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Horizons et debats  >  archives  >  2012  >  N°7, 20 février 2012  >  Israël va-t-il attaquer l’Iran? [Imprimer]

Israël va-t-il attaquer l’Iran?

par Ronen Bergman,* paru dans «The New York Times» du 25 janvier 2012

Le 13 janvier, le soir du sabbat, Ehud Barak traversa le vaste living de son appartement plongeant sur une rue du nord de Tel-Aviv. Aux murs, des milliers d’ouvrages sur des sujets allant de la philosophie et de la poésie à la stratégie militaire. Barak, ministre israélien de la Défense est le militaire le plus décoré de l’histoire du pays et l’un de ses politiques les plus expérimentés et les plus controversés. Il a été chef de l’Etat-major des forces israéliennes (Israel Defence Force, IDF), ministre de l’Intérieur, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre. Aujourd’hui, avec le Premier ministre Netanyahu et 12 autres membres du cabinet du ministère de la sécurité intérieure, il doit prendre la décision la plus importante de sa vie: faut-il lancer une attaque préventive contre l’Iran? Nous l’avons rencontré à la fin de l’après-midi et notre entretien – le premier d’une série qui a eu lieu la semaine suivante – a duré deux heures et demie et a pris fin bien après la tombée de la nuit. «Il ne s’agit pas d’un concept abstrait, dit-il en observant les lumières de la ville, mais d’une réelle inquiétude. L’Iran est, après tout, une nation dont les chefs se sont fixé pour objectif stratégique de rayer Israël de la carte.»
Lorsque j’ai mentionné à Barak l’opinion exprimée par l’ancien chef du Mossad Meir Dagan et l’ancien chef d’état-major Gabi Ashkenazi, c’est-à-dire que la menace iranienne n’était pas aussi imminente que lui-même et Netanyahu l’avaient laissé entendre et qu’une attaque militaire serait catastrophique (et que lui, Barak, et Netanyahu cherchaient cyniquement à marquer des points populistes aux dépens de la sécurité nationale), il s’est emporté, ce qui ne lui ressemble pas. Il m’a dit que lui et Netanyahu étaient responsables «d’une manière directe et concrète de l’existence de l’Etat d’Israël, en fait de l’avenir du peuple juif». Quand je lui ai dit que les militaires haut gradés avec lesquels j’avais parlé estimaient qu’une attaque de l’Iran était ou inutile ou inefficace à ce stade, il a rétorqué ceci: «Il est bon que des opinions diverses puissent s’exprimer, mais au bout du compte, quand le commandement militaire lève les yeux, c’est nous, le ministre de la Défense et le Premier ministre, qu’il voit. Quand nous-mêmes levons les yeux, nous ne voyons que le ciel.»
Barak et Netanyahu ont tous les deux insisté plusieurs fois sur le fait qu’aucune décision n’avait encore été prise et qu’aucune date limite pour le faire n’avait été fixée. Pourtant au cours de notre entretien, Barak a évoqué trois catégories de questions: «capacité d’action d’Israël», «légitimité internationale» et «nécessité», toutes les trois nécessitant des réponses affirmatives avant que l’on prenne la décision d’attaquer l’Iran.
1.    Israël est-il capable de causer des dommages importants aux sites nucléaires iraniens et de retarder sérieusement le programme nucléaire?
2.    Israël est-il soutenu ouvertement ou tacitement, en particulier par les Etats-Unis, dans son projet d’attaquer l’Iran?
3.    Tous les autres moyens d’endiguer la menace nucléaire iranienne ont-ils été épuisés, cela incitant Israël à recourir à la dernière option? S’il en est ainsi, est-ce la dernière occasion d’attaquer?
Pour la première fois depuis l’apparition de la menace nucléaire iranienne au milieu des années 1990 au moins, certains des leaders politiques israéliens les plus puissants pensent que la réponse à ces trois questions est oui.
A plusieurs reprises, au cours de notre entretien, Barak a souligné le fait que si Israël ou le reste du monde attendent trop longtemps, le moment va arriver – au cours de cette année – au-delà duquel il ne sera plus possible d’agir. «Il ne sera plus possible d’utiliser un moyen chirurgical pour entraîner un retard important, pas pour nous, pas pour l’Europe, pas pour les Etats-Unis. Après, la question restera très importante mais elle sera purement théorique et ne sera plus l’affaire des hommes d’Etat et des décideurs mais de vous les journalistes et des historiens.»
Moshe Ya’alon, vice-Premier ministre d’Israël et ministre des affaires stratégiques, est le troisième du trio favorable à une attitude très agressive à l’égard de l’Iran. Lorsque je lui ai parlé l’après-midi du 18 janvier, le jour même où Barak a déclaré publiquement que toute décision de mener une attaque préventive était «très éloignée», Ya’alon, tout en répétant qu’une attaque était la dernière option, a insisté sur la détermination d’Israël: «De toute façon, notre politique est de stopper le programme nucléaire iranien. Dans quelques mois, les Iraniens posséderont l’arme nucléaire. Ce n’est pas à Israël de mener le combat contre l’Iran. C’est la communauté internationale qui doit affronter le régime, mais Israël doit être prêt à se défendre. Et nous y sommes préparés, de n’importe quelle manière et partout où nous le jugerons bon.»
Il y a des années, les services de renseignements israéliens et américains supposaient que si l’Iran devenait capable de construire une bombe, cela résulterait de ses relations avec la Russie qui construisait un réacteur nucléaire pour l’Iran sur le site de Buchehr et avait aidé les Iraniens à développer leur programme de missiles. Au cours des années 1990, Israël et les Etats-Unis ont consacré d’énormes moyens pour affaiblir les liens nucléaires entre la Russie et l’Iran et ont exercé de très fortes pressions sur la Russie pour qu’elle mette fin à ces relations. Finalement, les Russes ont fait comprendre qu’ils feraient tout ce qui était en leur pouvoir pour ralentir la construction du réacteur iranien et ont assuré Israël que même si elle était achevée (et elle l’a été plus tard), il ne serait pas possible d’y produire l’uranium ou le plutonium raffiné nécessité par les armes nucléaires.
Mais la Russie n’était pas le seul lien nucléaire de l’Iran. Robert Einhorn, actuellement conseiller spécial pour la non prolifération et le contrôle des armes nucléaires au Département d’Etat américain, m’a dit en 2003: «Les deux pays se sont donné énormément de mal, de manière officielle ou secrète, pour savoir ce que la Russie fournissait à l’Iran et pour tenter d’empêcher cette fourniture. Nous étions persuadés que c’était la principale voie suivie par l’Iran pour s’assurer la possession de l’arme apocalyptique. Mais ce n’est que tardivement qu’il est apparu que si l’Iran atteignait un jour son objectif, ce ne serait pas du tout par la voie russe. Elle utilisait une autre voie, une voie secrète, qui nous était cachée.»
Cette voie secrète, c’étaient les relations clandestines avec le réseau d’Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise. La collaboration entre les services secrets américains, britanniques et israéliens conduisit à la découverte, en 2002, d’une usine d’enrichissement d’uranium construite avec l’aide de Khan à Natanz, à quelque 320 kilomètres au sud de Téhéran. Une fois vérifiée, cette information déclencha une vive réaction chez les militaires et les membres des services secrets israéliens et certains exigèrent que l’on bombarde le site immédiatement. Mais le Premier ministre Ariel Sharon s’opposa à une attaque. Au lieu de cela, l’information concernant le site fut divulguée au Conseil national de la Résistance, mouvement iranien dissident, qui annonça que l’Iran construisait une installation de centrifugeuses à Natanz. Cela entraîna la visite du site par une équipe d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique qui fut surprise de constater que l’Iran était en passe d’achever le cycle du combustible nucléaire, c’est-à-dire la série de processus d’enrichissement d’uranium qui constitue un stade critique de la production d’une bombe.
En dépit de la découverte du site de Natanz et des sanctions internationales qui suivirent, les services de renseignements israéliens firent savoir, au début de 2004, que le programme nucléaire iranien avançait. Sharon chargea Meir Dagan, alors chef du Mossad, d’y mettre un terme. Ces deux hommes se connaissaient depuis les années 1970 lorsque Sharon était le général responsable du commandement des Forces israéliennes dans le sud et Dagan un jeune officier qu’il mit à la tête d’une unité ultrasecrète ayant pour objectif d’assassiner systématiquement les miliciens de l’Organisation de libération de la Palestine dans la bande de Gaza. A l’époque, Sharon déclarait: «La spécialité de Dagan est de couper la tête aux Arabes.»
Sharon octroya au Mossad des moyens financiers et des pouvoirs quasi illimités pour «empêcher la bombe iranienne». Un ancien officier supérieur du Mossad qui a pris sa retraite récemment m’a confié: «Il n’y a pas une opération, pas un projet qui n’ait pas pu être réalisé par manque d’argent.»
Lors d’un certain nombre de rencontres secrètes avec des fonctionnaires américains, Dagan a exposé en détail une «stratégie des cinq fronts» faite de pressions politiques, de mesures secrètes, de lutte contre la prolifération nucléaire, de sanctions et de changement de régime. Dans un télégramme secret envoyé aux Etats-Unis en août 2007, il insista sur le fait que «les Etats-Unis, Israël et les pays ayant la même vision des choses devaient poursuivre la lutte simultanément sur les cinq fronts. Certaines mesures portent leurs fruits maintenant et d’autres (et il insista sur les efforts visant à encourager la résistance ethnique en Iran) le feront en temps voulu, surtout si on leur accorde plus d’attention.»
A partir de 2005, différents secteurs des services secrets ainsi que le Trésor américain, collaborant avec le Mossad, initièrent une campagne mondiale visant à localiser et à saper les fondements financiers du programme nucléaire iranien. Le Mossad fournit aux Américains des informations sur des sociétés iraniennes qui servaient de couverture pour les achats nucléaires du pays et sur les institutions qui aidaient à financer les organisations terroristes ainsi que sur un front bancaire créé par l’Iran et la Syrie pour traiter toutes ces activités. Ensuite, les Américains essayèrent de persuader plusieurs grandes sociétés et des gouvernements européens – en particulier la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne – de cesser de coopérer avec les établissements financiers iraniens et le mois dernier, le Sénat américain a approuvé les sanctions contre la Banque centrale iranienne.
En plus de ces mesures et des efforts visant à perturber la fourniture de matériels nucléaires à l’Iran, le programme nucléaire iranien a subi, depuis 2005, une série d’incidents et de catastrophes que les Iraniens attribuent aux services de renseignements occidentaux, en particulier au Mossad. Selon les médias iraniens, deux transformateurs ont sauté et 50 centrifugeuses ont été détruites lors du premier essai d’enrichissement d’uranium à Natanz en avril 2006. Un porte-parole du Conseil iranien de l’énergie nucléaire a déclaré que les matières premières avaient été «frelatées». Entre janvier 2006 et juillet 2007, trois avions appartenant aux Gardiens de la Révolution se sont écrasés dans des circonstances mystérieuses. Selon certains rapports, les appareils ont tout simplement «cessé de fonctionner». Les Iraniens ont suspecté le Mossad, comme ils l’ont fait lorsqu’ils ont découvert que deux virus destructeurs s’étaient introduits dans le système informatique du programme nucléaire et avaient causé d’importants dommages, bousillant un grand nombre de centrifugeuses.
