Britanniques qu’ils étaient dans l’erreur. «Si curieux que cela paraisse, il n’en est pas moins vrai que le Shah renforce la tyrannie sur son peuple après chaque visite en Europe. Il semble que cela soit dû à son accueil (…) en Europe. Ainsi, les masses persanes attribuaient leurs souffrances aux influences européennes, et leur aversion envers les Européens se renforçait au moment même où il aurait pu y avoir une entente. (Mishra, p. 137). Même si ces informations ne datent pas des années 60 ou 70 du XXe siècle, elles leur ressemblent fortement.

Le monopole de l’information de Mister Reuters et la désinformation moderne

Les faits suivants sont fort intéressants concernant le rôle des médias: al-Afghani se plaignit des informations unilatérales venant de Perse, présentant les protestataires comme des religieux fanatiques, alors que ces derniers ne voulaient rien d’autre qu’une législation et des réformes, et s’opposer à l’absolutisme du dirigeant – activités qui auraient dû plaire à la Grande-Bretagne si fière de son système parlementaire. Mais qui possédait le monopole de l’information? L’entreprise d’un homme qui détenait, au travers d’autres firmes, des droits de prospection et des licences bancaires en Iran: un certain Mister Reuter dont l’agence portait le même nom. Malheureusement, Mishra renonce à présenter la situation actuelle du monde de l’information – peut-être parce que la comparaison est si évidente … A moins qu’on n’en soit pas encore bien avancé dans l’éducation critique face aux médias dans nos écoles? Prend-on vraiment en compte le fait que 80% des informations viennent d’une seule et même source, selon une étude du professeur Russ-Mohl publiée dans la «Neue Zürcher Zeitung»?4 Ou la remarque de responsables de la télévision que nous ne pouvons pas nous fier à ce que nous voyons? Que le monde télévisuel s’éloigne de plus en plus de la réalité? Que les producteurs télévisuels sont en train de désinformer sciemment et systématiquement le public? Que la vérité est la première victime des conflits?5,6

Un Luther islamique, un franc-maçon, un ami des Britanniques ou un de leurs ennemis?

Revenons à al-Afghani et à ses activités à Londres, le centre de cet empire qu’il combattait. Dans les articles diffusés par la presse britannique, il demandait aussi le retrait des Britanniques hors de l’Inde et de l’Egypte, afin de diminuer l’hostilité des musulmans. Un fait étonnant que Mishra aurait pu évoquer: même si les Britanniques commirent des atrocités dans leurs colonies, dans leur propre pays ils respectaient la liberté d’expression, même celle de ce qui à leurs yeux était un agitateur dangereux. Alors que le Shah demandait de réduire au silence le critique, le gouvernement britannique répondit qu’il ne pouvait rien entreprendre de tel. Mishra ne se prononce pas sur la question de savoir à quel point les Britanniques espéraient pouvoir tirer profit des idées d’al-Afghani à un moment ou un autre. Mais des affirmations comme les suivantes montrent, que malgré les critiques, on pouvait le considérer comme un lien à garder – ou même comme agent, comme le subodore Robert Dreyfuss dans «Devil’s game». C’est ainsi qu’al-Afghani exprima, dans une interview accordée à la Pall Mall Gazette en décembre 1891, sa conviction que les Perses étaient parmi les Asiatiques les plus ouverts aux réformes et que lui, al-Afghani, pouvait jouer le rôle de catalyseur de cette transformation: «Le réel esprit du coran correspond entièrement aux libertés modernes. (…) Un musulman cultivé, connaissant les principes libéraux de l’Europe, peut les transmettre facilement à son peuple au travers de l’autorité du coran, sans pour autant connaître les difficultés que Luther a lui connu» (Mishra, p. 138) Al-Afghani, un transformateur entre deux mondes? Un Luther islamique? Mais en même temps un franc-maçon? Un ennemi des Britanniques ou leur agent?

