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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°47, 6 decembre 2010  >  Plaidoyer pour la citoyenneté [Imprimer]

Plaidoyer pour la citoyenneté

par Karl Albrecht Schachtschneider

ev. Rares sont malheureusement les publicistes qui se signalent en s’exprimant de manière conséquente, à propos des évolutions politiques actuelles, sur les fondements philosophiques de la doctrine universelle du droit public et de ses prémisses, à savoir la condition humaine, détermination de l’humanité conforme à la nature. Un de ceux-ci est Karl Albrecht Schachtschneider, notamment dans le texte ci-dessous. Sa critique des structures politiques supranatio­nales – telles que l’Union européenne – ou d’un gouvernement mondial, des stratégies centralisatrices et dominatrices, mais aussi de la notion de mondialisation néolibérale et de ses stratégies de libéralisation des mouvements de capitaux, de déréglementation et de privatisation des missions de l’Etat a toujours comme point de départ l’homme, porteur de sa liberté naturelle innée.
La liberté ne doit ni ne peut être accordée à l’homme, puisqu’elle lui est innée, comme le proclame avec force et concision la «Déclaration universelle des droits de l’homme»: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» Cette liberté est la base de tout droit et dé­termine la nature de citoyen de l’être humain: zoon politikon, être social, l’homme est formé pour la vie sociale, qui lui est nécessaire. Toutefois, seule une vie sociale conforme à la liberté de l’homme, condition fondamentale innée de l’humanité de tous les hommes, peut être considérée comme digne. Depuis la Révolution française au plus tard, cette
perception de philosophes empreint de droit naturel, d’humanisme et de l’apport du siècle des Lumières a pris la forme de notions de droit public. Le citoyen – et non pas une aristocratie, une féodalité, un roi ou un empereur, ni une couche sociale ou une élite déterminées – se charge des affaires de l’Etat: «Le citoyen est la figure centrale de la république, de la collectivité libre», constituée évidemment selon le principe de l’Etat de droit et le principe démocratique.
Mentionnons ici un des nombreux aspects fondamentaux sur lesquels Schachtschneider attire l’attention dans cet exposé: la petite entité, condition de la qualité de citoyen. L’autonomie nécessite une vue d’ensemble de ses conditions de vie: le citoyen considère directement les résultats de ses décisions et en assume les conséquences; la visibilité des processus et, notamment, la structure fédérale de la communauté «préviennent les erreurs, mais, surtout, la corruption des politiciens.»
Schachtschneider rejette d’autant plus fermement toutes les propositions visant à dissoudre ou à privatiser l’Etat, forme de vie sociale fondée sur la liberté et la qualité de citoyen. Une politique mondiale fondée sur un Etat central et menée par les puissances financières actuelles n’est pas compatible avec la liberté du citoyen et, au-delà d’une entente de peuples libres, autodéterminés, «l’internationalisme nommé globalisation détruit le caractère citoyen des conditions de vie, le caractère républicain des républiques.» Dans le domaine de l’idéologie du libre-échange également, il exige, après que les théories de la maximisation du profit se sont éloignées du droit et de l’intérêt porté au bien commun, qu’on revienne aux véritables bases de la liberté, laquelle est aussi un engagement. A défaut d’une véritable relation au droit et à la justice, à la raison et à la conscience et «sans fondement philosophique, la tentative de parvenir au droit est vouée à l’échec. […]. Il s’agit de la défense du droit, qui ne peut se fonder que sur la liberté universelle […], du statut dont le citoyen dispose constitutionnellement» et en raison de sa nature humaine.

«Je souhaiterais être un citoyen.»
Theodor Mommsen

La qualité de citoyen constitue la dignité de celui-ci. La doctrine du droit public néglige le citoyen, en Allemagne tout au moins. Or il est la figure essentielle de la république, de la communauté libre.

Egalité des citoyens dans la liberté

Le citoyen se définit par la liberté. De par sa nature, il est libre. La liberté est toujours et aussi la liberté politique, la liberté dans la polis. Elle est l’essence de la qualité de citoyen. Le citoyen est membre d’une république, d’un Etat dans la constitution de la liberté universelle, de l’Etat libre, d’un Etat au plein sens du terme, comme dans les lois constitutionnelles de la République d’Autriche et de la République fédérale d’Allemagne1 et, en Suisse, dans une constitution qui est celle de la confédération des cantons. Les trois pays sont tous des Etats fédéraux, ce qui renforce le caractère républicain par la séparation des pouvoirs fédérale ou verticale. L’Allemagne et l’Autriche sont non pas des républiques alliées, mais des républiques fédérales, comme l’Allemagne nomme sa forme d’Etat.
La liberté du citoyen est liée à l’égalité des citoyens. La liberté est toujours la liberté universelle. Tout homme a la même liberté. L’égalité dans la liberté est le principe fondamental, comme l’affirment de nombreux publicistes sans toutefois l’insérer réellement dans leur doctrine. Cela conduit à l’égalité des droits et non à un principe juridique d’égalité. Les êtres humains sont très divers. Personne ne peut exiger d’être identique ou d’être rendu identique à un autre homme ou d’être traité de la même façon. Ce serait non seulement inadéquat mais impossible. Les différences entre les hommes seraient niées et méprisées. L’égalitarisme est contraire à la dignité humaine, d’autant plus s’il n’hésite pas à désavantager, voire à affaiblir les hommes pour qu’aucun ne soit plus fort ou meilleur que d’autres ou que les autres. A son art. 2, le Traité de Lisbonne mentionne «l’égalité entre les femmes et les hommes» comme une des «valeurs sur lesquelles est fondée l’Union». Loin d’être un malentendu, cette assertion est dans la logique du comportement sexuel standard, qui a pour objectif «l’égalité de fait des femmes et des hommes». A quel homme une femme doit-elle être assimilée? L’homme et la femme sont non seulement différents de par leur nature, ils se trouvent aussi dans les situations les plus diverses. Le féminisme aboutit au mépris de la nature. L’égalité des sexes n’est supportable que si la sphère privée est assez étendue pour que les êtres humains puissent s’épanouir dans leur différence. La manie de tout niveler entrave non seulement l’épanouissement de la personnalité (art. 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et art. 2, al. 1, de la Loi fondamentale allemande) mais aussi le développement de la communauté humaine. L’égalitarisme est un socialisme extrême qui force au totalitarisme. Il ne laisse rien subsister de la qualité de citoyen.
Il n’y a pas d’interaction entre liberté et égalité, comme le postule constamment la Cour constitutionnelle allemande selon le principe «plus de liberté, moins d’égalité et vice-versa» (Arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, BVerfGE 5, 85).2 Aux mêmes libertés les mêmes droits. Cette maxime aussi repose sur une interprétation erronée de la liberté.

Doctrine de la liberté du citoyen3

1. Révolution citoyenne

La Révolution française a marqué un tournant. Elle s’est efforcée de constituer un Etat des citoyens et, par conséquent, a élaboré une doctrine de la liberté du citoyen. A son article 4, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 définit la liberté comme le droit «de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.» Préparée philosophiquement par Rousseau et en grande partie par l’abbé Sieyès, conseillé par Kant, disciple de Rousseau, cette déclaration est géniale, car elle lie cette formule de liberté au principe de la loi, expression de la volonté générale. Les lois déterminent ce qu’est un dommage, et ces lois sont «l’expression de la volonté générale» (art. 4 et art. 6). Beaucoup de ce qui est ressenti comme douloureux ne constitue pas un dommage au sens juridique du terme. La définition française comprend la liberté extérieure mais non la liberté intérieure, la morale. Kant a approfondi la doctrine de la liberté, y ajoutant la liberté intérieure comme obligation morale. Sans la vertu formelle, la morale de l’action privée, la communauté a besoin de tant de réglementation qu’elle perd le mouvement avec la souplesse. Si les lois, volonté générale, déterminent ce qui constitue un dommage, elles déterminent les li­mites des compétences. Elles ne peuvent valoir que pour toute la communauté, car elles sont la volonté générale. Si elles ne constituent pas la volonté de tous les citoyens, donc de chaque citoyen, elles ne forment pas d’obligation générale, car seule la volonté propre engage. Telle est la liberté politique. Les lois sont modifiées suivant la situation, mais elles doivent toujours respecter la dignité et les droits de l’homme. En tout cas, il faut appliquer le principe neminem laede: personne ne peut blesser autrui par son action. La liberté se réalise ainsi par des lois qui, à vrai dire, doivent satisfaire au droit. L’Etat assure la légalité. La liberté, le droit et l’Etat sont une unité nécessaire de la communauté des citoyens. La doctrine de la liberté est en même temps celle du droit et de l’Etat.