En janvier 2007, plusieurs unités d’isolation des systèmes d’assemblage des centrifugeuses qui avaient été achetées par un intermédiaire sur le marché noir d’Europe de l’Est se sont révélées défectueuses et inutilisables. L’Iran en a conclu que les vendeurs étaient des sociétés bidons créées pour équiper les installations iraniennes en pièces défectueuses.
De toutes les opérations secrètes, les plus controversées sont les assassinats de scientifiques travaillant sur le programme nucléaire. En janvier 2007, Ardeshir Husseinpour, scientifique nucléaire de 44 ans, travaillant à l’usine d’enrichissement d’uranium d’Isfahan, est mort dans des circonstances mystérieuses. L’annonce officielle de sa mort précisait qu’il avait été «asphyxié par une fuite de gaz» mais les services de renseignements iraniens sont persuadés qu’il a été assassiné par Israël.
Massoud Ali Monammadi, physicien des particules, a été tué en janvier 2010 lorsqu’une motocyclette piégée garée tout près a explosé au moment où il montait dans sa voiture. (Pour certains, il n’a pas été assassiné par le Mossad mais par des agents iraniens en raison de son soutien supposé au chef de l’opposition Mir Hussein Moussavi.) Le 29 novembre de la même année, une chasse à l’homme a eu lieu dans les rues de Téhéran: deux motocyclistes venaient de faire exploser les voitures de deux responsables importants du programme nucléaire iranien, Majid Shahriari et Fereydoun Abbasi-Davani. Les deux motocyclistes avaient collé une mine-ventouse, une bombe magnétique sur les deux voitures avant de filer. Shahriari a été tué par l’explosion dans sa Peugeot 405 mais Abbasi-Davani et sa femme ont réussi à sortir de leur voiture avant qu’elle n’explose. A la suite de cette tentative d’assassinat, le président Mahmoud Ahmadinejad a nommé Abbasi-Davani vice-président d’Iran et chef de l’Agence nucléaire du pays. Aujourd’hui, il est très protégé où qu’il se rende, tout comme le directeur scientifique responsable du programme nucléaire Mohsin Fakhri-Zadeh dont les cours à l’Université de Téhéran ont été interrompus par mesure de précaution.
En juillet dernier, un motocycliste s’est attaqué à Darioush Rezaei Nejad, physicien nucléaire et chercheur à l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran alors qu’il se trouvait dans sa voiture devant chez lui. Le motocycliste a sorti un pistolet, a tiré sur lui à travers la vitre de sa voiture et l’a tué.
Quatre mois plus tard, en novembre, une violente explosion s’est produite sur une base des Gardiens de la Révolution à quelque 50 kilomètres à l’ouest de Téhéran. Le nuage de fumée était visible depuis la capitale où les résidents ont pu ressentir la secousse et entendre leurs fenêtres trembler. Des photos satellites ont montré que presque toute la base avait été détruite. Le général de brigade Hassan Moghaddam, chef du département du développement des missiles des Gardiens de la Révolution a été tué, de même que 16 de ses collaborateurs. L’ayatollah Ali Khameini, chef spirituel d’Iran, a assisté à ses funérailles et rendu visite à sa veuve à qui il a déclaré que Moghaddam était un martyr.
Le 11 janvier de cette année, deux ans après l’assassinat de son collègue et ami Massoud Ali Mohammadi, directeur adjoint de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, Mostafa Ahmadi-Roshan quittait son domicile pour se rendre dans un laboratoire du centre de Téhéran. Deux motocyclistes se sont approchés de sa voiture et y ont collé une mine-ventouse qui l’a tué sur le coup. Quelques mois auparavant, une photo de lui accompagnant Ahmadinejad lors d’une visite d’installations nucléaires avait paru dans les journaux du monde entier.
Les Israéliens ne sont pas autorisés à pénétrer en Iran. Aussi les responsables iraniens pensent-ils que l’Etat hébreux a dépensé beaucoup d’argent pour recruter des Iraniens qui voyagent à l’étranger pour affaires et en faire des agents. Certains ont été recrutés par des gens qui opéraient «sous fausse bannière», c’est-à-dire qui prétendaient avoir une autre nationalité, de façon à ce que les agents ignorent qu’ils étaient payés par l’«ennemi sioniste» (c’est ainsi qu’on appelle Israël en Iran). Dans la mesure du possible, le Mossad préfère réaliser ses opérations violentes sur la base du principe «bleu et blanc», par référence aux couleurs du drapeau israélien, ce qui signifie qu’elles sont menées uniquement par des membres israéliens réguliers du Mossad et non par des assassins recrutés dans le pays visé. Cependant l’unité de sabotages et d’assassinats du Mossad, connue sous le nom de Caesarea ne peut pas opérer en Iran, si bien que les assassins doivent venir d’ailleurs. Les services secrets iraniens pensent qu’au cours des sept dernières années, le Mossad a financé et armé deux groupes d’opposition iraniens, le Muhjahedin Khalq (MEK) et le Jundallah, et créé une base avancée au Kurdistan pour mobiliser la minorité kurde en Iran, de même que d’autres minorités, et qu’il entraîne certaines d’entre elles sur une base secrète près de Tel-Aviv.
Officiellement, Israël n’a jamais reconnu d’implication dans ces assassinats et après que la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton se soit prononcée contre l’assassinat d’Armadi-Roshan en janvier dernier, le président Shimon Peres a déclaré qu’il n’avait pas connaissance d’une implication d’Israël. Les Iraniens on juré de venger ce crime et le 13 janvier, tandis que je m’entretenais avec Ehoud Barak chez lui à Tel-Aviv, les services secrets du pays menaient une opération urgente destinée à contrer une attaque commune de l’Iran et du Hezbollah contre des cibles israéliennes et juives de Bangkok. Les forces thaïlandaises locales ont fait savoir qu’elles opéraient selon des informations fournies par le Mossad et avaient fait une descente dans une cachette du Hezbollah à Bangkok et arrêté plus tard un membre de la cellule terroriste alors qu’il essayait de fuir le pays. Le prisonnier aurait avoué que lui et les autres membres de la cellule avaient l’intention de faire sauter l’ambassade d’Israël et une synagogue.
Meir Dagan, sans s’attribuer le mérite des assassinats, a loué les attaques de scientifiques iraniens attribuées au Mossad. Selon lui, «l’élimination de cerveaux importants» du programme nucléaire avait provoqué ce que le Mossad appelle une «défection blanche», c’est-à-dire que les scientifiques iraniens ont tellement peur que certains ont demandé d’être affectés à des programmes civils. Le 11 janvier dernier, quelques heures seulement après que la nouvelle de l’assassinat d’Ahmadi-Roshan soit parvenue de Téhéran, un ancien haut responsable du Mossad m’a dit, lors d’un petit déjeuner: «Il ne fait pas de doute que pour un scientifique, travailler à un programme nucléaire prestigieux généreusement financé par l’Etat offre des avantages tels que le prestige, l’avancement, des budgets de recherches et des salaires élevés. D’un autre côté, quand un scientifique qui n’a pas reçu un entraînement de soldat et qui n’a pas l’habitude d’être exposé à des menaces mortelles, qui a une femme et des enfants, voit ses collègues liquidés les uns après les autres, il commence vraiment à craindre le jour où un motocycliste va frapper à la vitre de sa voiture.»
Tandis que nous parlions, un homme s’est approché et, m’ayant reconnu comme un journaliste écrivant sur ces questions, s’est excusé puis m’a demandé quand la guerre allait éclater, quand les Iraniens allaient les bombarder. Le responsable du Mossad a souri lorsque j’ai essayé de rassurer mon interlocuteur en lui disant que ce n’était pas pour demain. Des scènes semblables ont lieu presque quotidiennement. Les Israéliens sont attentifs aux nouvelles, ils ont entendu dire qu’on prépare des abris antiaériens, ils savent qu’il y a deux mois, Israël a lancé, à titre d’essai, un missile dans la mer et une espèce de panique a commencé à s’emparer de la société israélienne, la peur que des missiles ne se mettent bientôt à pleuvoir sur le pays. Dagan pense que sa stratégie des cinq fronts, en particulier «l’utilisation de tous ces fronts à la fois», a réussi à retarder de manière significative les progrès de l’Iran en matière de développement d’armes nucléaires: c’est ce que Dagan m’a dit à moi et à un petit groupe de journalistes israéliens au début de l’année dernière. «Un lien a été établi dans l’esprit des citoyens iraniens entre leurs difficultés économiques et le programme nucléaire. Il existe aujourd’hui en Iran un débat intérieur approfondi sur cette question qui a divisé les leaders.» Dagan avait l’air radieux quand il a ajouté: «Je suis content que le calendrier du programme ait été retardé plusieurs fois depuis 2003 par de mystérieuses perturbations.»
Barak et Netanyahu sont moins convaincus du succès à long terme de la stratégie du Mossad. Dès le début de leur mandat (Barak en tant que ministre de la Défense en juin 2007, Netanyahu en tant que Premier ministre en mars 2009), ils sont d’avis qu’Israël doit avoir une option militaire en cas d’échec des opérations secrètes. Barak a ordonné des préparatifs militaires de grande envergure en vue d’une attaque contre l’Iran qui se poursuivent et sont devenus plus fréquents ces derniers mois. Il n’est pas seul à craindre que les opérations secrètes du Mossad, combinées avec les sanctions, ne soient pas suffisantes. l’IDF et les renseignements militaires ont également constaté un déclin de l’enthousiasme. Trois officiers très haut gradés des services de renseignements, dont l’un est encore en activité et les deux autres ont pris leur retraite récemment, m’ont dit que, malgré tout le respect qu’ils avaient à l’égard de la réussite de Dagan en matière de retardement du programme iranien, l’Iran continuait à avancer. L’un d’eux m’a rappelé les opérations contre le programme nucléaire iranien dans les années 1970, lorsque le Mossad élimina quelques-uns des scientifiques travaillant sur le projet et en intimida d’autres. Dans la nuit du 6 avril 1979, une équipe d’agents du Mossad entra dans le port français de la Seyne-sur-Mer et y fit sauter une cargaison destinée au système de refroidissement du cœur du réacteur iranien qui était fabriqué en France. La police ne trouva pas de traces des auteurs. Une organisation de défense de l’environnement inconnue revendiqua l’attentat.
Cette attaque fut un succès mais une année après, les dommages étaient réparés et d’autres tentatives de sabotage furent déjouées. Le programme avança jusqu’à la fin de 1980, lorsqu’on découvrit qu’une cargaison de barres de combustible contenant de l’uranium enrichi avait été acheminée à Bagdad depuis la France, barres qui étaient sur le point d’être installées dans le cœur du réacteur. Israël décida qu’il n’avait pas d’autre option que de déclencher, en juin 1981, l’opération Opera, une frappe aérienne surprise sur le réacteur Tammuz-Osirak aux alentours de Bagdad.