Contre l’impérialisme occidental, mais pas contre les valeurs chrétiennes

En 1892, al-Afghani déménagea à Istanbul, où le sultan lui accorda une rente à vie. Ce dernier espérait ainsi le gagner comme propagandiste d’un califat ottoman et du même coup le tenir sous son contrôle. Appuyé sur un système de pouvoir brutal, fasciné par le développement du Japon face aux puissances occidentales, le sultan attira à sa cour des personnages importants de l’Inde et de la Syrie, mais il lui fallait aussi des penseurs comme al-Afghani. Ce dernier rassembla des disciples d’origines diverses et continua de propager l’idée du panislamisme, rejetant non seulement le schisme entre les sunnites et les shiites, mais aussi une imitation de l’Occident, tout en sachant établir une différence: pour l’Occident il se contentait de refuser l’impérialisme, mais pas les valeurs chrétiennes. Le coran était, selon lui, parfaitement compatible avec la science moderne, la politique et l’économie et il fallait accepter l’idée de réformes constitutionnelles. Sous surveillance et accusé de ne pas être un vrai musulman, il tenta en 1895 d’obtenir un passeport britannique pour fuir. Mais les Britanniques refusèrent d’aider leur ancien ennemi.
Quand en 1896 un de ses élèves assassina le Shah de Perse, al-Afghani fut arrêté à Istanbul à la demande du gouvernement perse. Il échappa à une détention de plusieurs années, voire à une extradition, déniant toute complicité dans ce complot d’assassinat, suite à un cancer qui l’emporta en 1897, cancer dû à sa très forte consommation de tabac.

Remplacer l’arbitraire par le droit et le fanatisme par la tolérance

Pendant un demi-siècle, ses réflexions sont tombées dans l’oubli jusqu’à ce qu’il ait été redécouvert par de jeunes musulmans politisés qui voulaient remettre en valeur son vers préféré du Coran: «Allah ne modifie pas son comportement envers un peuple, avant que celui-ci ne change les pensées de son âme.» (Mishra p. 145). Ou bien, selon les propres termes d’al-Afghani juste avant sa mort: «Je lutte et lutte encore pour un mouvement de réformes dans l’Orient délabré pour remplacer l’arbitraire par le droit, la tyrannie par la justice et le fanatisme par la tolérance.» (Mishra, p. 144s.)

Conséquent uniquement dans son anti-impérialisme?

Al-Afghani repose aujourd’hui dans un mausolée sur le terrain de l’Université de Kaboul en Afghanistan. La restauration de son tombeau au cours de la première décennie du XXIe siècle alla de pair avec l’instrumentalisation du «révolutionnaire qui inspira les musulmans de l’Egypte à l’Inde». (Robert Finn, ambassadeur américain en octobre 2002). Les Etats-Unis voulaient voir en lui après le 11-Septembre le musulman libéral et modéré longtemps recherché. Selon Mishra, rien de plus faux. Il était un homme qui développa ses idées au pied levé et n’était conséquent que dans son anti-impérialisme. Il aurait reconnu que les musulmans ne pouvaient faire face à la supériorité de l’Occident qu’en s’appropriant la science, la formation et la force militaire. Les fruits de son action sont actuellement visibles, selon Mishra, dans le printemps arabe. Il a posé la base pour que les musulmans puissent devenir non plus des objets mais les acteurs de l’histoire, fidèles au vers du Coran cité plus haut, selon lequel un peuple doit d’abord changer «les pensées de son âme» avant qu’Allah s’occupe de lui.
Selon Mishra, Al-Afghani doit être considéré comme le précurseur de Muhammad Iqbals en Inde, de Sayyid Qutbs en Egypte et, on lit bien, de Oussama ben Laden en Arabie saoudite – une analyse que l’ambassadeur américain Robert Finn ne partage guère et même rejette car il devrait autrement retirer le don américain pour le mausolée d’al-Afghani. Celui qui combat un homme en tant que pire terroriste peut-il en même temps honorer  son père spirituel? Ou faut-il y voir le jeu du diable décrit par Dreyfuss dans «Devil’s Game»?