2. Liberté des citoyens par les lois des citoyens

Jean-Jacques Rousseau, génie politique, a enseigné que la liberté est celle d’obéir aux lois que l’on s’est données. Kant parle de l’idée de la «dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à aucune autre loi que celle qu’il institue en même temps lui-même» (GzMdS, p. 67). L’homme est libre s’il est indépendant de tout arbitraire auquel autrui le forcerait (MdS, p. 345),4 mais aussi indépendant de ses penchants, indépendant de toute détermination, écrit Kant dans la troisième antinomie de la Critique de la raison pure (KrV, pp. 426 sqq.). Empiriquement, l’homme est tout à fait dépendant. Mais l’idée de la liberté est une indépendance de l’homme de tous ses déterminants, en tant qu’être raisonnable. L’idée de liberté est nécessaire à l’humanité de l’être humain. Sans cette liberté extérieure, il n’y aurait pas de droit. Nous sommes non pas des êtres biologiques, mais des êtres intellectuels doués de raison pratique. L’idée de liberté confère à l’homme sa dignité, qui est le principe déterminant les lois constitutionnelles occidentales, tel l’art. 1, al. 1 de la Loi fondamentale allemande et surtout l’art. 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. La dignité de l’homme est la valeur fondamentale que l’art. 2 du Traité sur l’Union européenne a repris. Nous ne nous contentons pas de le dire, nous nous efforçons de le vivre. La liberté est donc la législation, notre propre législation, qui est simultanément la législation universelle, l’autonomie de la volonté.
La loi a la propriété de déployer ses effets pour tous. L’essence de la loi est son universalité et sa nécessité. La loi qui me concerne concerne chacun des êtres humains de ma communauté pour la bonne raison que nous vivons ensemble. L’action de chacun exerce ses effets sur tous. A proximité, cela se constate aisément. Plus précisément, les effets de l’action se manifestent dans le monde entier. Qui agit change le monde. Par son action, il entrave celle d’autrui, il l’oblige à passer à une autre vie. Personne ne peut s’asseoir où quelqu’un est déjà assis. L’action ne peut être légale que d’après le principe volenti non fit injuria, que si tous l’admettent, que si la loi suivant laquelle l’homme agit est la loi de tous. La législation universelle est la logique de la liberté universelle, de l’égalité dans la liberté. Comme chacun d’entre nous a une influence sur tous les autres, nous devons vivre d’après une loi universelle, qui est cependant la loi de tout un chacun.

3. La raison pratique,autonomie de la volonté

La liberté est l’autonomie de la volonté. La volonté qui s’extériorise conduit à légiférer. Cela ne peut pas être compris sans la philosophie transcendantale de Kant. L’homme est homo phaenomenon et homo noumenon, donc une dualité. L’homo noumenon, l’être raisonnable, n’a qu’un élément: il est raisonnable. Il peut user de sa raison. En tant que tel seulement, il a une volonté qui légifère. «Les lois sont issues de la volonté» (MdS. p. 332). En tant qu’homo phaenomenon, l’homme n’a pas de volonté, ce que les recherches sur le cerveau tentent actuellement de prouver. Mais l’humanité a l’idée de libre volonté comme cause première de l’action. «Suivant leur volonté, tous les hommes se considèrent comme libres» (KrV, p. 675). «Tout homme qui ne peut pas agir autrement que d’après l’idée de liberté est, pour cette raison, d’un point de vue pratique, réellement libre.» […] (GzMdS, p. 83).5 Pour être capable de recourir à la raison pratique, reconnaissable aussi empiriquement, donc à l’autonomie de la volonté également, l’être humain doit être indépendant. Kant remplace à juste titre le troisième objectif de la Révolution française, la fraternité, par celui d’autonomie. Seule une personne indépendante peut être autonome. L’Etat social permet l’indépendance.

4. Moralité

L’indépendance, liberté extérieure, a pour condition la liberté intérieure, c’est-à-dire la moralité. La loi de la moralité est la loi morale. Nous devons pour l’essentiel au christianisme le développement de cette doctrine de la liberté. La loi morale n’est rien d’autre que le principe de l’amour du prochain, que Kant lui-même avait mentionné (GzMdS, pp. 25 sqq., KpV, pp. 205 sqq.). La loi morale transforme le principe de l’amour en formule politique. Il s’agit d’une très vieille loi qui provient de la réciprocité propre à l’histoire des clans et attribuée à l’homme comme à tous les primates, en tous cas à leur groupe. Dans son Sermon sur la montagne, Jésus a proclamé, par la lex aurea, le principe très humain de la réciprocité. Sans cette loi morale, sans cette attitude coopérative, l’humanité aurait déjà péri en raison de l’agressivité mutuelle. La moralité est l’effort constant d’adopter, soi-même ou par représentant, la loi avec laquelle tous peuvent vivre et que donc tous peuvent accepter, et dans l’application de laquelle tous sont libres.
Le ressort qui incite à respecter la morale lors de toute action, donc d’être citoyen parmi les citoyens, qui participe à la législation universelle et a pour maxime la légalité de son action est la moralité. Il ne faut pas confondre cette moralité des citoyens ou moralité républicaine avec le moralisme dont nous souffrons, le politiquement correct. Nous atteignons ces jours-ci, dans l’affaire Thilo Sarrazin, le sommet de ce politiquement correct. Le rappel à l’ordre que lui a infligé la classe politique et médiatique, notamment la Chancelière fédérale et le Président fraîchement investi est précisément le contraire de la morale. Tout citoyen doit se défendre contre de telles injustices. Comme Kant l’affirmait, (ZeF, pp. 233, 239), nous avons besoin de «politiques moraux», non de «moralistes politiques». L’Allemagne, mais aussi l’Autriche, comme tous les Etats de ce monde, ont une profusion de moralistes politiques. Dans les partis et les médias, cette évolution atteint des proportions insupportables. Mais les limites sont dépassées. Le moralisme est un moyen de domination efficace, toujours au service d’intérêts illégitimes. Il rebute la liberté et ne respecte pas la dignité de l’homme, de chaque homme, qui maintient le droit. Le moralisme viole un droit de l’homme et un droit fondamental dont le respect est une condition de la République: la liberté de parole, considérée par Kant comme une fille de la liberté (MdS, p. 345 sqq.). La moralité au sens de la liberté universelle exige en revanche d’«agir conformément à ses obligations, par devoir» (MdS, p. 521). Cela implique de se conformer toujours au principe de légalité; car il garantit la liberté universelle et, partant, la dignité de tous les citoyens. La matière de la légalité figure dans les lois, qui sont morales si elles sont réussies et réalisent la liberté universelle.

5. Liberté du citoyen, principe du droit universel

Cette notion de liberté figure dans la Loi fondamentale à son art, 2, al. 1, dont la teneur est la suivante: «Chacun a droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale.» Mais elle ne figure pas seulement dans la Loi fondamentale, elle est en soi le principe du droit universel. Cependant, je ne veux nullement faire de l’universalisme des droits de l’homme une justification des actions humanitaires. Que d’autres pays se conforment à leur religion. En l’occurrence, je parle de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Suisse et de l’Occident. Toutefois, je n’hésite pas à affirmer que cette éthique est universaliste. L’éthique est la doctrine de la liberté; car le devoir se fonde sur la liberté, et seulement sur la liberté. Presque tous les peuples ont adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, dont l’article premier formule cette éthique de façon classique: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns avec les autres dans un esprit de fraternité.» L’éthique kantienne le résume en peu de mots. La Loi fondamentale suit cette déclaration, a dû la suivre après une guerre perdue et l’a suivie par conviction parce que l’impératif catégorique est le principe déterminant l’humanité qu’un philosophe allemand – à vrai dire le plus important – a conçu et formulé. La plupart des publicistes allemands et surtout le gros des juristes allemands ne savent que faire de la loi morale, contrairement aux professeurs de philosophie, parce que l’étude de Kant qu’elle nécessite implique trop d’efforts. Cependant, la raison principale pour laquelle la loi morale est négligée dans le discours politique et juridique est que la Cour constitutionnelle fédérale dissimule cette notion bien qu’elle utilise constamment la raison pratique, l’obligation morale, comme principe de proportionnalité, tel le vieux principe juridique de la juste mesure.
Toutefois, d’autres notions qui déterminent notre réalité politique, notamment la notion libérale de liberté à la base du néolibéralisme, ont été opposées à cette notion de liberté philosophique, de droit mondial, seule juste et découlant de la Loi fondamentale. La notion libérale repose sur la pratique actuelle de domination et ne lui oppose que les droits misérables des sujets, nommés droits fondamentaux.