De la même manière, selon ceux qui critiquent Dagan, les Iraniens ont réussi à surmonter tous les revers et à remplacer les scientifiques tués. D’après les derniers renseignements des services secrets, l’Iran possède quelque 10 000 centrifugeuses et a optimisé le processus d’enrichissement. Il possède actuellement 5 tonnes de matière fissile de basse qualité qui est suffisante, si on la transforme en matière de qualité élevée, pour fabriquer cinq à six bombes. Il possède aussi 175 livres de matière de qualité moyenne dont il faudrait 500 livres pour faire une bombe. On pense que les scientifiques nucléaires iraniens estiment qu’il leur faudra 9 mois à partir du moment où on leur en donnera l’ordre, pour assembler leur premier engin explosif et 6 mois supplémentaires pour le réduire aux dimensions d’une charge pour leurs missiles Shahab-3 qui peuvent atteindre Israël. Ils ont entreposé leur matière fissile sur différents sites à travers le pays, surtout sur le site d’enrichissement de Fordo, à proximité de la ville sainte de Qom dans un bunker dont les services de renseignements israéliens pensent qu’il est situé à une profondeur de 67 mètres, hors d’atteinte des bombes anti-bunkers les plus puissantes que possèdent les Etats-Unis.
Barak est le représentant israélien le plus haut placé dans le dialogue complexe avec les Etats-Unis sur ce sujet. Il n’est pas d’accord avec les parallèles que certains politiques israéliens, surtout son supérieur hiérarchique Netanyahu, établissent entre Ahmadinejad et Hitler. Il est beaucoup plus modéré. Il m’a dit récemment: «J’admets que l’Iran a d’autres raisons, à part son désir de détruire Israël, de fabriquer des bombes nucléaires, mais nous ne pouvons pas ignorer le risque. Une bombe à uranium assurerait la survie du régime actuel, qui, sinon, ne célébrera pas son 40e anniversaire étant donné l’admiration que la jeune génération voue à l’Occident. Avec la bombe, il serait très difficile de faire changer d’avis le gouvernement.  Dès que l’Iran possédera l’arme nucléaire, d’autres pays de la région se sentiront obligés de l’imiter. L’Arabie saoudite l’a dit aux Américains et, dans ce contexte, on peut également penser à la Turquie et à l’Egypte, sans parler du danger de voir des matériels destinés à la fabrication d’armes nucléaires parvenir aux mains de groupes terroristes. De notre point de vue, un Etat nucléaire offre une protection tout à fait différente. Imaginons que nous nous engagions dans un nouveau conflit avec le Hezbollah qui possède plus de 50 000 roquettes menaçant tout le territoire d’Israël, dont des milliers pouvant atteindre Tel-Aviv. Un Iran nucléarisé laisse supposer qu’attaquer le Hezbollah équivaut à attaquer l’Iran. Nous n’y renoncerions pas forcément, mais cela réduirait vraiment notre marge de manœuvre.»
A ce moment de l’entretien, Barak s’est penché en avant et a déclaré très solennellement: «Et si un Iran nucléarisé convoite et occupe un Etat du Golfe, qui le libérera? Le fond du problème est que nous devons aborder la question maintenant.»
Il craint qu’il ne reste pas plus d’une année pour empêcher l’Iran d’avoir l’arme nucléaire. C’est parce qu’il est sur le point d’entrer dans sa «zone d’immunité», expression forgée par Barak pour désigner le moment où l’Iran aura accumulé suffisamment de savoir-faire, de matières premières, d’expérience et d’équipement (et qu’il aura réparti les matériels dans ses installations souterraines) pour qu’une attaque ne puisse plus faire avorter le programme nucléaire. Israël estime que dans 9 mois le programme nucléaire de l’Iran sera capable de résister à une attaque israélienne. L’Amérique, avec une puissance de feu supérieure, a un délai de 15 mois. Dans les deux cas, la fenêtre d’opportunité est très étroite. Un haut responsable israélien de la sécurité m’a dit ceci: «Les Américains nous disent que nous avons le temps et nous leur disons qu’ils n’ont que 6 à 9 mois de plus que nous et qu’il faut par conséquent renforcer au maximum les sanctions maintenant afin d’épuiser cette piste.
Dans le passé, de nombreux analystes européens et plusieurs services de renseignements ont réagi aux mises en garde d’Israël avec scepticisme, si ce n’est avec une véritable méfiance. Certains ont soutenu qu’Israël avait intentionnellement exagéré afin de créer un climat de peur qui a entraîné l’Europe dans sa vaste campagne économique contre l’Iran, scepticisme renforcé par les affirmations erronées de la CIA sur une prétendue possession d’armes de destruction massives par l’Irak avant la guerre.
Le débat d’Israël avec les Etats-Unis à propos du programme nucléaire iranien est plus important et plus tendu qu’avec l’Europe. Les Etats-Unis se sont efforcés de durcir les sanctions contre l’Iran et d’inciter des pays comme la Russie et la Chine à appliquer des sanctions en échange d’importantes concessions américaines. Mais cette coopération cache des signes de méfiance mutuelle. Comme un haut responsable américain l’écrivait au Département d’Etat et au Pentagone en novembre 2009 après un pronostic des services secrets israéliens selon lequel l’Iran posséderait un arsenal nucléaire complet en 2012: «On ne sait pas si les Israéliens en sont convaincus ou s’ils pronostiquent le pire afin de pousser les Etats-Unis à agir dans l’urgence.»
De leur côté, les Israéliens suspectent le gouvernement Obama d’avoir renoncé à toute stratégie agressive visant à empêcher la nucléarisation de l’Iran et de se contenter de jouer sur les mots afin de les calmer. Ils en voient la preuve dans le fait qu’il a remplacé l’expression «threashold prevention» – qui signifie que les Américains sont décidés à empêcher l’Iran de développer un programme nucléaire qui leur donnerait la possibilité de fabriquer des armes – par «weapons prevention», qui signifie que les conditions peuvent exister mais que l’Amérique s’engage à empêcher l’Iran de fabriquer une véritable bombe.
Un haut responsable des renseignements israéliens m’a dit qu’il «ne comprenait pas la logique américaine. Si l’on dit que l’on va les empêcher d’y parvenir en priant pour qu’il y ait davantage de pépins dans les centrifugeuses, je comprends. Si l’on dit que nous devons les attaquer bientôt pour les empêcher d’y parvenir, je comprends. Mais si l’on dit qu’on va les empêcher après qu’ils auront atteint leur objectif, je ne comprends pas.»
Au cours de l’année dernière, des services de renseignements occidentaux, en particulier la CIA, se sont rapprochés des vues israéliennes concernant le programme nucléaire iranien. Le Secrétaire à la Défense Leon Panetta a exprimé cette idée explicitement lorsqu’il a déclaré que l’Iran serait en mesure de fabriquer des armes nucléaires dans une année. L’AIEA a publié un rapport accablant qui affirme que l’Iran viole le Traité de non prolifération nucléaire et qu’il essaie probablement de développer des armes nucléaires. Encouragés par cette confirmation de leurs vues, les leaders politiques israéliens ont adopté un ton plus dur envers l’Iran. Ya’alon, le vice-Premier ministre, m’a dit en octobre: «Nous avons eu des désaccords avec le gouvernement américain au cours des deux dernières années mais sur la question iranienne, nous avons réussi à rapprocher nos points de vue dans une certaine mesure. Les déclarations du Président lors de sa dernière rencontre avec le Premier ministre – «nous nous engageons à empêcher» [le développement du programme] et «toutes les options sont sur la table» – sont très importantes. Ils ont commencé trop tard les sanctions mais ils sont passés d’une politique d’engagement à une stratégie plus active, les sanctions contre l’Iran. C’est là une évolution positive.» Toutefois Ya’alon a reconnu en soupirant que «les discussions les plus importantes sont à venir. C’est évident.»
Maintenant que nous sommes largement d’accord sur les faits, les discussions que prévoit Ya’alon sont celles qui porteront sur la question de savoir que faire et ce qui va arriver si Israël décide que le moment d’agir est arrivé. La question la plus délicate entre les deux pays est de savoir quels signes l’Amérique va envoyer à Israël et si Israël devrait informer à l’avance les Etats-Unis d’une éventuelle décision d’attaquer. Matthew Kroenig est Stanton Nuclear Security Fellow au Council of Foreign Relations et il a été conseiller spécial du Pentagone de juillet 2010 à juillet 2011. Une de ses tâches était la politique de défense et la stratégie à propos de l’Iran. Lorsque je lui ai parlé le mois dernier, il m’a dit: «D’après ce que j’ai compris, les Etats-Unis ont demandé à Israël de ne pas attaquer l’Iran et de les informer préalablement à une attaque. Israël a répondu négativement aux deux questions. Il a refusé de garantir qu’il n’attaquerait pas et qu’il les informerait avant de passer à l’attaque. J’ai l’impression qu’Israël choisira d’informer les Etats-Unis une ou deux heures avant, le délai étant juste suffisant pour maintenir de bonnes relations entre les deux pays mais insuffisant pour permettre à Washington d’empêcher l’attaque. Israël a évalué correctement le calendrier du développement du programme nucléaire iranien et l’année prochaine sera critique. Trois évolutions sont possibles: 1. L’Iran et la communauté internationale se mettent d’accord sur une solution négociée; 2. Israël et les Etats-Unis acceptent que l’Iran possède l’arme atomique; 3. Israël et les Etats-Unis attaquent l’Iran. Personne ne souhaite une opération militaire mais, malheureusement, c’est le scénario le plus probable. La question la plus intéressante n’est pas de savoir si cela va arriver mais comment. Les Etats-Unis devraient examiner cette option plus sérieusement et commencer à rechercher un soutien international et à développer des arguments en faveur d’un usage de la force conforme au droit international.»
En juin 2007, j’ai rencontré l’ancien chef du Mossad Meir Amit qui m’a remis un document portant la mention «ultrasecret, destiné uniquement à vous-même». Amit voulait montrer la complexité des relations entre les Etats-Unis et Israël, en particulier en ce qui concerne les opérations militaires d’Israël au Moyen-Orient qui pourraient avoir des effets importants sur les intérêts américains dans la région.
Il y a presque 45 ans, le 25 mai 1967, au plus fort de la crise internationale qui a amené la Guerre des Six-Jours, Amit, alors chef du Mossad, fit venir à Tel-Aviv John Hadden, le patron de la C.I.A., pour une rencontre urgente à son domicile. Cet entretien eut lieu sur fond de tensions accrues au Moyen-Orient, de concentration de forces égyptiennes massives sur la péninsule du Sinaï, de fermeture du détroit de Tiran aux navires israéliens et de menace du Président Gamal Abdel Nasser de détruire l’Etat d’Israël.
Lors de ce qu’il appela plus tard «la rencontre la plus difficile que j’aie jamais eue avec un représentant de services secrets étrangers», Amit exposa les arguments d’Israël en faveur d’une attaque contre l’Egypte. L’entretien entre les deux hommes, transcrit dans le document qu’il venait de me remettre, se déroula de la manière suivante:

