Donner une patrie à la jeunesseInterview de M. Edgar Most, ancien Vice-président de la Banque d’Etat de la RDA et ancien directeur de la Deutsche Bank à BerlinM. Edgar Most, né en 1940, a grandi en Allemagne centrale entre Rhön et la forêt de Thuringe. Il fit toujours preuve d’indépendance d’esprit, apprit les secrets de la banque sur le tas, fut le plus jeune directeur de banque en RDA; lors de la phase de transition 1989/1990, il fut vice-président de la banque d’Etat de la RDA, fondateur de la première banque privée en RDA, puis directeur de la Deutsche Bank à Berlin. Il est à la retraite depuis 2004, mais encore très actif. Il connaît aussi bien l’Allemagne de l’Ouest que celle de l’Est. En Allemagne de l’Est, on dit qu’un emploi sur trois a été créé suite à ses décisions en tant que banquier. Lors d’un passage en Suisse, il s’est exprimé sur la question de la «réunification», sur ses racines, sur ses activités – et sur la jeunesse. Horizons et débats: Peut-on estimer que la réunification fut un succès? Edgar Most: Politiquement oui, mais du point de vue de la politique économique c’est un désastre. Quand l’économie ne joue pas, les populations sont laissées sur le carreau, ce qui fait que la réunification n’est pas entrée dans les esprits. Il est bon de s’en rendre compte. Qu’auriez-vous souhaité? Premièrement: qu’on redonne une patrie aux gens, que notamment les générations montantes ne se dispersent pas dans le monde, mais restent sur place. Certes, on peut aller découvrir le monde, satisfaire sa curiosité, c’est incontestable, mais on doit aussi savoir où on est chez soi. On doit s’investir pour son pays, entreprendre quelque chose pour lui. Nous aimerions parler de vos activités personnelles. Dans quelles valeurs avez-vous été éduqué et comment les avez-vous vécues? Je suis né pendant la guerre, en 1940, et je suis entré à l’école en 1946. J’ai grandi dans une ferme comportant quatre hectares et demie de terrain – c’était en somme un métier secondaire, que nous menions à part. Chacun avait son propre métier. Mon père était électricien, l’un de mes grands-pères était maçon, l’autre peintre. Ce sont surtout les grands-parents qui nous ont élevés, mon père n’étant rentré de captivité qu’en 1949. Il avait été le dernier prisonnier allemand à Grozny, en Tchétchénie. Quand il est revenu, nous étions déjà presque indépendants. «Je me demande depuis 1990: Pourquoi ne profitons-nous pas du cadeau de la réunification de l‘Allemagne pour souder mentalement notre pays en une nation? Au lieu de cela, on a tout fait pour diviser la population en vainqueurs et vaincus et pour étiqueter une deuxième fois l‘Allemagne de l‘Est comme perdante. Quand on perd une guerre, on se relève, même blessé, assez vite des ruines. Mais quand on perd dans une guerre froide, les vainqueurs piétinent pendant des générations le vaincu. C’est ce que j’ai clairement ressenti à la suite de la réunification allemande.» Nous avons également appris à respecter l’éthique et la morale dans le travail. Mon grand-père était contremaître-maçon dans une firme privée, autrement dit l’adjoint du patron. Je l’ai souvent accompagné dans les rues, où il passait sur les dalles comme s’il caressait un animal. C’était son travail, sa vie et cela me plaisait. Il accomplissait son travail avec dignité, qu’il se soit agi de réparer une cheminée ou de mettre en place un fourneau ou de bâtir une maison. Il ne travaillait pas que pour gagner de l’argent, mais pour s’investir. Je constatais la même attitude chez mon père qui travaillait comme électricien. Cette éducation qui consiste à considérer le travail non seulement comme un gagne-pain, mais comme un service à la communauté, permet de prendre conscience de ses responsabilités envers la société. Je n’ai compris tout cela que plus tard; comme enfant, on se contente de le vivre. Ce n’est que plus tard, pris dans la vie d’adulte, que j’ai compris tout ce que mes parents et grands-parents m’avaient apporté. Ce fut véritablement un don et je leur en ai toujours été reconnaissant. Le soir, nous nous retrouvions à table, quatre enfants, les grands-parents, les parents, pour un souper en