Liberté vs domination

Le principe monarchique, qui déterminait le constitutionalisme comme principe directeur des constitutions des Länder, conformément à l’art. 57 de l’acte final de la Confédération allemande lors du Congrès de Vienne, a été éliminé par les révolutions allemande et autrichienne de 1918. Il s’agissait d’un principe de domination, mais celle-ci ne se justifie pas en république, car la domination est le contraire de la liberté.6 La domination subsiste, mais à tort. C’est ce que ne comprennent pas les doctrines de droit public allemande et autrichienne, et la Cour constitutionnelle fédérale encore moins. Aucun arrêt de cette Cour n’a utilisé aussi souvent le mot domination que le jugement du 30 juin 2009 qui se rapporte au Traité de Lisbonne (alinéas 213, 217 sqq., 250, 263, 268, 270, 272, 280, 294, etc.). On n’est pas encore parvenu à extraire ce mot suggestif et cette notion diffuse des têtes des publicistes et encore moins de celles des politiciens. Ces derniers estiment même avoir la légitimité démocratique d’exercer leur domination sur autrui sous prétexte que l’Etat serait un instrument de domination. «Tu ne dois pas vouloir régner sur autrui,» a proclamé un important professeur de droit public autrichien de Salzbourg, René Marcic, qui nous a malheureusement quitté, victime d’un accident d’avion. Quelques rares autres personnes le savaient, tel le politologue Dolf Sternberger. La domination est le contraire de la liberté. Comme on le sait, Max Weber a défini la domination comme la capacité d’imposer sa volonté contre la volonté opiniâtre d’autrui. En regard, la république est la forme d’Etat qui reflète la liberté universelle. Mais la liberté doit être comprise comme républicaine, faute de quoi le principe républicain ne peut pas être réalisé. Une notion erronée de liberté libérale est utilisée. Celle-ci se dissimule derrière le capitalisme néolibéral, qui bénéficie ainsi du soutien de la doctrine juridique. La liberté doit être entendue au sens rousseauiste et kantien du terme, si cette notion doit être adaptée à la dignité de l’homme et à l’égalité de tous dans cette liberté.
Personne ne doit ni ne peut nous donner une constitution qui rende obligatoire l’éthique de la liberté. La constitution est née avec nous. Nous sommes des hommes et avons donc une dignité. «La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger», dispose l’art. 1, al. 1, 2e phrase, de la Loi fondamentale. Elle est matérialisée par les «droits inviolables et inaliénables de l’être humain, comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde», que reconnaît le peuple allemand (art. premier).
Un système politique correspondant est lié très étroitement aux droits de l’homme ou à l’humanité de l’homme. Un tel système est une république. Aucun politicien ne nous donne cette constitution républicaine, qui nous échoit parce que nous sommes des êtres humains. Mais les lois constitutionnelles, matérialisation de la constitution, nous incombent; elles doivent être adaptées à la situation. Dans ses grandes lignes, la constitution est la partie immuable de la Loi fondamentale, ou devrait l’être. Elle est la base de tous les processus auxquels je recours en matière de politique européenne.

Sphère privée du citoyen

La notion républicaine de liberté n’est pas seulement essentielle en matière politique, elle l’est dans toute action, publique ou privée. Le citoyen est aussi bien une personne publique que privée. Il est le personnage de l’Etat le plus important. Il est membre de l’Etat. Avec tous les autres citoyens, il forme l’Etat. Il est législateur et exécuteur des lois. Non seulement l’administration, l’exécutif, exécute les lois, mais aussi les citoyens, dans toutes leurs actions. Les citoyens respectent les lois, les lois déterminent leur action. Nous ne lésons pas autrui. Telle est l’exécution de la loi promulguée par l’Etat. Par toutes leurs actions, les citoyens sont aussi publics; ils réalisent l’œuvre de l’Etat, le bien commun.

1. Sphère privée et moralité

Mais dans le cadre des lois que les citoyens se sont données en commun pour organiser une vie supportable, chacun est dans sa sphère privée. La sphère privée donne droit au libre-arbitre, non à l’arbitraire, malentendu considérable. Personne n’a le droit d’utiliser autrui à ses fins, de l’exploiter à ses fins. Une telle «liberté» n’est en rien protégée et ne constitue pas de principe juridique. Kant a inclus l’impératif catégorique dans sa formule de la fin en soi. «Agis donc de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.» (GzMdS, p. 61). Dans d’importants arrêts, la Cour constitutionnelle fédérale a justifié sa décision en recourant à cette formule en tant que «formule de réification» (l’homme ne doit pas être ravalé au rang d’objet) (BVerfGE 5, 85 (204); 7,198 (205); 50, 166 (175); 96, 375 (399); 109, 279 (311 sqq.), en omettant cependant de citer Kant. L’arbitraire à l’égard d’autrui est un abus de la liberté. L’abus des droits est une action sans droit. La liberté en droit du libre-arbitre correspond exactement à la notion de liberté que j’ai décrite. Lors de l’élaboration de maximes d’action, l’homme doit toujours examiner la moralité de ses maximes par rapport à la loi morale, même s’il n’est pas lié par la loi, donc par l’Etat. Les maximes sont les principes par lesquels on a l’habitude d’agir. Certains n’ont qu’une maxime, celle du profit. Les maximes doivent toujours être conformes au principe juridique. Toute maxime doit être conçue de manière à pouvoir devenir une loi universelle valable pour toute action, en particulier toute action d’entreprise. Il n’y a pas d’autre liberté de l’entreprise. L’action de l’entreprise est privée. Si l’Etat agit comme entrepreneur, le recours à la sphère privée constitue un abus de forme juridique. L’Etat exerce une souveraineté et rien d’autre. La prétendue doctrine fiscale selon laquelle l’Etat est aussi sujet de droit civil viole gravement la constitution,7 mais rapporte beaucoup d’argent et de profit. C’est pourquoi elle est pratiquée de façon toujours plus étendue, stimulée surtout par les traités de l’Union européenne au service du capitalisme et par leur pratique extensive. Le chef d’entreprise doit toujours avoir à l’esprit que l’action de sa firme pourrait être le principe d’une loi universelle. Cela pourrait souvent avoir été oublié. Dans le cadre de la morale, chacun a le droit de tenter sa chance, the pursuit of happiness.

2. Principe de la sphère privée

Il y a un principe de la sphère privée, dont les bases se trouvent dans les droits fondamentaux, mais aussi dans les libertés fondamentales de l’Union européenne, principe et priorité du caractère privé de la maîtrise de la vie.8 Cela justifie la diversité des parcours individuels que l’Etat ne doit pas déterminer davantage que ne le nécessite la paix intérieure. En matières religieuse, culturelle, familiale, sexuelle, sportive, mais aussi professionnelle et entrepreneuriale, chacun doit pouvoir se réfugier autant que possible dans sa sphère privée.
Telle est la doctrine positive. Seule cette doctrine nous permet de vivre en républicains et en citoyens libres. D’autres conditions s’y ajoutent.

Indépendance du citoyen

L’homme doit être indépendant pour être un citoyen. La vieille formule libérale de culture et de propriété, qui caractérisait le citoyen du XIXe siècle, reste juste si on la comprend dans un sens républicain.