Amit: «Nous approchons d’un tournant plus important pour vous que pour nous. Après tout, vous savez tout. La situation est grave et je pense que nous y sommes arrivés parce que nous n’avons pas encore agi…Personnellement, je regrette que nous n’ayons pas réagi immédiatement. Il est possible que nous aurions violé certaines règles si nous l’avions fait mais le résultat aurait été à votre avantage. J’étais favorable à ce que nous agissions. Nous aurions frappé avant la montée en puissance.»
Hadden: «Cela aurait provoqué l’hostilité de la Russie et des Etats-Unis à votre égard.»
Amit: «Vous vous trompez. Nous avons atteint un nouveau stade après l’expulsion des inspecteurs de l’ONU. Vous devriez savoir que c’est votre problème, pas le nôtre.»
Hadden: «Donnez-nous une bonne raison de vous soutenir. Amenez-les à tirer sur quelque chose, un navire, par exemple.»
Amit: «Ce n’est pas la question.»
Hadden: «Si vous attaquez, les Etats-Unis débarqueront des troupes qui aideront l’Etat agressé à se défendre.»
Amit: «Non mais je rêve!»
Hadden: «Ne nous prenez pas par surprise.»
Amit: «La surprise est un des secrets de la réussite.»
Hadden: «Je ne sais pas quelle signification l’aide américaine a pour vous.»
Amit: «Elle n’est pas pour nous, elle est pour vous.»

