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18 juillet 2016
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Horizons et debats  >  archives  >  2009  >  N°25, 29 juin 2009  >  La CIA et le laboratoire iranien [Imprimer]

La CIA et le laboratoire iranien

De Mossadegh à Ahmadinejad

par Thierry Meyssan*

La nouvelle d’une possible fraude électorale s’est répandue à Téhéran comme une traînée de poudre et a poussé dans la rue les partisans de l’ayatollah Rafsanjani contre ceux de l’ayatollah Khamenei. Ce chaos est provoqué en sous-main par la CIA qui sème la confusion en inondant les Iraniens de messages SMS contradictoires. Thierry Meyssan relate cette expérience de guerre psychologique.

En mars 2000, la secrétaire d’Etat Madeleine Albright a admis que l’administration Eisenhower avait organisé un changement de régime, en 1953, en Iran et que cet événement historique explique l’hostilité actuelle des Iraniens face aux Etats-Unis. La semaine dernière, lors de son discours du Caire adressé aux musulmans, le président Obama a officiellement reconnu qu’«en pleine Guerre froide, les Etats-Unis ont joué un rôle dans le renversement d’un gouvernement iranien démocratiquement élu».1
A l’époque, l’Iran est contrôlée par une monarchie d’opérette dirigée par le Shah Mohammad Reza Pahlavi. Il avait été placé sur le trône par les Britanniques, qui avaient forcé son père, l’officier cosaque pro-nazi Reza Pahlavi, à démissionner. Cependant, le Shah doit composer avec un Premier ministre nationaliste Mohammad Mossadegh. Celui-ci, avec l’aide de l’ayatollah Abou al-Qassem Kachani, nationalise les ressources pétrolières.2 Furieux, les Britanniques convainquent les Etats-uniens qu’il faut stopper la dérive iranienne avant que le pays ne sombre dans le communisme. La CIA met alors en place l’Opération Ajax visant à renverser Mossadegh avec l’aide du Shah, et à le remplacer par le général nazi Fazlollah Zahedi, jusque là détenu par les Britanniques. Il installera le régime de terreur le plus cruel de l’époque, tandis que le chah servira de couverture à ses exactions en posant pour les magazines people occidentaux.

L’opération Ajax – un modèle de subversion

L’opération Ajax fut dirigée par l’archéo­logue Donald Wilber, l’historien Kermit Roosevelt (le petit-fils du président Theodore Roosevelt) et le général Norman Schwartzkopf Sr. (dont le fils homonyme a commandé l’opération Tempête du désert). Elle reste un modèle de subversion. La CIA imagine un scénario qui donne l’impression d’un soulèvement populaire alors qu’il s’agit d’une opération secrète. Le clou du spectacle étant une manifestation à Téhéran avec 8000 figurants payés par l’Agence pour fournir des photos convaincantes à la presse occidentale.3
L’Histoire se répéterait-elle? Washington a renoncé à attaquer militairement l’Iran et a dissuadé Israël de prendre une telle initiative. Pour parvenir à «changer le régime», l’administration Obama préfère jouer la carte – moins dangereuse, mais plus aléatoire – de l’action secrète. A l’issue de l’élection présidentielle iranienne, de vastes manifestations opposent dans les rues de Téhéran les partisans du président Mahmoud Ahmadinejad et du guide Ali Khamenei d’un côté, aux partisans du candidat malheureux Mir-Hossein Mousavi et de l’ex-président Akbar Hashemi Rafsanjani de l’autre. Elles traduisent un profond clivage dans la société iranienne entre un prolétariat nationaliste et une bourgeoisie qui déplore d’être tenue à l’écart de la globalisation écono­mique.4 Agissant en sous-main, Washington tente de peser sur les événements pour renverser le président réélu.