1. La culture

L’autonomie nécessite l’éducation de la personnalité. L’acquisition de savoir-faire est importante mais elle ne suffit aucunement à former la personnalité. La culture consiste d’une part dans l’aptitude et la volonté de comprendre et d’autre part dans l’aptitude et la volonté d’agir de manière responsable. La compréhension présuppose la connaissance des phénomènes de la vie. Il n’y a pas de culture sans connaissances en philosophie et en histoire, notamment celle de son peuple. Personne ne peut tout savoir, mais l’ouverture à la connaissance fait partie de la culture. La science nécessite un esprit critique. Agir de manière responsable consiste à agir selon la morale, selon la raison pratique. Il faut fonder l’action sur la connaissance de la réalité (théories), c’est-à-dire de la vérité, de ce qui est juste et vertueux (doctrines). L’être et le devoir guident les actions de l’homme cultivé, qui inclut toujours autrui dans sa pensée et son action. «Sa propre perfection et le bonheur d’autrui» peuvent être considérés comme «des fins qui sont en même temps des devoirs» (MdS, pp. 515 sqq.). L’homme cultivé est doué de «bonne volonté» (GzMdS, p. 18). Il est guidé par l’amour du prochain, par l’impératif catégorique. Il ne connaît pas seulement les droits mais les devoirs. C’est un «aristocrate bourgeois». On ne peut nier la nécessité de l’éducation de la personnalité, de la personnalité éclairée. Elle doit discipliner, cultiver, civiliser l’homme et avant tout le moraliser (Über Pädagogik, p. 706). Ce dernier objectif est le plus difficile. «L’homme ne doit pas seulement acquérir toutes sortes d’habiletés, il doit être amené à ne choisir que des bonnes fins. Les bonnes fins sont celles qui sont nécessairement approuvées par chacun et qui peuvent être en même temps des fins pour chacun.» (Über Pädagogik, p. 707). La culture est une question d’éducation  et de constant travail sur soi, l’auto-éducation. «Aie le courage de te servir de ton propre entendement.» (Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung? p. 53)

2. La propriété

a) L’indépendance économique sans laquelle il n’y a pas d’autonomie de la volonté, donc pas de liberté, est essentielle. Actuellement, on en prive la plupart des gens. Tout homme a droit à la liberté et donc à l’indépendance économique. Chaque peuple doit s’en préoccuper. Le citoyen doit vivre de ce qui lui appartient. Il doit posséder quelque chose. Il suffit qu’il ait des droits, par exemple le droit au travail. Ces droits doivent être garantis. C’est le propre de l’Etat de droit.
L’instrument le plus important de l’autonomie est la propriété. C’est pourquoi il n’y a pas un seul droit à la propriété qui est reconnu, un droit à la protection de la propriété, mais le droit à la propriété. Mais la Cour constitutionnelle allemande refuse un droit à la propriété, de même que les commentateurs allemands. Mais le droit à la propriété figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, à l’article 17.9 Les lois de répartition doivent être formulées de manière à ce que chacun possède quelque chose afin d’être indépendant. Ce sont avant tout les lois qui déterminent ce qu’un peuple produit. Le droit à la propriété est également reconnu par certains professeurs de philosophie. En théorie du droit, je suis le seul avec Peter Häberle à avoir franchi ce pas en faveur de la liberté.
b) La réduction des droits des salariés est l’expression du fait que l’on prive les hommes de leur qualité de citoyens, de la tendance à en faire des esclaves, qui se manifeste au travers des salaires indignes. Les salariés ont perdu la propriété de leur emploi. C’est l’internationalisation de l’économie, avant tout celle du capital, qui a permis cela. Un petit nombre seulement – certains parlent de 300 familles, d’autres de 2 millions d’individus dans le monde – sont vraiment indépendants. Ils possèdent le pouvoir dans notre monde, ils dominent celui-ci. Mais personne n’a le droit de dominer les autres. Aucun pays ne peut vouloir assumer la responsabilité du monde entier. Les «élites» internationales n’en ont pas non plus le droit. Cela conduit inévitablement au despotisme, sinon à la tyrannie.
La citoyenneté implique également le droit au travail, tout comme le devoir de travailler.10 Le droit au travail résulte de la garantie de la propriété liée à celle de la liberté. Mais ce droit ne garantit pas les meilleurs emplois possibles. Toutefois, il oblige l’Etat à créer des conditions économiques qui permettent à chacun d’avoir un emploi. Ce sont des obligations macroéconomiques de l’Etat. En particulier, l’Etat ne doit pas permettre les délocalisations, notamment dans des pays qui pratiquent l’esclavagisme, cela d’une part à cause du mépris des droits de l’homme, d’autre part parce que le dumping social ruine la structure des salaires dans les pays développés et surtout parce que les emplois sont la propriété des salariés et que les actionnaires des entreprises, souvent des investisseurs internationaux, qui ne s’intéressent qu’au profit, ne sont pas les seuls à avoir le droit d’en disposer. Les entreprises qui délocalisent laissent au pays des chômeurs que la collectivité doit prendre en charge. Malgré tous les efforts faits pour leur permettre une vie digne, ceux-ci perdent leur qualité de citoyens. Tout d’abord, l’Etat doit faire en sorte que chacun ait du travail dans le pays, mais chacun doit également vouloir travailler et se sentir responsable de sa propre vie. La qualité de citoyen implique la responsabilité individuelle. En effet, on ne peut pas considérer la propriété comme un droit uniquement. La Loi fondamentale ne le fait pas et ce n’est pas justifié philosophiquement. La propriété a deux aspects: Elle «oblige. Son usage doit contribuer en même temps au bien de la collectivité» (art. 14 de la Loi fondamentale).
c) La propriété est le droit essentiel des particuliers. L’Etat ne possède absolument rien. Il a certes des droits sur des choses mais il ne s’agit pas de propriété. Cela fait partie de sa souveraineté. C’est un grave malentendu que d’accorder de la propriété à l’Etat. Mais le citoyen, en tant que particulier, a de la propriété. Mais cela lui donne une obligation sociale. Toute propriété implique une obligation sociale. Cela relève de la moralité du possesseur. La liberté, je le répète, est liée au devoir de moralité. L’utilisation des biens est libre mais soumise à la moralité. C’est également valable pour les entrepreneurs.

3. La propriété globale n’est pas liée au bien commun

Les obligations sociales découlant de la propriété n’ont pratiquement aucune chance d’être respectées dans le capitalisme international. Le capital est de la propriété. La propriété est tout ce qui m’appartient à moi, t’appartient à toi et que l’Etat protège par des lois.11 Il a le devoir de la protéger en l’absence d’autres principes constitutionnels qui s’y opposeraient. Mais les politiques dépendant des puissances financières ont créé une situation dans laquelle il est devenu impossible de satisfaire aux obligations sociales découlant de la propriété et où celle-ci n’est plus utilisée que comme un droit à l’arbitraire, à vrai dire un droit à exploiter autrui. On accorde le droit à la propriété également aux multinationales, mais c’est injustifié car elles n’ont pas la possibilité de réaliser leurs obligations sociales, de contribuer au bien commun. Leur caractère international les en empêche: Quel bien commun devraient-elles favoriser? Qu’est-ce que le bien commun? Il n’existe pas de bien commun international qui fait que tous les hommes vivent bien; en tout cas, il est peu matérialisé. Le bien commun de l’humanité ne peut pas être défini juridiquement. Qui pourrait bien le faire? Il s’agit d’une notion formelle qui ne peut être définie que par des lois et les lois sont nationales. Dans l’UE, elles sont en grande partie communautaires. Aucun entrepreneur ne peut savoir quel bien commun il devrait considérer comme contraignant dans ses affaires internationales. Il peut essayer de respecter les droits de l’homme. C’est ce que demandent les éthiciens de l’entreprise. Mais au-delà des lois nationales, il ne peut pas réaliser le bien commun du pays dans lequel il opère parce qu’il n’est pas habilité à le définir, n’étant pas citoyen de ce pays. La moralité en tant que liberté intérieure présuppose l’appartenance à la collectivité, la responsabilité individuelle, la responsabilité vis-à-vis de son pays, de celui de ses pères et de ses enfants et petits-enfants, le statut de citoyen. Seul celui qui fait partie de la polis est politicien. Dans mon dernier chapitre, je reviendrai sur le fait que les entreprises internationales sont systémiquement contraires au bien commun.

