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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°28, 16 septembre 2013  >  La plainte de l’oiseau migrateur et la guerre entre les humains [Imprimer]

La plainte de l’oiseau migrateur et la guerre entre les humains

Extrait du récit «L’Oiseau migrateur» de Tchinguiz Aïtmatov

Cette nuit-là, à l’aube, sous les yeux de son benjamin Eleman, l’illustre maître yourtier Senirbaï partit pour un autre monde. Les dernières paroles qu’il prononça d’une voix rauque, le souffle court, sans même parvenir à remuer la langue, étaient quasiment inaudibles. A la lumière vacillante du foyer, penché sur lui, le jeune garçon, tremblant, en larmes, les yeux fixés sur ses lèvres presque figées, en comprit cependant le sens. Il ne saisit que deux mots: «Que … Taltchouï.»
Pourtant, devinant le reste, il se mit à pleurer en se mordant les lèvres, puis éclata en violents sanglots, incapable de se retenir. «Non, mon père, il n’y a aucune nouvelle! Je ne puis te mentir. Je suis seul ici. Tu entends? J’ai peur. Ne meurs pas, père, ne meurs pas! Ma mère va revenir bientôt, elle va revenir …»
Les paroles de son fils sont-elles parvenues jusqu’à la conscience du mourant, personne ne le saura jamais. Il rendit l’âme à cet instant même, les yeux grands ouverts. Et quand tout fut terminé, quand l’ombre de la mort eut transformé en un éclair le visage de son père en un visage étranger, horrifiant, l’enfant terrorisé sortit en courant de la yourte et s’enfuit sans même s’en rendre compte. Il courait en hurlant et en sanglotant, et derrière lui le chien Outchar galopait, la queue plaquée entre les jambes par la peur. Le fracas de la tempête lui fit reprendre ses esprits: il était au bord du lac. Alors, tombant du ciel, un autre vacarme lui fit lever la tête. Dans le ciel gris de l’aube, il vit un rassemblement inouï d’oiseaux. Des nuées. Décrivant de larges cercles au-dessus du lac, ils avaient pris de l’altitude pour franchir les montagnes. Puis après un dernier tour, ils s’étaient mis en file, comme un fleuve montant toujours plus haut, et prenaient la direction du défilé de Boomsk, de l’autre côté du col, vers Taltchouï. L’enfant comprit qu’ils partaient pour longtemps vers un pays lointain. La vallée du Taltchouï était sur leur chemin. Il cria de toutes ses forces: «Notre père est mort! Dites-le à mon frère Koïtchouman … Notre père est mort! Le père est mort! Mort! Mort!»
Nous avons longtemps survolé les montagnes. Au col, un vent violent chassait vers nous des bourrasques de nuages plus sombres que l’ardoise. Après quelques gouttes de pluie, une neige coupante s’est mise à nous fouailler jusqu’aux os. Nos ailes mouillées ont commencé à geler, il devenait difficile de continuer. Notre vol a fait demi-tour, suivi des autres. Nous nous sommes remis à tournoyer au-dessus du lac en criant, et là, gagnant de la hauteur, spirale par spirale, nous avons repris notre route, mais cette fois loin au-dessus des montagnes et des nuages. Au matin, quand le soleil s’est levé et nous a poursuivi de ses rayons, nous avions déjà traversé le col et l’immense vallée de Taltchouï s’étendait au-dessous de nous. O Taltchouï béni! La vallée, ouverte au loin sur les espaces des grandes steppes, était d’un bout à l’autre inondée de soleil. L’herbe y faisait à la terre une épaisse couverture verte, et sur les arbres, les bourgeons étaient gonflés comme des ventres de juments grosses. En son milieu courait la rivière Tchouï, sinueuse et argentée. Notre route suivait son lit. Du ciel nous avons crié notre mélancolie pour saluer la vallée, puis nous sommes descendus peu à peu vers la rivière au ras du sol.
Un peu plus loin en aval, dans les roseaux d’un vaste marécage se trouvait la première halte sur la route ancestrale, immuable de nos caravanes. C’est là que nous devions nous reposer et manger pour pouvoir continuer notre voyage, mais cette fois, le destin n’a pas daigné nous accorder notre refuge traditionnel. Jouant de nos ailes et de nos empennages, nous approchions du havre secret, quand, tout à coup, au-dessous de nous, a surgi le spectacle d’une effroyable boucherie humaine. Une foule innombrable, des milliers et des milliers de cavaliers et de fantassins s’affrontaient dans notre marais. Ils couvraient cet immense territoire de cris, de clameurs, de hurlements, d’exclamations, gémissements, râles, hennissements et grognements … Sur ce territoire si vaste, les hommes s’exterminaient dans un combat sanglant.