Une arme nouvelle: la maîtrise des téléphones portables

Une nouvelle fois, l’Iran est un champ d’expérimentation de méthodes innovantes de subversion. La CIA s’appuie en 2009 sur une arme nouvelle: la maîtrise des téléphones portables.
Depuis la généralisation des téléphones portables, les services secrets anglo-saxons ont multiplié leurs capacités d’interception. Alors que l’écoute des téléphones filaires nécessite la pose de bretelles de dérivation, donc des agents sur place, l’écoute des portables peut se faire à distance grâce au réseau Echelon. Toutefois, ce système ne permet pas d’interception des communications télé­phoniques via Skype, d’où le succès des téléphones Skype dans les zones de conflit.5 La National Security Agency (NSA) vient donc de démarcher les fournisseurs d’accès internet du monde entier pour obtenir leur concours. Ceux qui ont accepté ont été grassement rétribués.6
Dans les pays qu’ils occupent – Irak, Afghanistan et Pakistan –, les Anglo-Saxons interceptent la totalité des conversations téléphoniques qu’elles soient émises par des portables ou qu’elles soient filaires. Le but n’est pas de disposer de retranscription de telle ou telle conversation, mais d’identifier les «réseaux sociaux». En d’autres termes, les téléphones sont des mouchards qui per­mettent de savoir avec qui une personne donnée est en relation. Partant de là, on peut espérer identifier les réseaux de résistance. Dans un second temps, les téléphones permettent de localiser les cibles identifiées, et de les «neutraliser».
C’est pourquoi, en février 2008, les insurgés afghans ont ordonné aux divers opérateurs de stopper leur activité chaque jour de 17h à 03h, de manière à empêcher les Anglo-Saxons de suivre leurs déplacements. Les antennes-relais de ceux qui ont contrevenu à cet ordre ont été détruites.7
A l’inverse, – hormis une centrale téléphonique touchée par erreur –, les forces israéliennes se sont bien gardées de bombarder les relais téléphoniques à Gaza, lors de l’opération Plomb durci, en décembre 2008 – janvier 2009. Il s’agit là d’un changement complet de stratégie chez les Occidentaux. Depuis la guerre du Golfe prévalait la «théorie des cinq cercles» du colonel John A. Warden: le bombardement des infrastructures de téléphonie était considéré comme un objectif stratégique à la fois pour plonger la population dans la confusion et pour couper les communications entre les centres de commandement et les combattants. Désormais, c’est le contraire, il faut protéger les infrastructures de télécommunications. Durant les bombardements de Gaza, l’opérateur Jawwal8 a offert du crédit à ses abonnés, officiellement pour leur venir en aide, de facto dans l’intérêt des Israéliens.
Franchissant un pas, les services secrets anglo-saxons et israéliens ont développé des méthodes de guerre psychologique basées sur l’usage extensif des portables. En juillet 2008, après l’échange de prisonniers et dépouilles entre Israël et le Hezbollah, des robots ont lancé des dizaines de milliers d’appels vers des portables libanais. Une voix en arabe mettait en garde contre toute participation à la Résistance et dénigrait le Hezbollah. Le ministre libanais des télécoms, Jibran Bassil,9 avait déposé une plainte à l’ONU contre cette flagrante violation de la souveraineté du pays.10
Sur le même modèle des dizaines de milliers de Libanais et de Syriens ont reçu un appel automatique en octobre 2008 leur proposant 10 millions de dollars contre toute information qui permettrait de localiser et de délivrer des soldats israéliens prisonniers. Les personnes intéressées pour collaborer étaient invitées à joindre un numéro au Royaume-Uni.11

Intoxiquer la population pour canaliser le mécontentement

Cette méthode vient d’être employée en Iran pour intoxiquer la population en répandant des nouvelles choquantes, et pour canaliser le mécontentement qu’elles suscitent.
En premier lieu, il s’est agit de répandre par SMS durant la nuit du dépouillement la nouvelle selon laquelle le Conseil des gardiens de la Constitution (équivalent de la Cour constitutionnelle) avaient informé Mir-Hossein Mousavi de sa victoire. Dès lors, l’annonce, plusieurs heures plus tard des résultats officiels – la réélection de Mahmoud Ahmadinejad avec 64% des suffrages exprimés – paraissait un gigantesque trucage. Pourtant, trois jours plus tôt, M. Mousavi et ses amis considéraient la victoire massive de M. Ahmadinejad comme certaine et s’efforçaient de l’expliquer par des déséquilibres dans la campagne électorale. Ainsi l’ex-président Akbar Hashemi Rafsanjani détaillait ses griefs dans une lettre ouverte. Les instituts de sondage US en Iran pronostiquaient une avance de M. Ahmadinejad de 20 points sur M. Mousavi.12 A aucun moment, la victoire de M. Mousavi n’a paru possible, même s’il est probable que des trucages ont accentué la marge entre les deux candidats.
Dans un second temps, des citoyens ont été sélectionnés ou se sont fait connaître sur internet pour converser sur Facebook ou s’abonner à des fils de dépêche Twitter. Ils ont alors reçu, toujours par SMS, des informations – vraies ou fausses – sur l’évolution de la crise politique et les manifestations en cours. Ce sont ces dépêches anonymes qui ont répandu les nouvelles de fusillades et de morts nombreux; nouvelles à ce jour non confirmées. Par un malencontreux hasard de calendrier, la société Twitter devait suspendre son service durant une nuit, le temps nécessaire à la maintenance de ses installations. Mais le département d’Etat des Etats-Unis est intervenu pour lui demander de surseoir à cette opération.13 Selon le «New York Times», ces opérations contribuent à semer la défiance dans la population.14
Simultanément, dans un effort nouveau la CIA mobilise les militants anti-iraniens aux USA et au Royaume-Uni pour ajouter au désordre. Un Guide pratique de la révolution en Iran leur a été distribué, il comprend plusieurs conseils pratiques, dont:
–    régler les comptes Twitter sur le fuseau horaire de Téhéran;
–    centraliser les messages sur les comptes Twitter@stopAhmadi, #iranelection et #gr88;
–    ne pas attaquer les sites internet officiels de l’Etat iranien. «Laissez faire l’armée» US pour cela (sic).
Mis en application, ces conseils empêchent toute authentification des messages Twitter. On ne peut plus savoir s’ils sont envoyés par des témoins des manifestations à Téhéran ou par des agents de la CIA à Langley, et l’on ne peut plus distinguer le vrai du faux. Le but est de créer toujours plus de confusion et de pousser les Iraniens à se battre entre eux.
Les états-majors, partout dans le monde, suivent avec attention les événements à Téhéran. Chacun tente d’évaluer l’efficacité de cette nouvelle méthode de subversion dans le laboratoire iranien. A l’évidence, le processus de déstabilisation a fonctionné. Mais il n’est pas sûr que la CIA puisse canaliser les manifestants pour qu’ils fassent eux-mêmes ce que le Pentagone a renoncé à faire et qu’ils n’ont aucune envie de faire: changer le régime, clore la révolution islamique.    •