commun. Chacun avait sa cuillère, un peu de lait caillé et la casserole. C’était notre vie. Comment êtes-vous devenu banquier? Ce fut le cas du fait que, pour la première fois, des hommes purent entrer en apprentissage. Auparavant on était soit soldat soit mineur, alors que par la suite on a pu entrer en apprentissage de banque. En fait, j’étais destiné à devenir électricien, mais je demandai à être pris comme apprenti dans une banque. On me prit parmi 18 autres candidats, du fait que j’étais bon joueur aux échecs. Je fus deux fois champion de Thuringe en tournoi Blitz et trois fois champion junior à l’école où nous disposions de notre propre équipe. Comme beaucoup d’employés de la banque étaient joueurs aux échecs, dont le directeur de la filiale lui-même, il estima que «c’est toi qu’il nous faut, car tu as une pensée logique, tu sais prévoir – que se passera-t-il après-demain et plus tard – de ce fait tu donneras un bon banquier.» C’était l’opinion de mon patron d’alors. «Cela aurait été plus sensé de transformer l’ex-RDA de l’intérieur et de ne pas la traiter comme un accessoire de la République fédérale. [...] Aucun d’entre nous n’était opposé à l’introduction du D-Mark ou à la réunification. Mais il aurait fallu adapter les conditions à la réalité de l’Allemagne de l’Est.» Vous vous en êtes certainement défendu! A ce moment, j’étais déjà chef de la Deutsche Bank et de la Deutsche Kreditbank; j’ai donc écrit au ministre-président de Thuringe, Monsieur Vogel, pour lui communiquer que j’avais suivi des études dans l’école spécialisée en gestion d’entreprise à Gotha et que je ne comprenais pas en quel honneur on pouvait décider que ce soit valable ou non. Je lui écrivis: «Je refuse cela catégoriquement et exige qu’on le rétablisse.» Ce qu’il fit. Me connaissant, il voulut uniquement savoir, ce qu’il en était advenu de moi. «Les causes de l’endettement mondial et de la croissance proportionnelle des richesses sont étroitement liées aux déficits budgétaires et aux dépenses militaires des USA, ce qui se manifeste à l’occasion des dépenses pour les guerres au Vietnam, en Afghanistan et en Irak. N’est-ce pas plus que schizophrène que, suite à l’anéantissement des valeurs au cours des guerres, la concentration des capitaux et la richesse des fortunés augmentent?» Je me suis efforcé de perpétuer ce que j’avais appris à la maison de la part de mes parents et de mes grands-parents et de rendre les bienfaits reçus, ce qui n’est pas forcément facile. Toutefois, ce n’était pas imposé: «Tu dois le faire maintenant». C’était tout naturel. Lorsque je quittai la Thuringe pour me rendre à Schwedt, ma grand-mère me souhaita de vivre des expériences, ce qui ne pouvait que rendre plus intelligent, mais je ne devais surtout pas oublier d’où je venais. Pouvez-vous en donner un exemple? Je me rappelle, quand j’étais directeur de banque à Schwedt, de l’agence avec le meilleur bilan, à 26 ans, j’étais le plus jeune directeur de la RDA, j’avais deux chauffeurs et deux secrétaires. L’un des chauffeurs a eu un accident. Il avait doublé un camion à seuil surbaissé qui avait chargé des dalles. Devant le camion, un vélomoteur surgit et s’écrasa contre la Wolga. Il eut un genou cassé et pas mal d’autres choses encore. Il fût hospitalisé. C’était juste avant les élections. C’est alors que le procureur général a voulu en faire un exemple et a engagé une procédure contre mon chauffeur. Il voulut prouver que la RDA était un Etat de droit. Je me suis porté avocat de la défense de la partie civile parce que je savais que mon chauffeur n’était pas coupable. On m’a donc accusé parce que je me permettais de m’opposer au procureur etc. En tout cas, on me reprocha de ne pas envoyer régulièrement mon chauffeur aux stages de formation continue et des tas de trucs pareils qui n’avaient rien à voir avec l’accident. A mon chauffeur j’aurais confié ma vie. Des nuits entières, j’ai traversé la RDA avec lui, à Leuna, à Buna. Pour moi c’était impensable qu’il y ait quelque chose comme le procureur le prétendait. Cependant, il fut condamné à un an et demi de prison ferme, sans sursis. Qu’est-ce que je devais faire? J’allais régulièrement