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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2013  >  N°15, 29 avril 2013  >  «La paix se fait toujours à partir de petits Etats et de communautés d’organisation républicaine» [Imprimer]

Leipzig 1813 et les conséquences

En automne 1813, avec la bataille devant les portes de Leipzig, les prétendues guerres de libération contre les troupes napoléoniennes ont atteint leur apogée.
Du 16 au 19 octobre, les alliés autrichiens, prussiens, russes et suédois ont imposé la défaite décisive à l’armée française et à ses alliés forcés, dont les troupes du roi de Saxe et celles, déjà vaincues, des Etats confédérés du Rhin, brisant ainsi la domination de Napoléon en Europe.
Napoléon Bonaparte 1er – empereur des Français depuis 1804 – avait décidé pour plus d’une décennie du sort de l’Europe. Après la terrible défaite de Waterloo (18 juin 1815) il a été envoyé définitivement en exil sur l’île de Sainte-Hélène. Lors du Congrès de Vienne 1814/15 les représentants politiques de quelque 200 Etats européens, corporations, seigneuries et villes ont restructuré les rapports de force sur le continent.
Important pour la Confédération: le 20 novembre 1815 à Paris, la diplomatie suisse a réussi à convaincre les grandes puissances, notamment l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, d’accepter l’«Acte portant reconnaissance et garantie de la neutralité perpétuelle de la Suisse et de l’inviolabilité de son territoire». Dans ses points principaux, celui-ci a été formulé par le Genevois Charles Pictet-de Rochemont, qui a veillé à ce que, de la garantie, on ne puisse pas dériver un droit d’intervention des grandes puissances.

Sources: www.leipzig1813.com/index.php?id=166 et www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16572.php 

(Traduction Horizons et débats)

«La paix se fait toujours à partir de petits Etats et de communautés d’organisation républicaine»

Au sujet du livre «1813 – Kriegsfeuer» de Sabine Ebert – en tenant compte de l’œuvre d’Emmanuel Kant «De la paix éternelle» et des expériences de la Confédération suisse