Cette rencontre peu amène et les menaces de Hadden encouragèrent le Cabinet de sécurité israélien à interdire à l’armée d’attaquer immédiatement les troupes égyptiennes sur le Sinaï alors qu’elles étaient considérées comme une grave menace pour l’existence d’Israël. Cependant, Amit ne voulut pas considérer la réponse de Hadden comme définitive et prit l’avion pour les Etats-Unis où il rencontra le ministre de la Défense McNamara. A son retour, il fit savoir au Cabinet israélien que quand il avait dit à McNamara qu’Israël ne pouvait pas se résigner aux actions militaires égyptiennes, le Secrétaire à la Défense lui avait répliqué: «Je vous comprends tout à fait.» Quand Amit lui demanda alors s’il devait rester encore une semaine à Washington pour voir comment la situation évoluerait, McNamara lui répondit: «Jeune homme, rentrez chez vous: C’est là qu’on a besoin de vous maintenant.»
Amit conclut de cet entretien que les Etats-Unis donnaient à Israël un discret feu vert pour attaquer l’Egypte. Il dit au Cabinet de sécurité que si l’on donnait aux Américains encore une semaine pour épuiser leurs efforts diplomatiques, «ils hésiteraient à agir contre Israël». Le lendemain, le Cabinet décida de commencer la guerre des Six-Jours qui changea le cours de l’histoire du Moyen-Orient.
Amit me remit le procès-verbal de cette conversation du même fauteuil que celui où il était assis lors de son entretien avec Hadden. Il est frappant de voir combien ce dialogue annonçait celui qui a lieu actuellement entre Israël et les Etats-Unis. Remplacez le Caire par Téhéran et détroit de Tiran par détroit d’Ormuz et l’entretien aurait pu avoir lieu la semaine dernière. Depuis 1967, l’idée implicite que l’Amérique pourrait approuver, du moins implicitement, les actions militaires d’Israël a été au centre des relations entre les deux pays.
Pendant mon long entretien avec Barak, j’ai sorti la transcription de l’entretien entre Amit et Hadden. Amit était le supérieur de Barak quand celui-ci était un jeune officier, dans une unité qui menait des raids au plus profond des territoires ennemis. Barak, mordu d’histoire, sourit de la comparaison puis la rejeta totalement: «Les relations avec les Etats-Unis sont beaucoup plus étroites aujourd’hui. Il n’y a plus de menaces, plus de récriminations, uniquement une coopération et le respect de la souveraineté de l’autre.»
Lors de notre conversation du 18 janvier, Ya‘alon a critiqué vertement la position de la communauté internationale à propos de l’Iran: «Ce sont des heures critiques quant à la question de savoir quelle politique la communauté internationale va adopter. L’Occident doit être uni et déterminé et ce qui a été fait jusqu’ici ne suffit pas. Il faut exercer des pressions sur le régime iranien et l’isoler. Il faut lui imposer des sanctions sévères, quelque chose d’inédit, et une option militaire crédible doit être envisagée comme dernier recours. Pour l’éviter, il faut renforcer les sanctions». Naturellement, il est important pour Ya’alon d’affirmer que ce n’est pas seulement un conflit entre Israël et l’Iran mais une menace pour le bien-être des Etats-Unis. «Le gouvernement iranien sera beaucoup plus dangereux s’il dispose d’armes nucléaires, d’armes qu’il pourrait utiliser contre les Etats-Unis. Ce n’est pas pour rien qu’il établit des bases en Amérique latine et crée des liens avec des trafiquants de drogue à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Il s’agit de faire entrer clandestinement des armes aux Etats-Unis pour la réalisation d’attentats terroristes. Imaginez que ce régime achemine des armes nucléaires jusqu’à cette frontière et qu’il réussisse à les introduire au Texas, par exemple. Ce n’est pas un scénario tiré par les cheveux.»
Barak n’aime pas ce genre de critique des Etats-Unis et, lors d’une conversation téléphonique que nous avons eue le 18 janvier, il m’a dit sur un ton assez irrité: «Nos discussions avec les Etats-Unis sont fondées sur l’écoute, le respect mutuel et le fait que nous les considérons comme notre principal allié. Ils aident plus que jamais Israël à préserver son avantage militaire. Ce gouvernement contribue à assurer la sécurité d’Israël d’une manière extraordinaire et fait beaucoup pour empêcher que l’Iran ne devienne une puissance nucléaire. Nous ne sommes pas en conflit avec l’Amérique. Certes, nous ne sommes pas d’accord sur chaque point de détail; il nous arrive d’avoir des divergences, parfois importantes même, mais nous ne pouvons parler à son propos d’entité hostile.»
Au cours des quatre dernières années, depuis que Barak a été nommé ministre de la Défense, l’Armée israélienne s’est préparée d’une manière sans précédent à une attaque contre l’Iran. Elle s’est également colletée à la question de savoir comment gérer les répercussions d’une telle attaque. Les efforts les plus importants concernent le renforcement de la défense civile du pays: abris antiaériens, sirènes d’alerte, etc., domaines où nous avons découvert de graves manques lors de la guerre contre le Hezbollah au Liban à l’été 2006. Nous organisons par intermittence des exercices de défense civile en cas de catastrophe et nous avons distribué des masques à gaz à la population.
Au niveau opérationnel, toute attaque serait extrêmement complexe. L’Iran a tiré les leçons de la guerre en Irak et a dispersé ses installations nucléaires à travers son vaste territoire. Il est impossible de savoir avec certitude si les Iraniens ont réussi à cacher certaines installations aux services secrets israéliens. Israël a une flotte aérienne limitée et ne dispose pas de porte-avions. S’il attaquait l’Iran, les avions israéliens, à cause des quelque 1600 kilomètres de distance entre leurs bases et leurs cibles potentielles, devraient se ravitailler au moins une fois (et plus d’une fois en cas de combat). Le bombardement nécessiterait une extrême précision afin de permettre aux avions de rester le moins de temps possible au-dessus des cibles qui sont lourdement défendues par des batteries de missiles antiaériens.
Finalement, une attaque réussie n’éliminerait pas le savoir des scientifiques du programme et il est possible que l’Iran, avec son infrastructure technologique très développée, puisse reconstruire les sites endommagés ou détruits. De plus, contrairement à la Syrie, qui n’a pas réagi après la destruction de son réacteur en 2007, l’Iran a ouvertement déclaré qu’il userait de terribles représailles en cas d’attaque. Il possède des centaines de missiles Shahab armés d’ogives capables d’atteindre Israël et cela pourrait amener le Hezbollah à frapper des populations israéliennes avec ses 50 000 roquettes dont certaines peuvent atteindre Tel-Aviv. (A Gaza, le Hamas, qui est également soutenu par l’Iran, pourrait tirer un nombre considérable de roquettes sur des villes israéliennes.) Selon les services secrets israéliens, l’Iran et le Hezbollah ont aussi installé sur tout le globe quelque 40 cellules terroristes dormantes prêtes à frapper des cibles israéliennes ou juives si l’Iran juge nécessaire d’user de représailles. Et si Israël réplique aux bombardements du Hezbollah en frappant des cibles libanaises, la Syrie pourrait se sentir obligée d’engager des opérations contre Israël, ce qui entraînerait une guerre généralisée. Et par-dessus le marché, Téhéran a déjà menacé de fermer le golfe Persique aux navires, ce qui aurait des répercussions en chaîne catastrophiques sur l’économie mondiale dues à la hausse du prix du pétrole.
Les partisans d’une attaque soutiennent que les problèmes esquissés ci-dessus, dont les attaques de missiles en provenance d’Iran et du Liban ainsi que les attaques terroristes à l’étranger, sont des problèmes auxquels Israël devra faire face, qu’il attaque l’Iran maintenant ou non, et si l’Iran possède l’arme nucléaire, cela deviendra encore plus difficile.
L’armée de l’air israélienne est présente là où ont lieu la plupart des préparatifs. Elle entretient des avions possédant la capacité de longue portée nécessaire pour bombarder des cibles iraniennes de même que des avions sans pilote capables de bombarder ces cibles et de rester en vol jusqu’à 48 heures. Israël pense que ces équipements peuvent causer suffisamment de dommages pour retarder le programme nucléaire iranien de 3 à 5 ans.
En janvier 2010, le Mossad a envoyé un commando de tueurs à Dubaï pour liquider le haut responsable du Hamas Mahmoud al-Mabhouh qui coordonnait la contrebande de roquettes de l’Iran vers Gaza. Son assassinat a réussi mais la presque totalité de l’opération et tous les membres du commando ont été enregistrés par des caméras de surveillance en circuit fermé. Cette opération a déclenché une tempête de protestations diplomatiques et embarrassé considérablement le Mossad. Par la suite, Netanyahu a décidé de mettre fin à la carrière de Dagan, qui avait été déjà exceptionnellement longue, et l’informa qu’il serait remplacé en janvier 2011. Dagan n’a pas accueilli la nouvelle sereinement et trois jours avant de devoir quitter son poste, j’ai eu la surprise de recevoir, comme plusieurs autres journalistes, une invitation à une rencontre au quartier-général du Mossad.
On nous a demandé de nous réunir dans le parking d’un multiplexe au nord de Tel-Aviv où des agents du Mossad nous ont dit: «N’apportez ni ordinateurs ni matériel d’enregistrement ni mobiles. On vous fouillera soigneusement. Nous souhaitons éviter tout désagrément. Laissez tout dans vos voitures et ne montez dans nos voitures qu’avec du papier et un stylo». On nous a ensuite fait monter dans des voitures aux vitres opaques qui nous ont conduits, escortés par des jeeps noires, à un endroit dont nous savions qu’il ne figurait sur aucune carte. Les voitures ont passé une série de points de contrôle où l’on a demandé à notre escorte d’expliquer qui nous étions et de présenter des papiers à chaque barrage routier.
C’était la première fois dans l’histoire du Mossad qu’un groupe de journalistes était invité à rencontrer le directeur de l’organisation sur l’un des sites les plus secrets du pays. Une fois que la fouille a été achevée et que nous étions assis, le chef démissionné entra dans la pièce. Dagan, qui avait été blessé deux fois au combat et une fois grièvement lors de la guerre des Six-Jours, commença par nous dire: «Etre blessé au dos a des avantages, le médecin vous fait un certificat précisant que vous avez une colonne vertébrale.» [jeu de mot sur backbone, qui signifie à la fois colonne vertébrale et cran, courage, ndt.]. Ensuite, il nous a fait un exposé sur l’Iran et il a critiqué sévèrement les chefs du gouvernement d’envisager l’«idée stupide» de l’attaquer. «L’usage de la violence d’Etat a un coût insupportable. L’hypothèse de travail selon laquelle il est possible de mettre fin au programme nucléaire iranien au moyen d’une attaque militaire est fausse. Cette capacité militaire n’existe pas. Il est possible de le retarder, mais cela seulement pour une période limitée.»
Pour lui, attaquer l’Iran entraînerait une guerre inopportune avec le Hezbollah et le Hamas: «Je ne suis pas persuadé que la Syrie n’entrera pas en guerre. Bien que les Syriens ne risquent pas de nous attaquer avec des chars, nous assisterons à une offensive massive de missiles dirigés contre notre front intérieur dont les civils seront les premières victimes. Comment Israël peut-il se défendre contre une telle offensive? Je ne connais aucune solution à ce problème.»
A la question de savoir s’il avait dit ces choses aux décideurs d’Israël, Dagan a répondu: «J’ai exprimé mon opinion avec la même insistance qu’ici. Par moment, j’ai élevé la voix parce que je me laisse facilement emporter quand je parle.»
Dans d’autres entretiens, Dagan a critiqué Netanyahu et Barak et lors d’un cours donné à l’Université de Tel-Aviv, il a déclaré que «le fait que quelqu’un ait été élu ne signifie pas qu’il soit intelligent.»
Parmi les auditeurs de ce cours se trouvait Rafi Eitan, 85 ans, un des agents du Mossad les plus expérimentés et les plus connus. Il a déclaré partager l’idée de Dagan selon laquelle Israël n’avait pas la capacité d’attaquer l’Iran. Lorsque je lui ai parlé au mois d’octobre dernier, Eitan m’a dit: «En 2006 déjà [alors qu’Eitan était un ministre important du gouvernement], j’ai dit au Conseil des ministres qu’Israël ne pouvait pas se permettre d’attaquer l’Iran. Avant tout parce que le front intérieur n’était pas prêt. J’ai dit que si quiconque voulait nous attaquer, il lui suffirait de lancer deux missiles par jour, pas davantage, sur Tel-Aviv. Que pourrions-nous faire alors? Après, notre attaque de l’Iran ne lui causerait pas de dommages importants. On m’a dit lors d’une des discussions que ça retarderait le programme de trois ans, à quoi j’ai répliqué: pas même trois mois. Après tout, il a dispersé ses installations à travers tout le pays et les a enterrées. Quels dommages pouvez-vous lui causer? ai-je demandé. Vous réussirez juste à frapper les entrées et il les reconstruira en trois mois.»
A la question de savoir s’il était possible d’empêcher un Iran bien déterminé de devenir une puissance nucléaire, Eitan a répondu: «Non. Ils finiront pas avoir leur bombe. Pour les combattre, il faut changer le régime là-bas. Et c’est là que nous avons vraiment échoué. Nous devrions encourager les groupes de l’opposition qui se sont maintes fois adressés à nous pour nous demander de l’aide, et au lieu de le faire, nous les renvoyons les mains vides.»
La loi israélienne stipule que seuls les 11 membres du Cabinet de sécurité sont habilités à prendre des décisions sur le déclenchement d’une guerre. On ne lui a pas encore demandé de voter mais les ministres, sous la pression de Netanyahu et de Barak, pourraient répondre affirmativement à ces questions cruciales concernant l’Iran, c’est-à-dire 1. que les mois qui viennent sont vraiment la dernière occasion d’attaquer avant que l’Iran n’entre dans la «zone d’immunité», 2. que le large consensus international sur les intentions de l’Iran et l’échec des sanctions à stopper le programme nucléaire suffisent à légitimer une attaque et que 3. Israël a vraiment la capacité de causer des dommages importants au programme iranien.
Ces dernières semaines, les Israéliens se sont demandé de façon obsessionnelle si Netanyahu et Barak préparaient réellement une attaque ou s’ils font semblant pour pousser l’Europe et les Etats-Unis à renforcer les sanctions. Je crois que les deux choses sont vraies, mais d’après ce que m’a dit un officier supérieur des services secrets qui participe souvent à des rencontres avec les leaders politiques israéliens, les seuls qui connaissent vraiment leurs intentions sont naturellement Netanyahu et Barak et il faut certainement tenir compte de leurs récentes déclarations selon lesquelles aucune décision n’est imminente.
Après avoir parlé avec de nombreux hauts responsables politiques, militaires et des services secrets, j’en suis venu à penser qu’Israël a vraiment l’intention d’attaquer l’Iran en 2012. Peut-être que pendant la fenêtre temporelle de plus en plus étroite qui reste, les Etats-Unis choisiront d’intervenir, mais ici, en Israël, on a peu d’espoir qu’ils le fassent. On constate ce mélange typiquement israélien de peur – enracinée dans le sentiment qu’Israël dépend du soutien tacite d’autres pays pour survivre – et de ténacité: la conviction farouche, justifiée ou non, que seuls les Israéliens peuvent finalement se défendre.    •