lui rendre visite à la prison, à Stendhal. J’ai pensé qu’il n’allait pas survivre. En prison, il a dépassé toutes les normes, ils y fabriquaient du mobilier. Il fût chargé par les autres prisonniers parce qu’il travaillait trop bien, eux ne voulaient pas de cela. Alors je me suis dit: «Il faut que tu fasses quelque chose. L’homme va mourir en prison, il ne tiendra pas le coup.» Je suis allé voir le procureur général de la RDA parce que j’avais un Laisser-passer rouge qui me permettait d’entrer partout, j’entre chez le procureur général – je n’étais pas annoncé, parce que, si on s’annonçait, on n’arrivait pas à entrer. Ainsi j’y étais, au secrétariat. La secrétaire ne voulut pas me faire rentrer. Quand il allait sortir de son bureau je l’ai accosté, il m’a fait entrer et m’a posé quelques questions. Il m’a demandé: «Est-ce qu’il était soul? Des antécédents?» Et une troisième question. Puis il a dit: «Alors il ne doit pas être condamné, tout au plus avec sursis, mais jamais de prison ferme». Pour moi, ça servait de point de départ. Il m’a dit: «Monsieur Most, je vais faire venir tous les documents et je vous assure qu’il va être libéré tout de suite.» Puis j’ai répondu: «Bon, alors je souhaite une procédure de cassation à la charge de l’Etat, afin que le jugement soit cassé.» Il m’a répondu: «Non, cela c’est trop, je ne le ferai pas. Mais le procureur qui l’a condamné, c’est lui qui doit confirmer la mise en liberté. Je l’appellerai, je vais faire le nécessaire.» Mais ce procureur de Schwedt a dit d’abord: «Attendons Noël.» Et mon chauffeur dut passer encore Noël et le réveillon en prison. On le libéra au courant de la première semaine de janvier. Uniquement de la tracasserie! «Avec la crise financière actuelle, nous avons frôlé de très peu l’effondrement total, mais il ne faut pas croire que nous avons déjà surmonté cette crise, et ceci aussi longtemps que les prémisses fondamentales d’un accord entre l’économie financière et l’économie réelle ne sont pas atteintes.» En tant que jeune directeur de banque j’aurais pu la fermer et me retirer. Mais j’étais trop proche de cet homme, il avait, finalement, ma vie entre ses mains. Et je savais qu’il n’était pas coupable. Toutes les photos de l’accident avaient été faites de façon bâclée etc. Aussi dans le cas de familles et de jeunes? Assumer ses responsabilités face aux jeunes, c’était aussi important. J’étais parrain d’une école toute entière, et aussi de plusieurs classes. Là, je devais y aller tous les mois, me montrer, faire quelque chose avec les enfants, manigancer des trucs, m’occuper de la formation – et j’étais informé par l’école si cela n’allait pas bien avec les enfants. «Les hommes ont droit à ce que leurs problèmes soient entendus et pris aux sérieux. [...] Ce n’est pas en dernier lieu, suite à l’exigence de toute-puissance d’un parti, que le socialisme d’Etat a péri. Le néolibéralisme, accompagné de sa foi en le marché, a aussi fait faillite. En raison des nouvelles structures sociétales dans les domaines du travail et de la démographie, on ne peut plus financer l’économie de marché sociale. Ainsi, nous nous trouvons devant de nouveaux défis fondamentaux. La crise financière et systémique ne produira pas de gagnants, mais elle va réveiller brutalement un grand nombre de personnes. Voilà peut-être leur véritable chance: Trouver la volonté de changer quelque chose, ce qui est en vérité notre devoir à tous.» Mais malheureusement, les familles et la société se sont divisées. Et comme chez nous, à l’Est, les jeunes s’en vont, la famille ne peut plus vivre en commun. La vie et le travail communs entre grands-parents, parents et enfants n’est plus possible. Les générations se sont dispersées dans le monde entier. Comment pourrait donc fonctionner la vie en famille, en société? Dans les villages, cela fonctionne encore, parfois, parce qu’il y a encore les vieux chez qui les petits-enfants peuvent être déposés de temps en temps. Mais en somme, c’est la catastrophe. La société, surtout à cause de l’internationalité et de la mondialisation, se développe dans la mauvaise direction. Monsieur Most, nous vous remercions de cet entretien. • |