par Tobias Salander, historien

A l’époque de la cyberguerre et des guerres menées par des drones, les mercenaires des Etats en guerre sont de plus en plus confortablement assis dans des fauteuils de bureau et agissent tout autour de la planète. Ils voient les victimes, livrées à la mort par leur Etat, la plupart du temps sans déclaration de guerre ou sans droit d’être entendu en justice, dans le meilleur des cas comme des petits points sur un écran ou bien pas du tout, ainsi que lors de la dispersion des virus informatiques comme Stuxnet, capables de paralyser les systèmes de régulation d’installations nucléaires, de centrales nucléaires également et autres installations d’infrastructure. Malgré tout, malgré l’absence de «contact direct avec l’ennemi», beaucoup de ces guerriers modernes souffrent des mêmes syndromes de stress post-traumatiques que leurs collègues dans des guerres conventionnelles, comme le rapportent le «New York Times», la «Frank­furter Allgemeine Zeitung», la «Neue Zürcher Zeitung» et autres. Est-ce une preuve que l’homme ne changera jamais? Ou bien plutôt un signe d’espoir? L’espoir que l’humanité reconnaît enfin que mener des guerres d’agression – depuis Nuremberg interdit comme le crime le plus grave – est diamétralement opposé à la nature sociale humaine, que l’être humain ne s’en remonte pas et que le fait de ne pas le supporter peut être compris comme preuve de ce dont l’être humain a besoin pour sa santé psychique ou bien de ce qu’il ne peut pas supporter. Si les recherches d’un Michael Tomasello,1 co-directeur de l’Institut Max Planck pour l’anthropologie évolutionnaire à Leipzig et de beaucoup d’autres sont prises au sérieux, à savoir que l’être humain coopère volontiers avec ses semblables, même déjà les petits enfants avant l’acquisition du langage, les conclusions devraient aussi être claires pour la vie entre les Etats: la guerre comme moyen de la politique doit être exclue, car elle n’a jamais conduit à des solutions pro-sociales et durables. C’est également fixé dans la Charte des Nations Unies. Mais nous témoins directs de ce qui se passe à présent, nous, contemporains des guerres menées par les USA et/ou par l’OTAN contre la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak, des guerres menées par des membres particuliers de l’OTAN contre la Libye et le Mali, nous avons de la peine à garder la tête froide et à transposer les résultats de l’anthropologie moderne, de la biologie et de la psychologie sur les événements actuels – et à prendre au sérieux la Charte des Nations Unies et à vivre d’après ses maximes. Exposés aux rouages de la propagande, nous sommes vite prêts, avec chaque nouvelle guerre, à partir du point de vue que cette fois cela est vraiment nécessaire de mener «la guerre pour en finir avec toutes les guerres», «la guerre pour la protection de la paix», «la guerre pour les droits de l’homme» et même une «guerre pour le droit international». La vérité est toujours la première victime d’une nouvelle guerre. La raison ne vient que plus tard, souvent trop tard.
C’est pour cette raison qu’un regard sur l’histoire peut souvent être salutaire et ouvrir les yeux pour l’actualité. Le regard en arrière peut être clarifiant, justement lorsqu’il s’agit de périodes plus lointaines, parce qu’il n’y a plus de consternation personnelle qui voile le regard ou nous rend éventuellement partiaux, parce qu’il n’y a pas de mission propagandiste pour nous embrumer, et parce que la nature humaine n’a pas changé depuis plus de 10'000 ans, et que nous avons donc à faire au même être, qui est actif aujourd’hui: l’homo sapiens sapiens. Et comme il en est ainsi, nous pouvons nous mettre dans la peau de ces ancêtres, saisir leur manière d’agir et en tirer des conclusions pour aujourd’hui. Justement par exemple celle que les guerres ne correspondent pas à la nature humaine, mais qu’elles sont toujours mises en scène sur le fond d’intérêts de milieux influents. Et comme elles sont faites par les hommes et qu’elles ont toujours aussi été terminées par les hommes, les guerres actuelles peuvent être terminées ou bien ne pas être commencées.
Un exemple qui peut être instructif pour nous aujourd’hui, pour toutes ces raisons citées, c’est la soi-disant «Völkerschlacht» (Bataille des Nations) de Leipzig en 1813, qui sera commémorée pour la 200e fois cette année. A cette occasion, il y aura des festivités à Leipzig cet automne. Pour cette date, une œuvre historique a paru qui rend vivants les déroulements, car on a choisi un point de vue humain: il s’agit d’un roman historique, fidèle aux faits, de Sabine Ebert qui, appuyé sur des sources, redessine les déroulements avec peu de passages inventés dus au genre romanesque, qui n’empêchent pas le regard sur les événements, mais sont au contraire éclaircissants. Raison suffisante pour apprécier cette œuvre à sa juste valeur et la mettre en relation avec l’écriture humaine de l’histoire, obligée envers la paix et qui sait, depuis Emmanuel Kant et par l’histoire de la Confédération suisse, que la paix est toujours issue de petits Etats et de communautés d’organisation républicaine, et jamais de grandes entités. Que ces dernières essaient de prendre à leur compte les fêtes commémoratives, on peut s’y attendre, mais cela n’atténue pas la falsification de l’histoire. En tant que Suisse, on est déjà averti: certains milieux ont essayé, lors du bicentenaire de l’invasion des troupes napoléoniennes en Suisse en 1798, d’enjoliver Napoléon comme le fondateur de la Suisse moderne – le despote qui a pillé et centralisé le pays occupé, et qui a envoyé les plus jeunes en Russie comme chair à canon. Grâce aux recherches de René Rocca2 et autres, cette falsification a pu être rectifiée, en attirant l’attention sur la tradition coopérative de la Suisse, qui, longtemps avant la fondation de l’Etat fédéral, a déjà porté le germe de la démocratie directe.
Ainsi, en 2013, l’enseignement de l’époque napoléonienne ne peut pas être celui disant que la paix en Europe viendrait vers les hommes par un moloch néo-napoléonien. Cela, même si cette grande entité d’aujourd’hui ou bien le président d’un pays se trouvant en état de guerre permanent reçoivent le Prix Nobel – d’un comité dont les décisions récentes, d’après Fredrik S. Heffermehl,3 feraient le fondateur Alfred Nobel se retourner dans sa tombe.