Source: The New York Times du 25 janvier 2012
(Traduction Horizons et débats)

* Ronen Bergman est un journaliste d’investigation du quotidien israélien Yedioth Ahronoth spécialisé dans les questions politiques et militaires. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage «The Secret War with Iran».

Au sujet de la Syrie, de l’Iran, de la chutzpah israélienne et du sang froid

Réflexions concernant l’article de Ronen Bergman

me. L’article paru dans «The New York Times» («Will Israel attack Iran?») a été rédigé par le journaliste israélien Ronen Bergman. Il est un journaliste «embarqué», ce qui veut dire qu’il a accès aux décideurs importants et aux membres des services secrets en Israël. Selon des observateurs compétents, il présente dans son article la variété des opinions de manière correcte, à l’exception de quelques détails. Cet article a paru le 25 janvier 2012 à New York et reflète donc la situation telle qu’elle a été rapportée au journaliste entre Noël 2011 et le 15 janvier 2012. Cet article doit être digéré et demande une réflexion plus approfondie.
D’après des sources bien informées, l’attaque contre l’Iran, planifiée pour le 20 janvier, a été provisoirement annulée suite à d’énormes pressions venant des Etats-Unis. A la suite de cela, tout a été entrepris – jusqu’à provoquer certains événements – pour forcer les Etats-Unis à revenir sur leur décision de s’opposer à une attaque contre l’Iran. Mais jusqu’à présent sans succès.
Avec ces informations en tête, il faut passer en revue les événements d’avant et d’après le 20 janvier.