Ils se précipitaient en masse les uns contre les autres, lancés en avant, ou bien ils s’entrechoquaient, se jetaient au sol et se piétinaient sous les sabots de leurs chevaux, ou bien encore ils se dispersaient de tous côtés, les uns s’enfuyant, les autres les poursuivant. D’autres se battaient dans les roseaux à coup de poignards et de sabres, s’égorgeaient, s’étripaient. Partout, des cadavres innombrables d’hommes et de chevaux gisaient pêle­mêle. Beaucoup étaient tombés dans la rivière, bloquant le courant. L’eau, en les contournant, se chargeait de bouillonnements rouges et de caillots sombres et se transformait sous les sabots des chevaux en un fleuve de sang. Un frisson a parcouru nos lignes, nous avons ralenti, une clameur s’est élevée dans le ciel, nos rangs se sont rompus, et nous nous sommes mis à tournoyer en un nuage désordonné, tout effrayés par ce spectacle. Incapables de reprendre nos esprits, nous avons longtemps survolé ces malheureux qui s’entretuaient, nous avons mis longtemps à reformer nos rangs, à nous calmer.
Voilà pourquoi nous n’avons pas pu nous arrêter, voilà pourquoi nous avons dû éviter cet endroit maudit et poursuivre plus loin. Pardonnez, oiseaux migrateurs! Pardonnez pour ce que nous avons fait! Pardonnez-nous aussi pour ce que nous ferons. Je ne puis vous expliquer et vous ne pouvez comprendre pourquoi la vie humaine est ainsi faite, pourquoi on a tué tant de gens sur terre et pourquoi tant d’autres seront encore tués …
Pardonnez-nous pour l’amour de Dieu, pardonnez-nous, vous qui poursuivez votre chemin dans un espace de pureté … Après la bataille, ce fut le festin des charognards. Ils se remplirent le jabot à l’en faire éclater, ils ne pouvaient même plus bouger les ailes. Après la bataille, ce fut le festin des chacals. Ils ne pouvaient plus se traîner tant ils s’étaient empiffrés de charogne. Partez, les oiseaux, partez le plus loin possible de cet enfer terrifiant. Fuyez, les oiseaux, fuyez ces terres d’horreur.
Ainsi en est-il depuis le début du monde: chaque fois qu’en arrive le moment, ni avant, ni après, les oiseaux s’envolent pour un long voyage. Ils passent infailliblement, invariablement par des voies connues d’eux seuls, par ces chemins frayés depuis la nuit des temps qui les mènent jusqu’au bout du monde pour ensuite les en ramener.
A travers orages et tempêtes, jour et nuit, ils battent des ailes sans connaître la fatigue. Même le sommeil n’arrête pas leur vol, n’arrête pas leur vol, pas leur vol. C’est là l’essence de leur vie. Dans la nature, toute chose s’inscrit dans un ordre immuable. Des caravanes d’oiseaux volent vers le nord. Elles iront sur les grands fleuves mettre au monde leurs petits sur leurs aires traditionnelles. En automne, ils repartiront vers le sud avec une progéniture déjà capable de lutter pour sa vie.
Voilà des jours et des nuits que nous volons. Dans ces hauteurs immatérielles, dans ces hauteurs, souffle un vent glacé, semblable à une rivière sans fin. Cette rivière, c’est le Temps qui s’écoule, invisible dans un Univers sans limites. Où va-t-il? Où va-t-il? Où va-t-il?
Nos cous tendus sont des flèches. Nos corps sont des cœurs palpitants et infatigables. Il nous reste encore beaucoup à couvrir à tire d’aile, à tire d’aile.
Nous volons plus haut, toujours plus haut … Si haut que les montagnes s’aplatissent, puis disparaissent, et la terre qui s’éloigne de plus en plus perd ses contours. Où est l’Asie? L’Europe? Où sont les océans? Où est la terre ferme? Tout est si vide dans l’univers sans limites. Seul notre globe terrestre, chamelet perdu dans le désert, se balance doucement, dérive à la recherche de sa mère. Mais où est-elle, la mère chamelle? Où est la mère de notre terre? Où est-elle? Pas de réponse. Seul le vent chante, le vent des hauteurs désertes, et là-bas se balance et dérive une terre grosse comme le poing, grosse comme le poing. Elle se balance doucement et dérive, comme un crâne orphelin, comme un crâne d’enfant, notre terre vacillante, notre terre vacillante. Est-il possible qu’elle contienne tant de Bien, tant de Bien et qu’il s’y pardonne tant de Mal? Non, il ne faut pas pardonner, il ne faut pas, je vous en conjure, nuées créatrices, pensées maîtresses du destin!
Je ne suis qu’un oiseau aux larges ailes qui poursuit sa route avec ses semblables. Je vole avec les cigognes, je suis des leurs. Je vole avec elles, à la nuit noire parmi les étoiles, le jour par-dessus champs et villes. Et voguent mes pensées.

Suivant son vol
Mon aile lente
Mon aile amère
Va conjurant
Hommes et Dieux
D’épargner notre terre.
Assez, les hommes!
Ayez pitié
Des larmes des cigognes
Priez vos Dieux
Qu’ils vous protègent
De ces combats épouvantables
Des tragédies inexorables
Des incendies inextinguibles
De vos actes
Irréparables

Le vol disparaît au loin. On ne distingue déjà plus les battements d’ailes... Le voilà comme un point dans le ciel, puis plus rien.
Mais le printemps revient, avec son cortège de cris d’oiseaux …    •

Source: Tchinguiz Aïtmatov. L’Oiseau migrateur. Traduit du russe par Sabine Montagne. Paris 1989, p. 29–39