Stratèges des USA: l’être humain ne veut pas de guerre

Cette affirmation vient d’un côté non suspect, de quelqu’un qui n’est pas connu comme colombe de paix, idéaliste ou pacifiste: l’Américain appartenant à l’école du «néo-réalisme», Kenneth N. Waltz,4 défend dans son approche du «réalisme anthropologique» la conception qu’il ne faut pas chercher la cause des guerres entre les Etats dans l’aspiration au pouvoir de l’être humain, mais dans le système qui est structuré de façon anarchique et ne dispose donc d’aucune institution et tradition d’un Etat de droit. Comme les Etats sont des acteurs tout à fait rationnels qui veulent survivre, on doit aspirer à un équilibre des puissances – aujourd’hui aussi avec des armes nucléaires, des déclarations qui peuvent irriter d’un côté en ce qui concerne la prolifération d’armes mortelles sans distinction, et sont de l’autre côté bienfaisantes, car l’homme est ainsi libéré du soupçon général d’être un loup pour les autres êtres humains, de disposer d’un instinct de la mort ou d’archétypes comme celui d’un Wotan, comme le prônent les conceptions de Hobbes, de Freud, selon une compréhension simplifiée, et de C.G. Jung. Que l’être humain soit un être paisible qui coopère volontiers avec ces pairs, se montre clairement dans les recherches de Tomasello. L’être humain comme être socialement prématuré dépend d’un utérus social et a donc besoin de protection comme l’a démontré Adolf Portmann.5

La condition humaine: un ensemble de finesse et de robustesse

La volonté de coopération, le besoin de protection et de donner de la protection vont de pair. La nature sociale de l’être humain est donc toujours jumelée de sympathie, de compassion et d’assistance d’un côté, et de la volonté de défense contre l’usurpation du pouvoir, la défense de la dignité humaine contre les usurpateurs et la création de règles pour le maintien du bien commun. Cette double formation de la condition humaine, décrit aussi comme le jeu d’ensemble de finesse et de robustesse, fait partie de l’histoire humaine dès son début. Comme il existe dans l’histoire de chaque individu toute une palette d’émotions pures et moins pures, des impulsions et des efforts, un excédent de tendances destructives d’un individu peut amener des erreurs qui peuvent être destructives, comme le meurtre et l’homicide volontaire, le viol et la haine etc. Mais jamais les guerres ne peuvent être expliquées ainsi, qui, pendant des années peuvent coûter la vie à des milliers et des centaines de milliers, même des millions de vies humaines. Ce n’est donc pas seulement l’école de politique réelle du néo-réalisme de Kenneth N. Waltz, mais cela se montre aussi dans des lettres, des pages de journaux intimes et récemment dans des interviews avec des témoins du temps, des gens concernés par des affrontements guerriers. L’être humain veut vivre en paix, en communauté avec ses semblables sans pour autant construire une hostilité avec les autres. Mais s’il se jette sur d’autres humains et cela en masse et de manière organisée et en uniforme, il y a de la manipulation derrière, des idéologies et l’abus de la volonté d’organisation humaine.

Nos propres liens contemporains nous aveuglent la plupart du temps

Comprendre tout cela dans son propre présent n’est pas toujours facile, en étant proche témoin des déroulements et influencé par des intérêts puissants. Ainsi les guerres du XXIe siècle ne peuvent être décelées qu’après coup comme une grande injustice, liée à une mystification du public. Quand les guerres sont vendues comme des campagnes pour empêcher les guerres, pour assurer les droits de l’homme, pour empêcher des massacres etc., et quand cela est divulgué par les médias et répété sans cesse, c’est seulement avec une distance temporelle qu’on peut y voir clair. Etre des témoins du temps a le plus souvent un effet aveuglant et assourdissant, et souvent on ne veut même pas admettre qu’un politicien ou un Etat avec une image positive puisse commettre des actes monstrueux. Il est pour nous souvent plus facile de comprendre au moyen d’exemples historiques que les guerres commencent toujours avec des mensonges, que tout d’abord les valeurs cachent de simples intérêts, que les monstruosités sont vraiment monstrueuses. Lorsque, par exemple, un homme d’Etat dit que la mort d’un million d’êtres humains le laisse indifférent, cela nous indigne avec la distance temporelle de 200 ans – mais lorsque c’est une ministre de l’Extérieur contemporaine, qui le dit au sujet de plus de 500'000 enfants d’un peuple démonisé auparavant par les médias pendant des années et affamé par l’embargo, cela tombe sans commentaire dans le trou noir de l’oubli ou au meilleur cas dans le refoulement; au meilleur des cas, car ce qui est refoulé a la fâcheuse tendance à remonter à la surface un jour ou l’autre. Ou pourquoi donc ne ressentons-nous pas la même chose pour la déclaration de Napoléon Bonaparte sur ses soldats par milliers, et celle de Madeleine Albright sur le demi-million d’enfants d’Irak?