Passer le film à marche arrière

Commençons d’abord par une rétrospective: On se rappelle toutes ces nouvelles excitantes, présentées systématiquement, mais de manière assez transparente, pour occuper l’opinion publique mondiale et dévier l’attention, pensons par exemple à la fausse affirmation que l’Iran aurait voulu faire assassiner l’ambassadeur saoudien aux Etats-Unis en octobre. De même, les forces du Likoud ont fait passer aux Etats-Unis une loi selon laquelle aucun Américain n’avait plus le droit d’être en contact diplomatique avec l’Iran. Si l’on a plus le droit de parler, on a besoin de souffleurs. Parmi les slogans souvent répétés au cours des derniers mois se trouve celui d’une citation iranienne – traduite de manière erronée par les agences de presse anglo-américaines – qu’«Israël doit être effacé de la carte géographique de la région». Bien que les agences aient révoqué cette traduction erronée, elle est toujours réutilisée par des personnes haut placées en Israël, comme le prouve l’article ci-contre.
A propos de la prétendue utilisation militaire du nucléaire par l’Iran (la soi-disant construction de la bombe) il n’existe pas de preuves. Du point de vue du droit international, le développement du nucléaire est permis pour la production énergétique. Les centrifuges pour l’enrichissement de matériaux fissibles, qui sont la pierre d’achoppement, ne sont pas nécessaires pour la production d’armes nucléaires, car il existe aujourd’hui d’autres technologies pour en produire. C’est ainsi que, par exemple, la Chine et la Corée du Nord ont produits leurs armes nucléaires sans aucune centrifuge. Israël maîtrise également cette technique. L’enrichissement est cependant nécessaire pour les centrales nucléaires telles que les Iraniens en possèdent.
Et même si l’Iran avait la bombe: durant toute son histoire des deux derniers millénaires, l’Iran n’a jamais déclenché une guerre, contrairement à maintes grandes puissances bien plus jeunes. En outre, l’utilisation d’armes à destruction massive est interdite par le Coran. L’Iran, doté d’armes nucléaires, devrait simplement être traité avec plus d’égard, tout comme la Corée du Nord, le Pakistan, l’Inde ou Israël en ont l’habitude.

Inclure la Syrie dans ces réflexions

Afin de comprendre la situation du 20 janvier, lorsque l’attaque a été annulée, il faut inclure la situation en Syrie. Il y a quelques années, le pays a conclu un traité de coopération avec l’Iran. Plus tard la Turquie s’est jointe à cette alliance informelle et a coupé les ponts avec Israël. C’est ainsi qu’a été formé un pont de terre entre la Syrie et l’Iran. La Turquie a annulé cette alliance en 2011 et se montre de nouveau comme un bon partenaire de l’Otan. A la suite du 11-Septembre, la Syrie a étroitement coopéré avec l’Occident et a torturé pour le compte des Américains. Plus tard, le jeune Assad a toléré en politique intérieure beaucoup de choses qui étaient impensables sous son père. La famine n’existait pas en Syrie et le tourisme y était très développé. Jusqu’en 2005, la Syrie était la puissance protectrice non-officielle du Liban et après l’attentat contre le Premier ministre Hariri, elle fut forcée de se retirer. Mais elle a toléré que le Hezbollah chiite du Liban du Sud ait pu se ravitailler par la Syrie avec des armes iraniennes. Ce mouvement populaire, représenté au Parlement libanais, avait fait grande impression lors de la guerre de 2006, lorsqu’il réussit à stopper l’avancée de l’Armée israélienne et reconstruit à la suite très rapidement toute l’infrastructure civile (ponts, centrales électriques, ambulances etc.) qu’Israël avait bombardée sans égards et à l’encontre du droit international. Le Hezbollah est qualifié d’organisation terroriste par cinq Etats (dont les Etats-Unis et Israël).
La Syrie joue donc un rôle dans la limitation de la capacité d’action d’Israël; c’est ce que Ronen Bergman exprime également (de façon indirecte) dans son article. Pour cette raison on dit souvent: «Le chemin de Téhéran passe par Damas.» La prétendue guerre civile n’en est pas une véritable, mais une guerre civile artificielle. Certains cercles des pouvoirs occidentaux veulent affaiblir le pays et circonscrire ainsi l’Iran et, comme objectif plus éloigné, aussi la Russie et la Chine.
Les méthodes de la guerre civile artificielle sont connues de longe date. En Yougoslavie ce fut l’UÇK, construite de l’extérieur, à Bengazi ce fut le Conseil de transition et en Syrie c’est l’Armée syrienne libre. La manière de faire est entre temps bien connu. On soudoie quelques généraux. On leur remplit leur compte en banque et leur promet un poste après le changement de régime, s’ils sont d’accord de changer de camp et de se laisser utiliser comme coulisses, comme «outils humains», devant les caméras. Le vrai métier de guerre est exécuté par les forces spéciales étrangères qui forment et dirigent les mercenaires, les volontaires et ceux qui ont changé de camp et se sont aussi eux qui coordonnent les attaques aériennes et définissent leurs cibles au sol.

Le modèle de la guerre civile artificielle

Des unités britanniques du MI6 (services secrets) et du SAS («Special Air Service») infiltrent par la Jordanie, les Français viennent par le Liban et les Turcs ont conduit des mercenaires libyens à travers la frontière du nord et se tiennent prêts avec leurs propres troupes. Le bruit court qu’on leur a promis des territoires du nord de la Syrie et de l’ouest de l’Irak. Un certain nombre de soldats et d’officiers turcs auraient été faits prisonniers par les Syriens sur leur territoire, de même quelques douzaines de Libyens.
Ces forces spéciales sont à l’origine des actes de sabotages et des explosions spectaculaires qu’on attribue aux troupes syriennes. Des membres des services secrets français, américains et anglais forment des membres de l’opposition dans la région d’Iskenderun en Turquie, près de la frontière syrienne, et livrent des armes provenant des arsenaux de Kadhafi. Ainsi une «révolution arabe» nourrit l’autre, mais pas de façon si spontanée comme la presse voudrait nous le faire croire. On y donne quelques coups de pouce.
Ceux qui le supportent peuvent lire dans la revue «Schweizer Soldat» de février 2012, l’article sur la Syrie dans lequel Peter Forster cite des sources israéliennes et décrit avec une froideur militaire comment, qui et où sont aménagés les dépôts d’armes, quel est le plan d’opération et par quels objectifs intermédiaires ce changement de régime syrien dirigé de l’extérieur doit être réalisé. Ce qui est nouveau, ce sont les Islamistes (sponsorisés par l’Arabie saoudite) qui – ayant fait leurs expériences en Afghanistan, ayant combattu dans les années 1990 en Yougoslavie, puis à d’autres endroits et récemment en Libye – ont maintenant été embarqué en direction de la Syrie pour y être engagés. Il s’agit d’une sorte de brigade islamiste non-officielle de l’Otan, déplacée sur demande en tant que «partie de guerre civile». Pour les débuts historiques de cette troupe nous recommandons à nos lecteurs de consulter l’ouvrage de Jürgen Elsässer intitulé «Comment le Djihad est arrivé en Europe».
Günter Meyer, professeur et orientaliste à l’Université de Mayence, a caractérisé l’opposition syrienne de la manière suivante: «Nous avons à faire à une organisation terroriste, armée, qui est également responsable d’une grande partie de morts dans le pays» (cf. Horizons et débats no 6 du 13/2/12). Le Qatar sunnite et l’Arabie saoudite ont, selon Günter Meyer, tout intérêt d’affaiblir l’Iran shiite. (Les deux pays étaient aussi engagés dans la guerre en Libye.) En Syrie, il ne s’agirait «pas d’un conflit isolé mais nous avons à faire à un ingérence massive de l’extérieur». Meyer mentionne également les 600 moudjahidines embarqués par avion depuis la Libye, action initiée par la CIA. Combien cette guerre civile est artificielle se montre aussi dans le fait qu’à Damas des manifestations énormes ont eu lieu en faveur d’Assad, ce qui n’a guère été rapporté en Occident. Tant de gens ont participé à ces manifestations qu’elles n’ont pas pu être organisées artificiellement. Sur YouTube on peut voir des vues aériennes de ces immenses réunions. On se demande ce que tous les journalistes qui séjournent dans les beaux hôtels de Damas ont fait pendant cette manifestation et s’ils sont réellement capables de manier YouTube et Google Earth.