Liberté de parole

Le principe le plus important qui fonde la citoyenneté est le droit du citoyen à la liberté de parole. C’est ce droit qui met le plus en danger le pouvoir illégitime. Kant réclame la «liberté de plume, seule garantie des droits du peuple» (Über den Gemeinspruch, p. 161). Les potentats luttent contre la liberté de parole par tous les moyens soft du despotisme. Ils évitent le despotisme hard parce qu’il promet d’être moins durable que le despotisme soft mais tenace. Il a ses courtisans dans la plupart des médias: ils abusent de la liberté de la presse écrite et de la radio pour museler les opposants. La diffamation est un instrument de pouvoir efficace. La jurisprudence allemande accorde aux médias oligarchiques étroitement liés aux partis, également oligarchiques, et cela contrairement à l’ar­ticle 5 de la Loi fondamentale, un droit étendu à la diffamation en considérant les affirmations dépréciatives contenant des contrevérités manifestes ou cachées telle l’expression d’opinions relevant des libertés fondamentales. En ce qui concerne leurs allégations, on accorde aux médias un droit particulier lié à leur mission publique d’information, le droit de défendre des intérêts légitime au sens de l’article 193 du Code pénal allemand. Ainsi, on exige d’eux uniquement le soin et la diligence attendue des journalistes, c’est-à-dire rien du tout.12 Il en est ainsi en Allemagne et je pense que la situation n’est pas meilleure en Autriche mais un peu meilleure en Suisse. Ce que la Loi fondamentale demande aux médias est le strict respect de la vérité. Cela nécessite un effort maximum pour éviter toute atteinte à l’honneur d’autrui. Or on pratique la diffamation, surtout au moyen de clichés comme «extrémiste de droite», «xénophobe». Le citoyen a non seulement le droit mais le devoir d’exprimer son opinion et, ce faisant, il contribue à la réalisation de la liberté générale et du droit.
En politique, il n’est question que de droit. Pour Kant, la politique est «la doctrine du droit mise en pratique» (ZeF, p. 229), ce qui nécessite le débat de chacun avec chacun et en particulier le débat parlementaire. Or il n’a pas lieu. Les députés votent selon les consignes des responsables des partis qui, eux-mêmes, se laissent dicter leur politique par des forces plus puissantes, probablement souvent par des services étrangers. La plupart du temps, les politiques ne connaissent pas les dossiers sur lesquels ils votent. C’est en tout cas ce qui s’est passé lors du vote fatal sur les nouveaux traités de l’UE. Le citoyen doit vivre le droit à la liberté de parole. Aux Etats-Unis, la liberté de parole a un statut plus élevé bien que l’on pratique beaucoup le politiquement correct. L’Allemagne ne possède pas de culture du débat public, à la rigueur on fait semblant quand cela convient à ceux qui commandent. Les médias ne promeuvent pas leur droit sacré à la liberté de parole. Ils démolissent ceux qui n’ont pas le «courage» d’écrire ou de dire ce qu’ils prescrivent. Cela doit tenir à l’oligarchisation des médias. Comme je connais les journalistes, ils préféreraient pratiquer la liberté de parole, mais on ne le leur permet tout simplement pas. Qui veut dominer les peuples, doit dominer les médias. Tout citoyen qui ne veut pas perdre son statut de citoyen doit prendre son courage à deux mains et se dire: Je ne vais pas me laisser dénier mon droit à la libre parole par la «Frankfurter Allgemeine Zeitung», la «Süddeutsche Zeitung», «Die Welt» et encore moins par «Die Zeit». Si ces journaux ne publient pas mes articles, j’écrirai là où la diversité des opinions et la vérité sont des maximes éditoriales, même si ces journaux ne font pas partie de la presse courtisane. La répression de la libre parole constitue une grave atteinte à la citoyenneté. Ainsi je ne puis qu’inviter chacun à s’affirmer en tant que citoyen (cf. le Préambule de la Constitution de la Confédération suisse).

Petites unités

Les petites structures sont une autre condition de l’exercice de la citoyenneté. Le principe démocratique ne peut se réaliser que dans les petites unités.13 Un grand Etat Europe, voire un Etat mondial, le one world, tel qu’il est recherché par des forces puissantes et soutenu par l’ONU, ne peut pas être démocratique et donc libéral. L’Agenda 21 des Nations Unies de 1992, adopté à Rio de Janeiro, nous éclaire sur les objectifs à long terme de la globalisation, un monde dirigé par un gouvernement mondial et des conditions de vie pareilles (extrêmement modestes) pour tous les hommes. Peut-être que dans ce monde postnational que vise une propagande continuelle dirigée contre les nations, on accordera certains droits aux sujets, c’est-à-dire le droit de travailler et celui de consommer. Il ne faut pas espérer davantage. Les sujets devront servir les seigneurs de ce nouveau monde. Dans les grands Etats, on ne peut pas être citoyen, et surtout pas dans un Etat mondial. La citoyenneté nécessite un bon rapport de distance et de proximité. C’est ce que prouve la Suisse. Sans une certaine homogénéité des hommes porteuse de solidarité,14 il n’y a pas d’Etat des citoyens, il n’y a pas de peuple mais une foule de sujets, une population (ZeF, pp. 225 sqq). La diversité structurelle de la Suisse avec ses nombreux cantons et les règles de la démocratie directe – qui veulent que sur les questions très importantes, il faille obtenir une double majorité, celle des cantons et celle du peuple pour faire aboutir une modification de la Constitution – est un garde-fou efficace contre les erreurs et surtout une protection efficace contre les politiques corrompus.
En revanche, le régime des partis allemands et sans doute aussi le régime autrichien sont ochlocratiques. Ils sont gouvernés par un petit nombre de chefs de partis appuyés par les oligopoles médiatiques et pilotés par la haute finance. Cette évolution a son origine dans une domination de longue durée des partis. Les structures oligarchiques, liées aux principes partisans de direction et d’unanimité,15 se renforcent et donnent à des forces illégitimes, également à des services étrangers, une influence prévisible. En raison de ces influences extérieures accrues, les régimes de partis perdent leur légitimité et s’effondrent. Ou bien une révolution s’opère qui en fait à nouveau une collectivité libérale ou un renversement les transforme en dictature. L’exemple historique typique en est la décadence de la République romaine, régime plébéien des partis, qui a conduit à la prise du pouvoir par César et Auguste et finalement à l’Europe du Saint-Empire romain germanique et du monarchisme. L’Empire romain était devenu trop grand pour le républicanisme. Mais la liberté est plus importante que le pouvoir. La politique du one world, concept des puissances financières contemporaines et de leurs acolytes au sein des parlements et des gouvernements, qui ne se doutent souvent de rien, est incompatible avec le principe démocratique et donc avec celui de liberté citoyenne. Ces principes impliquent des petites unités dans lesquelles chaque citoyen a la possibilité de vivre sous ses propres lois. La stratégie du gouvernement mondial et de l’Etat mondial méprise l’homme. L’internationalisme, appelé globalisation, détruit le caractère citoyen des conditions de vie, le caractère républicain des républiques. Nous devons retrouver un monde multilatéral, au nom de la liberté. Tous les hommes ont droit à la citoyenneté qui ne peut être réalisée que dans les Etats nations.
En Europe, le principe des petites structures se réalise dans les Etats nations. Telle est la situation historique. L’Allemagne n’est pas petite. Grâce au fédéralisme, elle se prête tout à fait à la démocratie. Cependant le fédéralisme est considérablement vidé de sa substance car les Länder n’ont presque plus de pouvoir législatif. Toutefois, grâce au Bundesrat, ils ont encore une influence considérable sur la législation. A cela s’ajoute le communalisme. Il existe un grand nombre de républiques: les universités, les Chambres, les Eglises. Cette diversité permet une séparation des pouvoirs et renforce la liberté grâce à l’autogestion. La séparation maximale des pouvoirs est un postulat essentiel du principe de l’Etat de droit.16 La Suisse, l’Autriche, la Bavière sont des petites unités capables de démocratie alors que Brême, la Sarre et peut-être Hambourg sont un peu trop petits. La proximité est trop grande et facilite la corruption.