Depuis 1999 nous avons perdu à nouveau le respect de la guerre

Comme nous nous trouvons depuis la guerre du Kosovo à nouveau sur le sentier de la guerre, nous avons, d’après le divisionnaire décédé récemment, Hans Bachofner (1931–2012),6 perdu le respect de la guerre, un regard sur l’histoire peut être salutaire; par exemple sur un événement d’il y a 200 ans. Je parle de cette Bataille des Nations à Leipzig, déjà mentionnée, où un demi-million de soldats de pays différents se sont affrontés dans la bataille, à cette époque la plus grande jusqu’alors de l’histoire humaine.
Celui qui lit le nouveau roman, intitulé «1813 – Kriegsfeuer» [Feu de guerre], de Sabine Ebert, basé sur l’étude de plus de 30?000 pages de littérature primaire et secondaire, et qui décrit du plus près possible les événements et personnes historiques, celui-là repose souvent le livre en ruminant: A quoi bon cette folie? Pourquoi cette boucherie insensée de dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart très jeunes. Pourquoi personne n’a réussi à arrêter cette aberration?
Comment les êtres humains ont-ils pu survivre, comment assumer ces atrocités? Et pourquoi cela a-t-il continué et continué pendant toutes les guerres d’unification sous Bismarck, les guerres en Italie du Nord, en Crimée, dans les Balkans, pour culminer avec les deux guerres mondiales et plus de 100 guerres depuis – avec l’actuelle conduite de guerre néocoloniale sous couvert des «droits de l’homme». L’humanité ne fera-t-elle jamais preuve de bon sens?

«Tutti fratelli» – un demi-siècle avant Henry Dunant

Sabine Ebert n’a inventé librement que quelques personnages, avant tout il y a une figure qui est absolument nécessaire pour ne pas succomber au désespoir, à l’apathie ou au cynisme: avec le personnage d’Henryette Gerlach, appelée Jette, l’auteure crée un personnage lumineux qui reprend la tradition chrétienne du bon samaritain et fait penser à Florence Nightingale. Souvent on pense aussi à Bertha von Suttner avec son roman construit en dialogue, couronné du Prix Nobel «Die Waffen nieder» (Bas les armes) et avant tout toujours à l’exclamation «Tutti fratelli», par laquelle Henri Dunant,7 le fondateur de la Croix-Rouge a exprimé dans la bataille de Solferino, à l’hôpital militaire de Castiglione, qu’on doit aider tous les soldats blessés, indépendamment de leur origine, tout simplement parce que ce sont tous des êtres humains, des frères.

En ce temps-là, ce fut le Corse, aujourd’hui, est-ce l’hyperpuissance en déclin?

Des frères apparaissent aussi dans un autre contexte du roman d’Ebert. C’est au plan des puissants, mais sous forme de rapports fort hypocrites. Celui que l’empereur Napoléon désigne comme «frère», c’est Frédéric Auguste Ier, roi de Saxe, qu’il détient en otage, sans le nommer ainsi. Et surtout, cette Saxe: après la défaite d’Iéna et Auerstedt en 1806, Napoléon l’a attirée par la promesse de ne pas l’occuper ni la piller, et de la traiter autrement et de façon plus favorable que la Prusse, vaincue en même temps. Cette Saxe doit livrer ses jeunes hommes, comme autant de peuples vaincus, pour ses guerres, au prince hégémonique. Un destin qui n’apparaît pas pour la première fois dans l’histoire, mais qui, n’est toujours pas maîtrisé jusqu’à nos jours: qui n’est pas capable de se défendre, soit par lâcheté, par bêtise ou quoi que ce soit d’autre, devra faire la guerre pour le vainqueur. Qui doit tolérer des troupes étrangères sur son territoire, est pillé, réduit à la famine et déshonoré. Ce qui apparaît, avec la distance historique, ce qui apparaît si clair, était souvent, à l’époque, difficile à voir. L’hyperpuissance en déclin que sont les USA n’offre-t-elle pas des traits semblables aux attitudes impériales du Corse, et seulement camouflées derrières des notions différentes, plus malignes? Dans «La coalition des volontaires», c’est déjà très visible: «la communauté des valeurs ou «la communauté internationale» sont mieux emballées. «Vassal», «Tête de pont», «Tributaires», sont toutes des notions que le stratège en géopolitique, Zbigniew Brzezinski,8 utilise dans ses livres et qui nous rappellent plutôt Napoléon. Et là aussi se pose la question: pourquoi personne ne se défend? Est-ce seulement la crainte du pouvoir – ou est-ce que cela sous-entend aussi de l’admiration et une certaine sorte de besoin maladif de s’appuyer sur une grandeur supposée? Et vouloir être de la partie quand les beaux et les riches se donnent rendez-vous dans la débauche?

