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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2010  >  N°11, 22 mars 2010  >  Des organisations permettant d’agir ensemble existent depuis des siècles [Imprimer]

Des organisations permettant d’agir ensemble existent depuis des siècles

wb. Comment les hommes peuvent-ils réussir à gérer des ressources communes et cependant limitées telles que les forêts, les réserves halieutiques ou l’eau nécessaire à l’agriculture? Voilà la question qui fait depuis plus de 40 ans l’objet des recherches d’Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, et de ses collègues.
Des études menées dans le monde entier sur les principes de collaborations réussies
Les recherches menées par Ostrom et ses collègues sur l’utilisation des biens communs s’appuient largement sur des données empi­riques et ont d’abord concerné les types de collaborations qui ont fonctionné avec succès sur de longues durées, allant de plusieurs générations à plusieurs siècles. Ils ont découvert de par le monde les coopératives alpines suisses, les collectifs d’irrigation espagnols et philippins et les associations turques de pêche côtière, pour ne citer que quelques exemples. Ils ont ensuite dégagé les «principes» qui caractérisent ces projets réussis. Pour vérifier la pertinence de ces critères, ils se sont ensuite intéressés aux projets coopératifs qui avaient échoué. A chaque fois, on a constaté qu’en cas d’échec plusieurs de ces «principes» n’avaient pas été respectés.

Un mythe: la «tragédie des biens communs»

Ostrom et ses collègues ont le grand mérite d’avoir établi avec une rigueur scientifique les principes de ces collaborations réussies. L’importance de la mise en évidence de ces possibilités constructives n’apparaît que dans un contexte politique: les travaux d’Ostrom et de ses collègues font table rase d’un mythe lourd de conséquences et obstinément entretenu jusqu’ici, la prétendue «tragédie des biens communs». Ce concept recouvre la théorie selon laquelle chaque individu recherche toujours le profit maximum pour lui seul. Si plusieurs individus peuvent puiser ensemble à une ressource commune, ils la détruiront immédiatement en la surexploitant, au lieu de la ménager par une bonne gestion qui leur permettrait de l’utiliser plus «durablement». Cette tragédie ne peut être évitée que par l’une ou l’autre de deux mesures apparemment contradictoires: l’économie planifiée et la privatisation des res­sources, plus exactement: l’économie de marché garantie par l’Etat aux personnes privées.
Aussi bien l’économie planifiée que l’économie de marché ont échoué, cela fait consensus aujourd’hui. Mais il est de première importance pour le débat économico-poli­tique à venir que le mythe pseudo-anthropologique de la «tragédie des biens communs» soit lui aussi mis au rebut. Les travaux d’Ostrom le montrent: des modèles d’organisation permettant d’agir ensemble sont possibles.