Etat vs société

Il existe des théories qui remettent en question les fondements des collectivités citoyennes tels que nous venons de les esquisser, en particulier la théorie de la séparation ou simplement de la distinction entre l’Etat et la société, qui paraît libérale mais est de nature dominatrice.17 L’opposition entre l’Etat monarchique avec son armée et ses fonctionnaires et la société de citoyens, caractérisée par la propriété et la culture n’existe plus depuis que le principe monarchique a dû faire place au républicanisme et que le peuple est porteur du pouvoir de l’Etat. Maintenant, on oppose le citoyen au bourgeois, c’est-à-dire le propriétaire, le fabricant, que Karl Marx oppose avec mépris au prolétaire. Or c’est tout à fait faux. La Révolution française n’utilise pas le terme de «bourgeois» mais celui d’«homme» et l’homme est «citoyen». Dans la république, il n’y a que des citoyens, pas de bourgeois, mais le citoyen doit, grâce à la propriété et à l’éducation, être aussi indépendant qu’un bourgeois, car sinon il n’est pas capable d’autonomie de la volonté, c’est-à-dire de liberté.18
La distinction entre Etat et société a été ressuscitée en Allemagne par Ernst-Wolfgang Böckenförde qui a longtemps siégé à la Cour constitutionnelle, et presque tous les publicistes l’ont copié. Cette théorie remonte au XIXe siècle où elle a bien compris et encouragé le libéralisme. Toutes les lois qui portent atteinte à la liberté et à la propriété devaient obtenir l’aval du Parlement. Et elles ne l’obtenaient pas toujours parce que cela coûtait quelque chose aux citoyens.
Le signal fut donné par le conflit budgétaire prussien de Bismarck. Il s’ensuivit le libéralisme outrancier qui a des points communs avec le néolibéralisme de l’Union européenne dû aux libertés fondamentales qui ont conduit à une large dérégulation.19
La révolution républicaine a privé cette théorie de ses fondements. A propos, la ré­volution est une libération au profit du droit. Maintenant, l’Etat est l’affaire des citoyens, de tous les citoyens. L’Etat, c’est nous. Nous sommes le peuple. Répétons-le, le citoyen a un aspect étatique aussi bien que privé. Du point de vue sociologique, on peut – pourquoi pas? – parler de société, mais il n’existe pas de séparation juridique entre l’Etat et la société dans la république, collectivité libérale, Etat citoyen. La théorie de la séparation constitue un retour à la notion de liberté libéraliste. Elle reconnaît un droit à l’arbitraire, mais pas au «libre-arbitre» (Kant). Chacun a le droit d’agir comme il l’entend dans le cadre des lois. Il doit simplement les respecter. Mais les lois sont faites par l’Etat, en l’occurrence par le régime des partis qui ne doit pas être identifié à l’ensemble des citoyens en tant que société. Telle est la réalité de l’opposition entre la classe politique et la population. Le droit au libre-arbitre fait d’autrui un objet de notre action. A l’opposé, il y a le principe fondamental d’une collectivité libérale et citoyenne, l’autonomie de chaque être humain. J’ai mentionné plus haut la formule de fin en soi de l’impératif catégorique.

Le régime des partis est contraire à la république

1. Le régime des partis, symptôme de la décadence de la république

Le régime des partis laisse peu de chances à la citoyenneté. C’est un symptôme de décadence de la république.20 Il se soumet à un principe correspondant au principe monarchique, le principe partisan. Les partis ont le pouvoir dans l’Etat. Ce n’est pas public, mais on imagine bien qui les pilote. La manière dont le plan de sauvetage de l’euro a été conçu ce printemps fait réfléchir. On dit qu’il a été imposé par les Etats-Unis avec l’aide du Président français dans l’intérêt de la haute finance. Personne ne va croire que la chancelière fédérale Angela Merkel soit en mesure d’influencer considérablement ce genre de décisions. Elle n’en a pas la compétence et l’Allemagne n’en a pas le pouvoir.
Les partis ont pris la place de l’aristocratie mais ils procèdent à une sélection négative du personnel politique. Dans un régime des partis vieillissant, ceux qui parviennent aux hautes fonctions sont ceux qui se conforment le mieux aux demandes des partis, c’est-à-dire les opportunistes, comme dans tout système de pouvoir. En comparaison du principe aristocratique de la république, cela ne conduit pas à une sélection positive. Les meilleurs doivent représenter le peuple dans les organes de l’Etat, surtout les meilleurs au point de vue du caractère, qui garantit la moralité de la politique. La république implique le principe de sélection des meilleurs conformément à l’article 33-2 de la Loi fondamentale. C’est également valable pour le Parlement, mais les politiques se vantent d’être dans la moyenne. Or nous aurions besoin non seulement de meilleures forces politiques, éventuellement de nouveaux partis, mais avant tout d’un droit des partis politiques tout différent afin que de nouvelles forces puissent agir qui permettent une autre sélection. La direction et l’obéissance doivent cesser d’être les principes structurels des organisations qui dominent la politique de la république. Il faut plutôt créer un débat général des citoyens sur les bonnes lois. Cela n’a encore jamais été tenté sérieusement. D’après l’article 21-1 de la Loi fondamentale, la mission des partis est de «concourir à la formation de la volonté politique du peuple», et non pas d’exclure le peuple de la politique. Les partis doivent proposer aux élections les meilleurs et non pas empêcher les meilleurs de faire usage de leur devoir de citoyen en politique. Mais les procédures de sélection ont totalement échoué car les partis ne proposent que leurs propres membres, c’est-à-dire eux-mêmes. Il est inconvenant de se proposer soi-même pour une fonction.

2. Représentation du peuple vs représentation

Pour lutter contre la domination des partis, les référendums sont indispensables, en tout cas pour les questions existentielles, mais également pour corriger une mauvaise représentation. Il ne faut pas se méprendre sur la notion de représentation. La jurisprudence – et c’est significatif – ne parle en général pas de «représentants de l’ensemble du peuple», comme le fait l’article 38 de la Loi fondamentale, mais de «représentation» («Repräsentation»), ce que personne ne comprend vraiment. La Loi fondamentale ignore la notion de «représentation» qui a été introduite dans la théorie constitutionnelle démocratique par Carl Schmitt et son élève Gerhard Leibholz.21 Carl Schmitt a tiré sa doctrine de la doctrine de la représentation de l’Eglise catholique selon laquelle l’Eglise rend visible l’invisible, c’est-à-dire Dieu. Les représentants de l’Etat rendent visible le peuple, également invisible, en tant qu’unité politique, le peuple devant être distingué de l’ensemble des citoyens sujets. Carl Schmitt ignore le citoyen en tant qu’individu politique. Ce n’est pas la liberté qui est pour lui un principe formel politique mais la démocratie. Mais celle-ci consiste dans la domination de chefs. Le peuple des individus ne peut qu’acclamer le chef ou grogner, c’est tout. La démocratie, c’est l’acclamation. Carl Schmitt n’a rien à faire de la république. Le titre d’une contribution de Carl Schmitt dans la Juristische Wochenschrift après le putsch de Röhm en 1934 était «Le chef protège le droit». Mais je me réfère aux écrits de Schmitt sous la République de Weimar, pas à ceux du Troisième Reich. La représentation est pour lui une forme de pouvoir («Herrschaft»). Le représentant est un «Herr»; c’est pourquoi il a le droit de représenter. Carl Schmitt est le théoricien le plus influent de la représentation et donc de la doctrine constitutionnelle dominante dans le monde entier. Gerhard Leib­holz a cru voir dans le régime des partis une forme plébiscitaire de démocratie, donc une démocratie directe. On ne saurait mieux bafouer la citoyenneté. Leibholz a, pendant vingt ans, déterminé la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale sur le droit de vote et le droit des partis. Il a fortement contribué à transformer l’Etat de citoyens conçu par la Loi fondamentale en un régime des partis dans lequel la classe politique s’oppose vraiment à des sujets appelés citoyens.
Dans la pratique politique, représentation est un synonyme de domination. La démocratie représentative est un système de domination qui ne correspond aucunement au principe de liberté de la Loi fondamentale. Il élimine la citoyenneté.