Qui dénonce le mégalomane comme tel?

En Saxe, à l’époque de la Bataille des Nations, on peut, de façon exemplaire, suivre tous ces déroulements historiques. Sabine Ebert les a mis à jour avec minutie. Ainsi nous comprenons, à travers le cours des événements autour du personnage de la Saxonne Auguste Charlotte, comtesse de Kielmannsegge, comment le pouvoir semble promettre, pas toujours uniquement aux personnes simples, du «sex-appeal». De quelle façon comprendre ou décrire cela autrement: une femme rend hommage à un tueur en série qui nuit à ses propres sujets et détruit ainsi sa base de vie? Elle devient espionne contre ses propres compagnons de la noblesse? Est-ce à la suite du soi-disant charisme de l’empereur autoproclamé qu’est Napoléon? Et comment peut-il arriver qu’on ne veuille pas voir en lui le mégalomane et sa folie?
Sabine Ebert ne répond pas directement aux questions implicites. Elle laisse plutôt le lecteur réfléchir. Il est capable de se mettre à la place des hommes de pays, camps ou couches sociales différents, car l’auteur présente l’histoire à travers leurs perspectives, en choisissant un point de vue humain. C’est cette perspective humaine qui rend l’histoire saisissable et sensée. Jamais un travail avec l’histoire ne doit être de «l’art pour l’art» – il faut bien sûr rendre hommage au postulat des Lumières du «prodesse et delectare», du «être utile et faire plaisir». Cela, Mme Ebert, l’a bien réussi. Que l’on s’accorde une semaine pour la lecture, et l’on va être captivé et s’y plonger – on ne court jamais le danger de s’y perdre, car les analogies avec les événements d’aujourd’hui s’imposent de page en page.

Un mémorial littéraire au «soldat inconnu»

Plus d’une fois, on repose le livre sur ses genoux pour réfléchir: «Ce sont les femmes qui donnent la vie, ce sont les hommes qui la reprennent» – est-ce vrai? Sans paraître féministe radicale, l’auteure incite à des séries de réflexions: des femmes et des hommes de l’histoire vous viennent à l’esprit, Socrate, Jésus de Nazareth, Gandhi, Mère Teresa, Florence Nightingale, déjà mentionnée ci-dessus, mais aussi Gilberte de Courgenay pour la Suisse, qui, dans son restaurant, pendant la grande guerre, adoptait, comme une mère, les soldats qu’elle connaissait tous par leur nom «et tous les officiers» comme il est dit dans la chanson composée en son honneur. Et bien sûr, Henry Dunant. Mais aussi Bertha von Suttner, Heinrich von Kleist avec sa nouvelle «La Marquise d’O», où est peint le destin des femmes pendant les guerres, là justement les guerres napoléoniennes. Où une Française, d’abord sauvée du viol par ses soldats par un officier russe, tombe enceinte ensuite, sans savoir par qui, pour apprendre à la fin que ce fut justement son sauveur, lui apparaissant comme un ange sauveur, qui s’avérait être le diable. Kleist y montre comment la guerre chamboule tout. Au contraire de l’habitude, un enfant naît d’abord, ensuite on se marie sans sentiments, et ce n’est qu’après qu’on tombe amoureux.
Si, dans le roman de Mme Ebert, la protagoniste s’engage avec l’ennemi, ce n’est pas par concupiscence mais par pitié: comme une mère tire l’enfant à soi pour le consoler, la jeune Saxonne attire l’officier de l’armée d’occupation pour le consoler de sa mort prochaine sur le champ de bataille – en lui, elle aime, mieux, elle honore en même temps tous ces hommes qu’elle a connus des camps divers: une fois l’officier prussien, une autre l’officier français, enfin une autre fois le partisan s’engageant avec les chasseurs de Lützow – il nous revient à l’esprit l’image du tombeau du «soldat inconnu» auquel l’auteure érige, avec délicatesse, un mémorial littéraire.

Chaque homme sert dans une armée: dans celle de son propre pays ou dans une armée étrangère!