Inclure l’Egypte dans les réflexions

Il faut donc au moins ajouter la situation syrienne aux réflexions concernant l’article du «New York Times». Mais il ne faut pas non plus négliger les événements actuels en Egypte. Là-bas, le crime de Moubarak consistait entre autre d’avoir établi, malgré les mises en garde de Washington, des relations économiques assez étroites avec l’Iran (par exemple quatre fois par jour des liaisons aériennes entre les deux capitales), ce qui lui a valu la Place Tahir et l’exigence ultimative de Madame Clinton de bien vouloir démissionner sur le champ. Maintenant, on constate que les nouveaux dirigeants autour du général Tantawi ne conviennent pas non plus, car ils n’apprécient pas assez les projets israéliens. De tels «fils des Pharaons» ne sont pas utilisables lorsqu’il s’agit, pour le cartel de la guerre, d’agir en force en Syrie et en Iran.
Tout cela se passe devant l’arrière fond d’une crise financière pour laquelle on ne voit aucune solution à l’horizon. En tout cas on fait semblant. Tout ce qui est fait, c’est de constamment rallonger la mèche allumée au système financier. Si l’on voulait vraiment trouver une solution, toutes les têtes si bien rémunérées des «fabriques à penser» du monde entier s’y attelleraient. Mais au lieu de cela, des «investisseurs» et leurs conseillers commencent déjà, dans des émissions de télévision, de parler d’une troisième guerre mondiale comme étant la solution. S’il fallait d’abord réarmer et ensuite reconstruire les villes détruites par les bombes, l’économie réelle et l’économie financière connaîtraient un nouveau départ, c’est ainsi qu’on en discute. Si l’on ne savait pas qu’il existe une voie droite pour sortir de la crise et si l’on ne savait pas qu’on peut créer une économie pour l’homme et non pas l’inverse, il ne resterait plus que ce que Max Liebermann a dit à la vue d’un cortège de flambeaux lors de la prise du pouvoir d’Adolf Hitler: «Je ne peux pas bouffer tout ce que j’aimerais vomir.»
L’article de Ronen Bergman montre clairement qu’il y a aux Etats-Unis des forces qui ne veulent pas accepter de frappes militaires israéliennes et qui – selon nos informations – se sont pour l’instant imposées.

La souveraineté est valable pour tous les Etats

Après l’attaque annulée contre l’Iran, il semble que le changement de régime en Syrie ait perdu son mordant. Une résolution de l’ONU au sujet de la Syrie a échoué au Conseil de sécurité. La Russie et la Chine ont appris leur leçon de la débâcle libyenne et ont déposé leur veto. Le même jour, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergej Lavrov, a déclaré lors de la Conférence de sécurité à Munich que le projet de résolution n’était pas acceptable, car il contenait une violation évidente de la souveraineté de la Syrie. Les adversaires du régime d’Assad ne seraient pas rendus co-responsables de la violence continuelle, et qu’il n’était pas acceptable de vouloir contraindre l’armée syrienne de se retirer dans les casernes. De plus, il y était dit que le Conseil de sécurité donnerait «tout son soutien» au plan de la Ligue arabe, suite auquel Assad devait démissionner et passer le pouvoir au vice-président Farouk Al-Sharaa. Lavrov a déclaré que le soutien à cette résolution ressemblerait à une «prise de parti dans une guerre civile» et a demandé ce qui se passerait si Assad ne démissionnait pas? «Nous nous trouverions de nouveau à l’ONU pour débattre d’une autre résolution.» Et celle-là aurait dû aller plus loin en direction d’une zone d’interdiction de vol.
Lorsqu’en 2011 la résolution nébuleuse contre la Libye avait été votée, la France et l’Angleterre ont commencé leurs bombardements sans avertissement, ce qui dépassait largement le contenu de la résolution, tout en prétendant s’y tenir. La zone d’interdiction de vol pour protéger la population civile s’est transformée en «zone de bombardement» de l’Otan. Lavrov a certainement voulu éviter une répétition. Cela peut surprendre – mais suite à leur veto la Russie et la Chine sont devenus les avocats de la souveraineté des Etats, ce qui mérite du respect.
Suite à cette situation, l’armée syrienne peut maintenant combattre cette «guerre civile» artificielle, alimentée de l’extérieur, sans se faire bombarder par l’Otan. Sa cohésion interne et sa structure de commandement sont intactes. Il n’y a que quelques officiers supérieurs et 380 soldats qui ont changé de camp. La question est, combien de temps les mercenaires de l’Armée syrienne libre vont-ils tenir le coup?

Le conflit du Jura en Suisse

Pour les Suisses: Qu’auraient fait nos autorités si lors du conflit du Jura, qui se termina en 1978 de façon pacifique et démocratique par la création d’un nouveau canton, il y avait eu plus que quelques fontaines et monuments détruits? N’aurait-on pas finalement dû intervenir avec l’Armée, et que serait-il arrivé si la France avait soutenu militairement l’une des parties?

Des réactions qui semblent être téléguidées

Les réactions occidentales au veto semblaient être téléguidées et très semblables. Des tirades contre la Russie (très peu contre la Chine) étaient la règle. On a parlé de «grande faute» et que les Etats qui ont déposé leur veto «se sont détournés du monde arabe». Susan Rice, l’ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU, a même dit que la Russie et la Chine voulaient «brader le peuple syrien» et protéger un «tyran lâche». «Dorénavant chaque goutte de sang versé collera à leurs mains». Le ministre français des Affaires étrangères en a rajouté en disant qu’il fallait donner un bon coup de pied au cul des Russes.
Dans la presse on n’a guère trouvé de réflexions et d’analyses. Dans les médias occidentaux, l’insurrection est présentée depuis des mois de manière partiale, brouillonne et propagandiste. Quelques mois après la guerre en Libye, la presse s’est de nouveau laissé instrumentaliser. Les témoins oculaires sont irrités. Ainsi, l’ancien député CDU au Bundestag et écrivain Jürgen Todenhöfer a fait un séjour prolongé en Syrie, où il a discuté avec les adversaires et les partisans du gouvernement et aussi avec le président al-Assad. Selon lui, la situation dans la ville de Homs est normale, les marchés sont ouverts et bien ravitaillés. La «Neue Zürcher Zeitung» du 12 février dernier a écrit qu’après le veto au Conseil de sécurité, il fallait bien «soulever la question d’une intervention militaire même en dehors du cadre du droit international». Quel manque de vue d’ensemble, quelle inconséquence ou quelle «pensée unique internationale» doit régner dans cette rédaction! La Suisse, en tant que petit Etat, doit tout spécialement respecter le droit international, tout comme le CICR. Comment la presse suisse peut-elle ne serait-ce que songer à une violation du droit international? En même temps, les Etats-Unis font massivement pression sur la Suisse au mépris des règles du droit international et de la diplomatie pour anéantir la place financière suisse et se procurer de l’argent. Actuellement nos diplomates à Washington en appellent avec insistance au droit international et aux traités d’Etats.
Bref, il semble que l’Occident a eu tellement de succès dans sa guerre de propagande que ses propres journalistes en sont tellement grisés qu’ils n’arrivent plus à penser. Ou y a-t-il d’autres raisons pour que les journaux et la télévision suisse, à moitié aveugle, nous enquiquinent tous les matins avec une propagande tapageuse au lieu de mener les enquêtes sérieuses que justifierait, dans le cas de la télévision, notre redevance élevée. Toutefois, en dehors de l’espace européen et anglo-saxon, la presse se montre plus indépendante. Pourquoi?

Il n’y a aucune raison de s’engager dans des aventures militaires risquées

Bergman cite dans son article des personnes qui pensent qu’il est possible de trouver un accord avec l’Iran, même avec un Iran possédant des armes nucléaires. Et alors? Tout le monde devra vivre avec un voisin de plus possédant l’arme nucléaire. L’Iran lui-même doit d’ailleurs depuis longtemps vivre avec un Israël nucléarisé. Pourquoi Israël ne pourrait-il pas le supporter? Uniquement parce qu’il devrait se comporter de manière un peu moins arrogante? Cela s’apprend et c’est d’ailleurs moins douloureux qu’une guerre. C’est peut-être l’avis de ceux qui font pression sur le gouvernement de Tel-Aviv. La Russie et la Chine semblent en tout cas s’engager sur cette voie. Il faut savoir vivre ensemble et se respecter. En droit public, on parle de souveraineté. L’aspiration maladive au pouvoir et à l’argent doit être limitée. En droit international, il est question d’interdiction des guerres d’agression.
La situation est éprouvante, le parallélisme avec l’époque de la Guerre des Six-Jours de 1967 est frappant, comme l’auteur l’affirme très justement. Ce qui est incontournable, c’est un effort mutuel des peuples et des Etats. C’est la seule façon de préserver la paix sur cette terre. Il faut la force d’une pensée unifiée et du sang-froid, surtout pour résister à des «provocations» inattendues. Manifester de l’empathie à l’égard du peuple syrien abusé serait aussi un signe de maturité. L’honnêteté intellectuelle et la conscience historique, de même que le respect du droit international, sont indispensables pour que la guerre ne soit plus une option. En œuvrant ensemble, les hommes devraient être tout à fait capables de remettre de l’ordre dans le monde. Il y a assez de place et de ressources pour tous.    •