Multinationales

1. Une globalisation au détriment des peuples

Les multinationales ruinent la citoyenneté. Une société agissant au niveau global ne peut aucunement se conduire moralement. Elle utilise les possibilités d’optimisation du profit offertes par les pays. On le lui permet et grâce à des accords de droit international, on a étendu considérablement ces possibilités, au détriment des peuples. La circulation internationale des marchandises et des services, appelée de manière euphémique «compétition», n’est rien d’autre qu’une course au dumping où l’on nivelle toutes les normes de protection du travail, de l’environnement et du droit pour se mettre au service des multinationales en tant que sites d’exploitation. Le capital dont ces entreprises ont besoin pour leurs activités est créé par le système financier grâce à des crédits réciproques, donc par une création de monnaie sans prestations de l’économie réelle. Ces «crédits faciles» ne sont pas remboursés parce qu’ils sont portés par l’attente spéculative de profits importants qui, en raison de l’absence de création de valeur, ne peuvent être réalisés que tant qu’existent des marchés pour la production rendue possible par les crédits dans les pays dont la population est solvable. Mais cette population s’appauvrit parce qu’on lui retire ses usines et par conséquent ses emplois. Les Etats ou les associations d’Etats amor­tissent les inévitables faillites systémiques dans l’économie globale en faisant payer les contribuables afin de maintenir les entreprises et plus encore les banques, c’est-à-dire le système d’exploitation. L’importance systémique des banques invoquée pour justifier l’aide qu’on leur octroie consiste uniquement dans leur fonction d’organisation du financement de l’exploitation des peuples. Les Etats ne peuvent se porter garants des crédits accordés par les banques que jusqu’au moment où ils sont devenus insolvables. Or ce système ne peut se maintenir qu’avec une classe politique soumise. Mais il faut également que les peuples acceptent l’exploitation pratiquée par la globalisation et celle-ci est imposée de force par une propagande puissante qui déprécie très dangereusement toute forme de critique de ce système économique. Rares sont ceux qui peuvent formuler ces critiques de manière à ne pas s’exposer facilement aux attaques et ont la force de défendre la vérité. La dérégulation imposée par la globalisation profite aux entreprises et aux banques mais pas aux peuples, aux salariés et aux consommateurs, en tout cas pas à ceux des pays développés, mais pas non plus à ceux des pays moins développés qui sont exploités, car là-bas, les hommes travaillent comme des esclaves. Le développement conduira à un asservissement mondial des peuples s’ils ne s’y opposent pas. Or la résistance commence à se manifester. Les gens ne font plus confiance aux politiques, et cela à juste titre.

2. L’idéologie du libre-échange

Dans l’Union européenne, les libertés fondamentales (libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes ainsi que la liberté d’établissement) sont utilisées à mauvais escient au mépris des traités et des lois constitutionnelles, avant tout contre le principe démocratique afin de procéder à une déréglementation qui prive les individus de leurs droits. Le moteur en est la Cour de justice européenne. Au plan mondial, l’Organisation mondiale du commerce, qui invoque la notion de «liberté», c’est-à-dire le libre-échange, pour défendre sa politique inhumaine, a le même effet. Le libre-échange est une bonne politique lorsque sont réunies les conditions d’un profit réciproque, mais pas quand il sert à dissimuler l’exploitation des hommes dans tous les pays concernés. Toutes les conditions du libre-échange que David Ricardo a développées et qui ont impressionné Adam Smith ne sont pas présentes dans l’économie globalisée. Mais en Allemagne, on croit encore au caractère sacré du libre-échange. Toutefois, même Paul Krugman, qui est suffisamment libéraliste, c’est-à-dire néolibéral, est obligé de reconnaître, dans sa théorie du commerce extérieur, que la condition des avantages comparatifs est absente.22 Joseph Stiglitz a vertement critiqué l’idéologie du libre-échange.23 Le libre-échange n’est pas n’importe quel commerce extérieur qui profite aux entreprises, qui fait produire dans les endroits les meilleurs marché afin d’écouler ses produits aux prix les plus élevés possible dans les pays riches, en les finançant éventuellement au moyen de crédits. Dans le libre-échange, les avantages comparatifs présupposent l’utilisation totale de toutes les ressources de chaque pays concerné. En Allemagne, les ressources ne sont absolument pas utilisées complètement. L’Allemagne utilise environ 70% de ses capacités de production. Cependant elle compte, selon les statistiques officielles enjolivées à peine 3 millions de chômeurs mais 7 millions si l’on recourt à des critères objectifs. Sans plein emploi surtout, il n’y a pas d’avantages comparatifs dans le commerce extérieur mais des avantages absolus quand, notamment, les bas salaires, surtout en Asie orientale, permettent d’augmenter la marge entre les coûts de production et les prix des marchandises et des services dans les pays (encore) riches. Il s’agit là d’optimisation de l’exploitation. C’est très rentable, mais dans les pays à hauts salaires, cela crée du chômage et il faut indemniser les demandeurs d’emploi qui ne coûtent pas moins à l’économie que les travailleurs qui ont un emploi mais ne contribuent plus au revenu national. Ainsi, la consommation devient plus chère et les profiteurs sont les multinationales et leurs financiers. La délocalisation des entreprises dans les pays à bas salaires constitue une grave atteinte aux devoirs sociaux des entreprises.

3. Les propriétaires des entreprises

A qui appartiennent vraiment les entreprises? Pas seulement aux actionnaires, aux fonds de pension américains, à la monarchie d’Arabie saoudienne, etc., mais certainement aussi aux parties prenantes, aux créanciers, aux salariés et à la collectivité.24 Chaque entreprise appartient aux citoyens et à l’Etat. Cela se manifeste dans la souveraineté des Etats sur les entreprises. Il peut leur imposer des lois, réglementer les conditions de travail, imposer le respect de l’environnement, lever des impôts, également dans l’intérêt d’une juste redistribution. Les entreprises doivent respecter les lois. L’Etat fait partie des acteurs des entreprises. Les citoyens vivent grâce aux entreprises et sont directement et indirectement responsables des entreprises en se portant garants des crédits bancaires. Mais les dirigeants les privent des entreprises, leur «propriété», en les délocalisant. Ils le font uniquement pour optimiser leurs profits. Ils quittent le pays et les citoyens doivent payer les coûts de l’opération. Personne n’empêche les entreprises de partir.

4. Il n’y a pas de propriété sans obligations sociales

Cette politique des entreprises n’a rien à voir avec les obligations sociales découlant de la propriété et avec la réalisation du bien commun. Si cette forme de globalisation présentait un avantage économique et enrichissait les nations, ce que postulent les tenants du libre-échange, on pourrait l’envisager. Mais il n’en est rien: seuls les riches s’enrichissent. Ceux qui opèrent au niveau mondial et les financiers qui les soutiennent, en particulier les banques, font d’énormes profist, comme le prouvent les rémunérations de leurs dirigeants. Les propagandistes néolibéraux de cette globalisation contraire à l’intérêt général croient pouvoir la fonder sur la garantie de la propriété, mais c’est faux. Les multinationales ne remplissent pas les conditions du droit à la propriété. Le marché et la concurrence favorisent l’efficacité des entreprises seulement lorsque les lois imposent un cadre aux entreprises qui les contraint à respecter durablement la raison pratique. En outre, les entreprises ne satisfont à leurs obligations sociales que lorsqu’elles ne peuvent pas s’y soustraire et qu’elles ne peuvent pas, par les délocalisations, déterminer elles-mêmes leurs principes d’action contraire à l’intérêt général. Le capitalisme internationaliste est allé trop loin. Malheur à nous quand l’effondrement prévisible du grand capitalisme actuel se produira! Les liens étroits entre le capitalisme des riches et le socialisme pour les pauvres, deux systèmes contraires à la liberté, est libéraliste, privatiste, mais pas libre, pas privé. Il est internationaliste et donc contraire à la démocratie et à l’esprit social. Les classes moyennes et les PME qui portent la collectivité avec leurs prestations sont de plus en plus dépassées par la situation et broyées. Les citoyens n’ont pratiquement plus d’influence sur la politique des entreprises parce que les multinationales se soustraient au pouvoir de l’Etat. Les citoyens sont privés de la politique et le transfert de la souveraineté à l’Union européenne y contribue grandement. Ses organes sont corrompus par les lobbys qui l’ont privée de ce qui lui restait de légitimité démocratique.

5. Gestion irresponsable

A cela s’ajoute l’irresponsabilité de la gestion. Même si les managers réalisent au mieux leur mission, c’est-à-dire l’optimisation des profits dans l’intérêt des actionnaires et dans leur propre intérêt, ils agissent de manière irresponsable. D’un point de vue éthique, et donc avant tout juridique, il n’y a pas d’entreprise sans responsabilité de la direction. Mais les dirigeants ne sont pas personnellement responsables. Ils sont assurés contre les demandes de dommages-intérêts. Ce sont les consommateurs, les clients, les contribuables et les pauvres qui supportent les coûts. Seule la responsabilité matérielle peut soumettre la gestion des dirigeants aux lois de manière suffisante. A cela s’ajoute le fait que le Code pénal allemand ne poursuit quasiment pas les malversations (art. 266), notamment parce que les procureurs sont dépassés. Et souvent ils sont corrompus. Les politiques doivent également être rendus financièrement responsables des dommages qu’ils causent au peuple, intentionnellement ou par imprudence grave. On n’a aucune raison de les affranchir d’une responsabilité qui incombe à chaque fonctionnaire et à chaque salarié ainsi qu’aux juges en cas de prévarication. Si l’on avait pris au sérieux la responsabilité des politiques, on n’aurait guère introduit l’euro qui a coûté des billions à l’Allemagne et à l’Autriche.