Tous les passages dans lesquels nous est montrée la signification d’être conquis par une puissance étrangère sont particulièrement émouvants, et nous laissent pensifs: les meilleurs des Saxons vont vers Moscou, avec «l’usurpateur»; ils sont envoyés se faire pratiquement anéantir, pour reconnaître après que le même homme au pouvoir transforme leur patrie en champ de bataille, pendant des mois, jusqu’à ce que tout le pays soit en ruines. Qu’il peut alors le laisser tranquillement à l’ennemi, puisqu’il n’y a plus rien à en sortir, comme il l’exprime cyniquement. Quelques officiers saxons ne se laissent pas faire et passent à l’ennemi. Du coup la mêlée de la Bataille des Nations de Leipzig même a pour conséquence que des Saxons luttent contre des Saxons, les deux pour leur patrie. Que le roi louvoie et use de tactique, ils devraient tous le comprendre, car ils le firent tous. Celui qui défendait une idée se voyait toujours trahi. Ainsi le roi de Prusse et le tzar de Russie s’étaient, depuis longtemps, entendus qu’en cas de victoire sur Napoléon, la Saxe serait incorporée à l’Etat prussien. Que les fiers patriotes saxons voulant combattre Napoléon se mirent sous les ordres prussiens, parce qu’ils n’avaient pas le choix, luttant ainsi contre leurs propres intérêts sans le savoir, c’est tragique. Que, souvent, les alliés avaient des divergences entre eux, Napoléon l’avait prévu et en profita. Mais que les Habsbourg, déjà pendant la bataille de Leipzig, entamèrent des négociations secrètes avec leur adversaire Napoléon pour lui garantir la fuite, sans en informer leurs alliés et contre leur volonté, ce fut la trahison pure de la cause commune, et aussi la preuve que ces intérêts communs ne furent qu’éphémères.

Entre Etats, il n’y a pas d’amitié, mais seulement des intérêts

Ou, pour l’exprimer en les termes de Brzezinski et d’autres stratèges en géopolitique: Entre Etats, il n’y a jamais eu de l’amitié, mais seulement des intérêts. Et l’intérêt des Habsbourg, c’était, de ne pas retirer les fondements essentiels à Napoléon, gendre de l’empereur François Ier, car on avait besoin d’une France forte afin que la Prusse et la Russie ne devinssent pas trop puissantes après les guerres, selon la devise: «En temps de guerre, on est toujours après la guerre et après la guerre, on est toujours avant la guerre.»
Mais aussi tous les soldats polonais, officiers et généraux au service de Napoléon se virent trahis, car ils étaient les seuls à rêver d’une Pologne indépendante. La situation était confuse et tellement complexe et les lignes de ruptures se firent sentir aussi à l’intérieur de la coalition, de sorte que chacun prévoyait être trahi à tout moment, ce qui arriva à plusieurs reprises. Surtout tous ceux qui devaient constater qu’ils avaient été utilisés comme chair à canon furent trahis. Bien sûr, après, tout est plus clair, mais une fois pris en pleine pagaille, ce n’est pas facile d’en sortir. Et pourtant: lorsque 500'000 hommes se trouvaient face à face dans la plaine de Leipzig, les armes pouvaient se taire durant une journée, parce que les commandants en chef n’ordonnèrent pas l’attaque pour diverses raisons. Ce qui ne fait que démontrer que les guerres peuvent être arrêtées à tout moment par les hommes, car ce sont eux qui les font. Ou bien vu sous une perspective suisse: il vaut mieux ne pas se laisser entraîner dans de telles choses.

Le conseil de Nicolas de Flue renforcé par Emmanuel Kant

L’exemple de la Confédération helvétique montre que c’est possible. Grande puissance militaire du Moyen Age et de l’époque moderne, nous, Suisses, avons appris à temps, à travers toutes ces fatalités, ce qui s’était démontré lors de la Bataille des Nations à Leipzig: ainsi que luttaient à Leipzig, Saxon contre Saxon, Allemand contre Allemand, il y avait eu des Confédérés suisses mercenaires luttant contre d’autres Confédérés, père contre fils; et quand il y eut la défaite de Marignan, les Suisses sont allés chercher de bons conseils auprès d’un savant homme: Nicolas de Flue a donc montré le chemin et nos ancêtres ont suivi la voie indiquée: Ces deux conseils sont toujours valables pour la Suisse et pourraient l’être pour d’autres peuples: «N’élargissez pas trop la barrière», et «ne vous mêlez pas des affaires des autres» ressemblent tout à fait à ce que Kant a écrit dans son célèbre traité «De la paix éternelle» en l’année 1795: de petits Etats au lieu de grandes entités, des républiques au lieu de monarchies, seulement ainsi la paix pourrait être créée et maintenue. Il est tragique que la plupart des hommes en Europe n’aient pas pu adopter ces principes. Mais cela ne veut pas dire que les principes aient été mauvais: associés avec les principes de la coopérative, de la construction politique de bas en haut, de la volonté de vivre en paix et de défendre ces principes de toutes leurs forces, mais toujours de façon défensive, c’est ainsi que les Confédérés ont donné à eux-mêmes, au continent européen et au monde entier, un îlot de paix, de paix sociale, ainsi qu’une instance de médiation pacifique et de réconciliation.
Aujourd’hui encore, ce pourrait être la voie pour un avenir pacifique: une Europe des patries qui pourraient être formée de petits Etats comme par exemple un Etat indépendant libre de Bavière9 ou un Etat libre indépendant de Saxe. Que personne ne dise que de tels Etats seraient trop petits pour survivre économiquement. Le succès des petits Etats européens comme la Suisse dément de tels propos.