Les principes des associations permettant d’agir ensemble qui ont réussi

Les hommes sont capables de s’apercevoir que si une ressource est trop peu abon­dante (par exemple l’eau ou les pâturages), agir chacun pour soi afin d’en tirer un profit individuel maximum tourne à long terme au désavantage de tous. A la différence des situations expérimentales artificielles qui ont servi à fonder la théorie de la «tragédie des biens communs» (deux individus sont enfermés, isolés l’un de l’autre, les vivres ne suffisent que pour un seul, etc.), la réalité montre que, même en situation de pénurie, les hommes conservent une marge de manœuvre pour réglementer équitablement leur coexistence. Cette réglementation leur permet de se doter d’associations permettant d’agir ensemble. Ostrom énumère 8 principes pour des associations fonctionnant sur le long terme:
1.    Des limites clairement définies:
    On définit clairement qui a le droit de participer à l’exploitation communautaire et quelles sont les limites des biens communs: par exemple, sur un alpage, qui fait partie de la coopérative, ainsi que les zones de pâturage à exploiter communautairement et individuellement.
2.    Des réglementations locales de l’utilisation de la ressource et du travail à fournir:
    Les utilisateurs de la ressource com­mune se dotent de règles adaptées à leur cas: quand, par qui et dans quelle mesure la ressource doit être exploitée et quelle quantité et type de travail chacun doit fournir pour la maintenir en état.
3.    Des dispositions relatives aux décisions collectives:
    «La plupart des personnes concernées par les réglementations peuvent participer à la modification des règles opératoires.»
La modification des règles d’utilisation d’une ressource commune ne nécessite l’intervention d’aucune instance extérieure.
En introduction aux principes 4 et 5, Ostrom constate que «le crédit dont il jouit et des normes communes ne suffisent pas à assurer au comportement coopératif une stabilité dans la durée. […] Cependant on ob­serve que la longue exploitation d’une ressource commune va toujours de pair avec un investissement efficace dans la surveillance et la sanction des activités s’y rapportant.»
4.    Surveillance:
    «Les surveillants qui contrôlent l’état de la ressource et le comportement de ses détenteurs doivent rendre des comptes aux détenteurs ou en font eux-mêmes partie.»
5.    Sanctions progressives:
    «Un détenteur qui viole les règles fait, de la part des autres détenteurs, de leurs plénipotentiaires ou bien des deux, l’objet de sanctions d’une progressivité raisonnable (en fonction de la gravité et du contexte de l’infraction).»
6.    Mécanismes de règlement des conflits:
    «Les détenteurs et leurs plénipotentiaires ont un accès rapide à un espace de juridiction local peu coûteux qui règle les conflits entre détenteurs ou entre eux et leurs mandataires.» Ostrom fournit des exemples: ces juridictions locales peuvent être fort diverses: une place publique où l’on se rencontre régulièrement, un café sur le port ou encore un tribunal local.
7.    Reconnaissance minimale des droits de l’or­ganisation:
    «Le droit des détenteurs à développer leurs propres institutions n’est contesté par au­cune autorité publique extérieure.»
    Ostrom montre par divers exemples que le respect des règles nécessite que ces règles juridiques que se donne l’organisation soient au moins tolérées ou, mieux, soutenues, par l’instance publique dont elle relève.
8.    Un agencement hiérarchique de l’organisation du bas vers le haut (entreprises encastrées):
Ostrom se refuse à fixer d’avance un nombre maximal de participants autorisés à utiliser une ressource commune. Elle donne des exemples: «Les unités plus importantes de l’organisation reposent sur des unités plus petites déjà organisées. Dans les «huertas» espagnoles, c’est le canal tertiaire qui est l’organisation de base. […] Mais dès que de petites unités sont organisées, les coûts marginaux entraînés par l’extension de l’organisation à partir de cette base sont beaucoup plus réduits que si on repartait de zéro. Plusieurs «huertas» espagnoles sont organisées en trois ou quatre niveaux hiérarchiques.»
Elle poursuit: «La réussite de pre­mières petites organisations permet à un groupe d’individus de se reposer sur le capital social ainsi créé pour résoudre des problèmes plus importants liés à des arrangements institutionnels plus importants et plus complexes. Les théories actuelles relatives à l’agir collectif négligent ce processus d’accumulation de capital institutionnel.»

Conclusion

Dans le domaine des institutions, Ostrom et ses collègues sont parvenus à réunir un vaste fonds d’études empiriques relatives aux conditions de réussite des organisations permettant d’agir ensemble et à le soumettre à une analyse rigoureuse. Elle parvient, en se référant à de nombreuses collaborations concrètes et entreprises coopératives, à présenter ses résultats d’une manière directement utile pour les «praticiens» également.
Ses travaux scientifiques constituent certes une reconnaissance des mérites de la Suisse et de ses siècles de tradition coopérative éprouvée, mais aussi un appel à ne pas dilapider son «capital social» dans des projets centralisateurs ou de libéralisation marchande.
Le «système de milice» tel que la Suisse le pratique, élément central d’un édifice social partant de petites unités largement souve­raines et de citoyens qui les portent est plus efficace que tous les centralismes et le «libre jeu des marchés». Nombre de projets – y compris de développement – se verront confirmés par les travaux d’Ostrom ou y trouveront de précieux repères.    •

Source: Elinor Ostrom, Governing the Commons, Cambridge, 1990 (traduction allemande: Die Verfassung der Allmende, Tübingen, 1999)
(Traduction Horizons et débats)