Défense de la citoyenneté

La doctrine de la liberté contraire à la citoyenneté nous nuit de manière fatale. Les dogmes et concepts juridiques déterminent la vie en société, influencent considérablement les concepts fondamentaux. Ils changent notre monde, nous amènent à agir de manière juste ou injuste. Nous ne pouvons pas faire plus que vivre ensemble selon le droit. C’est l’idée à la base de l’Etat de droit. Les notions doivent être élaborées dans le débat public. Sans fondement philosophique, la tentative de parvenir au droit est vouée à l’échec. La décadence de notre culture est une décadence du droit. Bien que je ne sois pas historien, je pense que nous vivons le plus grand Kulturkampf de notre histoire. Il y va de la défense du droit qui ne peut être fondé que sur la liberté générale, contre une religion éloignée du droit parce qu’éloignée de la liberté. Il y a toujours eu de grands Kulturkämpfe qui étaient en même temps des luttes pour le pouvoir. La Guerre de Trente Ans en est un exemple inoubliable. Mais la guerre civile menée par Adolf Hitler en Allemagne et contre l’Allemagne, dans laquelle il a entraîné l’Europe et le monde était également un Kulturkampf car il contrevenait à l’interdiction de tuer mo­saïque et humaniste. Le fondement de la liberté est la vie et le droit de chaque homme à la vie doit être sacré pour l’humanité et chaque Etat. Je suis reconnaissant à «Mut zur Ethik» pour son constant soutien à la défense de la culture européenne, à la culture des Lumières, à la culture occidentale qui est étroitement liée au christianisme, mais pour Kant, «l’objectif suprême de la culture est une constitution citoyenne parfaitement juste» (Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte, VI 57) dans laquelle les citoyens peuvent vivre en citoyens.
Il y va du statut que la Constitution accorde au citoyen et qu’il s’agit de réaliser. Cela pousse à se défendre contre la décadence de la liberté et du droit, à exprimer son opposition, voire à résister, quand les choses vont trop loin, jusqu’à la séparation.
En Allemagne existe le droit d’un Land à se séparer d’une Fédération qui contrevient aux principes fondamentaux de la République, de l’Etat libéral, mène des guerres anticonstitutionnelles ou conduit le pays à la ruine. L’Etat libre de Bavière, par exemple, aurait depuis longtemps le droit de se détacher de la République fédérale parce que celle-ci, ayant intégré l’Union européenne, n’est plus depuis longtemps un Etat de droit. On a privé les citoyens de leur citoyenneté, c’est-à-dire de leur liberté politique. Leur propriété est en danger, considérablement entamée par la dette publique. Leur parole est, sinon punie, du moins proscrite. Ceux qui décident de leurs droits sont des organismes qu’ils n’ont pas élus et qui n’ont pas leur confiance. La pauvreté prive de larges couches de la population de leur autonomie. Le revenu national est distribué partout dans le monde, et surtout aux riches. Le Grand Etat auquel on a contraint les peuples d’Europe à adhérer ne laisse aucune chance au droit et à la liberté en raison du manque de structures démocratiques. Il mène des guerres et ignore le besoin de paix des peuples. Dans le one world, il n’y aura plus des citoyens mais des sujets.
Il faut s’opposer, il faut résister. L’article 20-4 de la Loi fondamentale l’autorise. Pour les citoyens, la défense de la liberté et du droit est un devoir moral.    •
(Traduction Horizons et débats)

1    L’Etat s’appelle «Allemagne» et non «République fédérale». Certains ne veulent plus utiliser le terme d’Allemagne. Il s’agit de le faire oublier. Mais il symbolise l’unité de tout le pays au sens de l’Empire allemand. On le doit à Theodor Heuss, premier président fédéral. Les sociaux-démocrates voulaient parler de «Fédération des Länder allemands» et renforcer ainsi la division de l’Allemagne.
2    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 407 sqq.
3    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 34 sqq., 274 sqq., 343 sqq., 405 sqq.
4    Les abréviations sont celles utilisées par
W. Weischedel dans son édition de 1968 des œuvres de Kant.
Liste des ouvrages d’Emmanuel Kant
cités dans l’article (ajout du trad.)
GzMdS: Grundlegung der Metaphysik der Sitten –
Fondation (ou Fondements) de la métaphysique des mœurs
MdS: Die Metaphysik der Sitten – La métaphysique des mœurs
KrV: Kritik der reinen Vernunft – Critique de la raison pure
KpV: Kritik der praktischen Vernunft –
Critique de la raison pratique
ZeF: Zum ewigen Frieden – Projet de Paix perpétuelle
Autres titres:
Über die Pädagogik – Traité de pédagogie
Über den Gemeinspruch – Sur l’expression courante
Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte –
Conjectures sur le commencement de l’histoire de l’humanité
5    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, p. 27 sqq.
6    K. A. Schachtschneider, Res publica res populi. Grundlegung einer allgemeinen Republiklehre. Ein Beitrag zur Freiheits-, Rechts- und Staatslehre, 1994, pp. 71 sqq.; K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, 2007, pp. 115 sqq.
7    K. A. Schachtschneider, Staatsunternehmen und Privatrecht. Kritik der Fiskustheorie, exemplifiziert an § 1 UWG, 1986.
8    K. A. Schachtschneider, Der Anspruch auf materiale Privatisierung. Exemplifiziert am Beispiel des staatlichen und kommunalen Vermessungswesens in Bayern, 2005, pp. 67 sqq.
9    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 551 sqq.
10    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 579 sqq.; K. A. Schachtschneider , Recht auf Arbeit – Pflicht zur Arbeit, in: Transport – Wirt­schaft – Recht, Gedächtnisschrift für J. G. Helm, 2001, p. 827 sqq.
11    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 537 sqq., 544 sqq.
12    K. A. Schachtschneider, Medienmacht versus
Persönlichkeitsschutz, in: Freiheit – Recht – Staat, hrsg. von D. Siebold/A. Emmerich-Fritsche, 2005, pp. 268 sqq.
13    K. A. Schachtschneider, Rechtsstaatlichkeit als Grundlage des inneren und äusseren Friedens, Mut zur Ethik, Grundrechte, Rechtsstaatlichkeit und Völkerrecht versus Krieg, 2002, pp. 61 sqq., 70 sqq.
14    K. A. Schachtschneider, Res publica res populi, pp. 1177 sqq.
15    K. A. Schachtschneider, Res publica res populi, pp. 1060 sqq., 1086 sqq.
16    K. A. Schachtschneider, Prinzipien des Rechts­staates, 2006, pp. 167 sqq.
17    Ernst-Wolfgang Böckenförde, Die verfassungstheoretische Unterscheidung von Staat und Gesell­schaft als Bedingung der individuellen Freiheit, 1973; critique de K.. A. Schachtschneider dans Freiheit in der Republik, pp. 207 sqq., en particulier pp. 226 sqq.
18    K. A. Schachtschneider, Freiheit in der Republik, pp. 636 sqq.
19    K. A. Schachtschneider, Verfassungsrecht der Europäischen Union, Teil 2: Wirtschaftsverfassung mit Welthandelsordnung, 2010, pp. 71 sqq.
20    K. A. Schachtschneider, Res publica res populi, pp. 1045 sqq.
21    K. A. Schachtschneider, Res publica res populi, pp. 735 sqq.
22    Internationale Wirtschaft, Theorie und Politik der Aussenwirtschaft, 7. Aufl. 2006, avec Maurice Obstfeld.
23    Die Schatten der Globalisierung, 2002;
Die Chancen der Globalisierung, 2006.
24    K. A. Schachtschneider, Eigentümer globaler Unternehmen, 1999, in: Freiheit – Recht – Staat, hrsg. von D. Siebold/A. Emmerich-Fritsche, 2005, pp. 633 sqq.; K. A. Schachtschneider, Verfassungsrecht der Europäischen Union, 2. Teil: Wirtschaftsverfassung mit Welthandelsordnung, pp. 646 sqq.