La légende de l’UE et de l’OTAN comme faiseurs de paix

Doivent être détrompés par la crise dramatique de l’Euro tous ceux qui voudraient conclure, après la lecture du roman de la Bataille des Nations à Leipzig, qu’il faudrait des constructions encore plus grandes que celle de Napoléon. Comme l’UE, par exemple qui, comme modèle pacifique apporterait la paix, pour, dans l’avenir, en finir avec ces boucheries. Le professeur Hankel a indiqué une voie pacifique pour sortir de la crise économique et monétaire.10 En ce qui concerne la politique, il faudrait plus de réflexion et une réponse à la question: comment se fait-il que de grands pays européens, depuis 1999, ont recommencé à faire la guerre? Aussi qu’on ait voulu nous vendre la guerre d’agression contre la Serbie, menée à l’encontre du droit international, comme une campagne pour la paix, ainsi que les guerres contre la Libye et le Mali en les désignant par les termes «d’intervention humanitaire», «R2P», la responsabilité de protéger, en oubliant «l’obligation de rendre compte». Ce sont des infractions au droit international humanitaire, toujours et toujours couvert par la puissance prédominante de l’OTAN, les USA. Et c’est exactement de là qu’on devrait tirer les conséquences de la lecture de «1813 – Kriegsfeuer»: reconnaître qu’il y a toujours à nouveau des pays européens qui retombent dans la dépendance en se faisant manipuler d’un côté par une puissante clique opaque à Bruxelles et de l’autre par une pareille organisation obscure siégeant à Washington DC. On aurait pu arrêter Napoléon si l’on avait reconnu à temps qu’il avait dépassé l’apogée de son pouvoir, et si l’on avait voulu le combattre, ce qui aurait demandé la suppression des structures d’un pouvoir élitaire et féodal. De la même façon, aujourd’hui, on pourrait se débarrasser de la puissance chancelante – dans l’espoir qu’elle réfléchisse et remette de l’ordre dans son chaos. Les citoyens actuels des Etats-Unis le méritent comme l’auraient mérité les citoyens français de l’époque qui furent haïs en Europe, à cause de toutes les guerres de leur empereur. Mais quels magnifiques proches seraient les Français et les Américains, si leur élite dirigeante les laissait en paix, si la machine à manipulations n’était plus alimentée.

De petites républiques ne se mêlant pas des affaires des autres …

Si, à l’époque, on avait entendu Kant, la France serait restée une république et les autres pays féodaux seraient devenus des républiques, sans le désir de créer de vastes Etats, tous se seraient déclarés neutres sans se laisser désarmer, tout comme les Confédérés: quels paysages florissants on aurait alors en Europe! L’époque de l’impérialisme et celle des deux guerres mondiales n’auraient pas été nécessaires, elles auraient même été impensables. Une utopie? Le modèle de la Suisse et le traité d’Emmanuel Kant prouvent le contraire. Si c’est cela la conclusion que l’on tire de la lecture du livre de Sabine Ebert, elle en vaut le coup. Mais si l’on va chercher le salut dans un colosse néo-napoléonien avec siège à Bruxelles ou Washington ou ailleurs, alors le grand travail de l’auteure aura été vain. Ou, pour en rester dans le contexte de l’action du roman, les personnages fictifs, comme Jette Gerlach, peuvent servir de modèle: que leur action pour la paix et la charité puissent servir de guide, pas seulement aux femmes. Henry Dunant et le mouvement de la Croix-Rouge, c’est l’exemple existant réellement qui montre que cela pourrait se faire, si seulement on voulait! Pour celui auquel cela paraît trop idéaliste, qu’il se persuade du réalisme de la Suisse: à la sensibilité s’ajoute la vigueur, à la Croix-Rouge la neutralité armée perpétuelle: le regard réaliste sur le monde et l’homo sapiens sapiens, capable du pire mais aussi, et combien plus, du meilleur.     •