Les salafistes: les fils d’al-Afghani pour un renouvellement selon le modèle japonais?

Dans de nombreux pays, al-Afghani est considéré comme le fondateur de l’islam politique moderne. Et ceci avec Mohammed Abduh, son élève principal et les élèves de celui-ci. Le nationaliste en matière de culture et poète turc, Ziya Gökalp formule ainsi la conviction fondamentale d’al-Afghani selon laquelle l’islam forme le fondement pour une solidarité antioccidentale: «Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants notre armée.» (Mishra, p. 150)
Mais le salafisme appartient également à l’héritage mixte d’al-Afghani. Le mouvement s’oriente aux ancêtres orthodoxes de l’islam (Salaf) et est en soi multiforme. Rashid Rida en tant que figure de proue du salafisme a eu recours aux idées conservatrices panislamistes d’al-Afghani et inspira le mouvement des Frères musulmans, fondé en 1928, ainsi que d’autres mouvements semblables dans toute l’Asie et également en Afrique. Les salafistes utilisaient dans leurs activités contre les puissances européennes et leurs soutiens indigènes les moyens occidentaux telles la presse et les organisations politiques. L’islam était pour eux le moteur du changement et ceci au niveau social, économique et politique. En 1930, Rida mettait en garde contre la voie de la Turquie et de l’Egypte et proposa un renouvellement selon le modèle du Japon. Une fois de plus, on salue les effets à distance de Tshushima!

Les textes de l’Ayatollah Khomeiny: ton original d’al-Afghani?

Les salafistes furent poursuivis dans leurs pays par des despotes orientés vers l’Occident. En Afghanistan, leur approche – incarné par la personne d’Ayman al-Zawahiri, un conspirateur ayant participé à l’assassinat du président égyptien Anwar Sadat – se mélangea à l’islam wahhabite provenant de l’Arabie, incarné par Oussama ben Laden. Etant donné que les réfugiés islamistes rassemblés en Afghanistan s’inspirèrent de l’anti-impérialisme internationaliste d’al-Afghani et appelèrent à un Djihad profane, dirigé avant tout contre les protecteurs occidentaux des divers régimes islamiques, l’hommage de l’ambassadeur américain à al-Afghani, décrit ci-dessus, paraît encore plus grotesque.
Les textes de l’Ayatollah Khomeiny, cités par Mishra, pourraient tout à fait provenir d’al-Afghani, quand on y lit: «Le colonialisme a divisé notre patrie et transformé les musulmans en peuples séparés. (…) Notre unique possibilité de créer à nouveau un Etat musulman uni est de les libérer de la main des colonisateurs et de renverser les gouvernements marionnettes du colonialisme.» (Mishra, p. 151).

S’éloigner des élites pour se rapprocher du peuple

Toutefois, à la différence de Khomeiny et ben Laden, al-Afghani ne misait pas sur la violence mais sur la conversion des souverains. Le fait de ne pas avoir été entendu par cette élite, l’a aigri vers la fin de sa vie. Ainsi, il dit à un journaliste allemand à Istanbul: «L’ensemble du monde oriental est dans un état de décomposition totale et incapable d’entendre la vérité et de la suivre, si bien que je souhaite un déluge ou un tremblement de terre, qui l’avale et l’enterre.» (Mishra p. 152). Tard, trop tard, il reconnut et regretta d’avoir répandu ses idées sur «sel et sol infructueux» (Mishra, p. 153) des élites: «Je regrette de ne pas avoir semé la semence de mes idées dans le sol réceptif de la pensée des hommes.» (Mishra, p. 153).
Ainsi, à la fin de sa vie, al-Afghani abandonna l’idée qu’un despote éclairé pourrait créer le changement – comme le soutenait aussi des penseurs occidentaux à l’instar de Friedrich Schiller. A l’encontre de Schiller qui détestait la révolution suite aux excès sanglants des Jacobins en France et qui rendit même son droit de cité honoris causa, al-Afghani misa tout sur les révolutions radicales portées par le peuple, révolutions qui devaient détruire aussi bien la base que la superstructure de l’oppression, selon la diction à résonnance marxiste de Pankaj Mishra.