Bibliographie: Sabine Ebert. 1813 – Kriegsfeuer. Roman. Munich 2013. ISBN 978-3-426-65214-5

1    Michael Tomasello. Warum wir kooperieren.
Berlin 2010. ISBN 978-3-518-26036-4
2    Roca, René. Wenn die Volkssouveränität wirklich eine Wahrheit werden soll … Die schweizerische direkte Demokratie in Theorie und Praxis – Das Beispiel des Kantons Luzern. Schriften zur Demokratieforschung, Band 6. Herausgegeben durch das Zentrum für Demokratie Aarau. Zurich 2012. ISBN 978-3-7255-6694-5. cf. analyse in
Horizons et débats no 4 du 28/1/13
3    Fredrik S. Heffermehl. L’objectif est toujours le même: faire la paix. In Horizons et débats 31 du
30 juillet 2012
4    Kenneth N. Waltz: Why Iran should get the bomb. Nuclear balancing would mean stability. In: Foreign Affairs July/August 2012. Ed.: Council on Foreign Relations. Traduction française in Horizons et débats no 43/44 du 22/10/12
5    Adolf Portmann. Aufbruch der Lebensforschung. Zurich 1965
6    cf. Horizons et débats no 45 du 29/10/12
7    Henry Dunant. Un Souvenir de Solferino. ISBN 978-1-42124-246-0
8    Zbigniew Brzezinski: Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde. Bayard 1997. ISBN 2-227-135-13519-0 (version originale: The Grand Chessboard. New York 1997. ISBN 3-596-14358-6)
9    Wilfried Scharnagel. Bayern kann es auch allein. Plädoyer für den eigenen Staat. Köln 2012.
ISBN 978-3-86995-048-8. cf. analyse in
Horizons et débats no 5 du 4/2/13
10    «Sortir de la crise par la force des deux monnaies.» Interview du professeur Wilhelm Hankel in
Horizons et débats no 14 du 15/2/13

Berne veut interdire les sociétés de mercenaires en Suisse
Le gouvernement fédéral veut interdire les sociétés de mercenaires en Suisse et introduire une déclaration obligatoire pour tous services de sécurité effectués à l’étranger. Par cette loi, le Conseil fédéral souhaite notamment contribuer à préserver la neutralité suisse et à assurer la conformité avec le droit international. Y seront soumis les sociétés qui fournissent depuis la Suisse des services de sécurité à l’étranger ou qui exercent en Suisse des activités liées à de tels services. Cette loi implique également des sociétés basées en Suisse qui contrôlent des entreprises actives à l’étranger (holding).
Source: Vertraulicher Schweizer Brief no 1348 du 2/2/13
(Traduction Horizons et débats)

La démocratie directe de la Suisse – un modèle de paix sur le plan politique, social et économique

ts. A l’occasion du 200e anniversaire de l’invasion de la Suisse de 1798 par les troupes napoléoniennes, des historiens désabusés ont tenté de glorifier Napoléon en tant que fondateur de la Suisse moderne – ce despote qui pillait les pays occupés, les centralisait et envoyait les jeunes hommes comme chair à canon en Russie. Grâce aux recherches de l’historien suisse René Roca, cette falsification de l’histoire a pu être rectifiée. Il attire en effet l’attention sur la tradition coopérative de la Suisse qui contenait en germe la démocratie directe bien longtemps avant la fondation de l’Etat fédéral en 1848. (cf. article de Tobias Salander, in: Horizons et débats no 4 du 28/1/13)
Son travail remet en question l’historiographie libérale des vainqueurs, née à la suite de la victoire lors de la guerre du Sonderbund et de la fondation de l’Etat fédéral libéral de 1848, et oppose un refus à l’historiographie pro UE dirigée par l’idéologie qui a emboîté le pas au rapport Bergier. Roca réhabilite les catholiques-conservateurs vaincus, en démontrant quelle fut leur contribution au développement de la démocratie directe: la Suisse moderne leur doit le fait d’avoir pu se fonder pour son développement sur d’anciennes traditions coopératives et sur une conception de l’être humain en tant que personne, orientée sur la dignité de l’homme, dans la tradition du droit naturel du XIXe siècle. Car c’est ainsi qu’on a pu arracher aux libéraux les instruments du référendum et de l’initiative qui sont aujourd’hui des signes caractéristiques du «Sonderfall» suisse.