Les fondements du despotisme sont-ils restés intacts?

Il faut détruire les fondements du despotisme, il ne suffit pas d’en expulser leurs représentants, autrement rien ne change: c’est exactement là – et c’est la conclusion du chapitre sur al-Afghani et l’islam politique – que Mishra voit le problème du printemps arabe: Qu’a-t-on atteint «si en réalité les fondements du despotisme sont restés intacts?» (Mishra, p. 153)
Pankaj Mishra, lauréat du «Prix du Salon du livre de Leipzig pour l’entente européenne», honore l’œuvre de la vie d’al-Afghani avec cette phrase finale, que l’on doit, certainement aussi dans le sens du jury de Leipzig, laisser résonner longtemps: «La dimension énorme de la tâche qu’al-Afghani s’est donnée est illustrée par le fait que les problèmes inquiétants qu’il tenta de résoudre sont toujours aussi persistants que jadis et que leurs ramifications ne se trouvent pas uniquement dans les pays musulmans qu’il a visité, mais également dans le reste du monde.» (Mishra, p. 153)    •

1    New York Magazine: The NYPD Division of
Un-American Activities. By Matt Apuzzo and Adam Goldman. www.nymag.com/news/features/nypd-demographics-unit-2013-9/
2    Kishore Mahbubani. Die Rückkehr Asiens –
das Ende der westlichen Dominanz. Berlin 2008. ISBN 978-354907351-3. p. 16s.
Version française: Kishore Mahbubani. Le Défi asiatique. Fayard 2008. ISBN 978-2213637525.
3    Interview de Zbigniew Brzezinski, in: Le Nouvel Observateur du 15/1/1998: «Brzezinski: Oui, la CIA est entrée en Afghanistan avant les Russes.»
4    Stephan Russ-Mohl. Wer hat die Fäden in der Hand? Zur Machtbalance zwischen PR und Journalismus. Neue Zürcher Zeitung n° 251
du 27/10/2000, p. 81
5    Bernd Dost (Regie). Hat Kohl Madonna geküsst? Wie man mit Bildern manipulieren kann. Deutschland 1996. ISBN 978-3-939356-06-6.
Dans cet ouvrage on trouve des affirmations de Fritz Pleitgen, ancien directeur administrateur
de la radio/TV allemande WDR.
6    Gordana Mijuk, Klaus-Helge Donath. Krieg der Lügen. NZZ am Sonntag du 27/04/14, p. 22s.

Bibliographie
Pankaj Mishra. Aus den Ruinen des Empires. Die Revolte gegen den Westen und der Wiederaufstieg Asiens. Frankfurt a.M. 2013. ISBN 978-3-10-048838-1.

John Perkins. Les confessions d’un assassin financier. Révélations sur la manipulation du monde par les Etats-Unis. alTERRE 2005. ISBN 978-357050066-8.

Cf. aussi divers films avec et sur John Perkins:
p. ex. ORF2, 14/05/10: «Im Dienste der Wirtschaftsmafia – ein Geheimagent packt aus». Titre original: «Apology of an Economic Hit Man».

Il y a également divers films sur youtube:
p. ex. www.youtube.com/watch?v=WdPMSMTBf-Q 

Robert Dreyfuss. Devil’s Game – How the United States Helped Unleash Fundamentalist Islam.

Henry Holt and Co. (Metropolitan Books), American Empire Project Series. 2005, ISBN 978-0805-081374.