Source: www.voltairenet.org, 17/6/09

* Analyste politique, fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru: L’Effroyable imposture 2. Le remodelage du Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban.


1    «Discours à l’université du Caire», par Barack Obama, Réseau Voltaire, 4/6/09.
2    «BP/Amoco, coalition pétrolière anglo-saxonne», par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 10/6/04.
3    Sur le coup de 1953, l’ouvrage de référence est «All the Shah’s Men: An American Coup and the Roots of Middle East Terror», par Stephen Kinzer, John Wiley & Sons éd (2003), 272 pp.
Pour les lecteurs francophones, signalons le dernier chapitre du récent livre de Gilles Munier, «Les espions de l’or noir», Koutoubia éd (2009), 318 pp.
4    «La société iranienne paralysée», par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 5/2/04.
5    «Taliban using Skype phones to dodge MI6», par Glen Owen, Mail Online, 13/9/08.
6     «NSA offering ‹billions› for Skype eavesdrop solution», par Lewis Page, The Register, 12/2/09.
7    «Taliban Threatens Cell Towers», par Noah Shachtman, Wired, 25/2/08.
8    Jawwal est la marque de PalTel, la société du milliardaire palestinien Munib Al-Masri.
9    Jibran Bassil est un des principaux leaders du
Courant patriotique libre, le parti nationaliste
de Michel Aoun.
10    «Freed Lebanese say they will keep fighting
Israel», Associated Press, 17/7/08.
11    L’auteur de cet article a été témoin de ces appels. On pourra aussi consulter «Strange Israeli phone calls alarm Syrians. Israeli intelligence services
accused of making phone calls to Syrians in bid to recruit agents», Syria News Briefing, 4/12/08.
12    Cité dans «Ahmadinejad won. Get over it», par Flynt Leverett et Hillary Mann Leverett, Politico, 15/6/09.
13    «U.S. State Department speaks to Twitter over Iran», Reuters, 16/6/09.
14    «Social Networks Spread Defiance Online», par Brad Stone et Noam Cohen, The New York Times, 15/6/09.

Pourquoi devrais-je mépriser le choix des Iraniens?

par Thierry Meyssan

hd. De nombreux lecteurs de l’article que nous reproduisons ci-dessus, publié le 17 juin sur www.voltairenet.org, y ont réagi avec colère. L’auteur y a répondu sur son site en date du 21 juin.

Mon récent article, «La CIA et le laboratoire iranien», m’a valu un abondant courriel, principalement injurieux. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas reçu tant de protestations outrancières. La plupart de mes correspondants me reprochent d’être aveuglé par un «anti-américanisme viscéral» au point de défendre la «dictature des mollahs» et d’ignorer la vague de jeunes Iraniens luttant à main nue «pour la liberté». A y regarder de plus près ces courriels sont peu argumentés, mais empreints d’une passion irrationnelle; comme si on ne pouvait parler de l’Iran sans être emporté par ses émotions.
C’est que l’Iran n’est pas un Etat comme les autres. A l’instar de la France de 1789 et de l’URSS de 1917, l’Iran de 1979 a lancé un processus révolutionnaire qui conteste des aspects fondamentaux du modèle «occidental» triomphant; et il l’a fait à partir d’une foi religieuse. Trente ans plus tard, nous, «Occidentaux», continuons à ressentir la parole du Peuple iranien comme une condamnation morale de notre mode de vie, c’est-à-dire de la société de consommation et de l’impérialisme. A contrario, nous ne parvenons à trouver le repos qu’en nous persuadant que la réalité n’est qu’un rêve et que nos rêves sont la réalité. Les Iraniens aspireraient à vivre comme nous et en seraient empêchés par un affreux clergé enturbanné.
Pour expliquer l’Iran moderne à ceux qui veulent la comprendre, je ne sais pas où commencer. Trente ans de propagande ont forgé tant d’images fausses qu’il faut déconstruire une à une. La tâche est grande pour s’extraire du mensonge et le moment ne s’y prête guère. Je voudrais juste soulever quelques observations préalables.
La révolution islamique a accompli de grands progrès: les châtiments corporels sont devenus exceptionnels, le droit à remplacé l’arbitraire, les femmes sont de plus en plus éduquées, les minorités religieuses sont toutes protégées – à l’exception malheureusement des Baha’is –, etc. Sur tous ces sujets, où nous trouvons le régime actuel exécrable, les Iraniens pensent, eux, qu’il est autrement plus civilisé que la cruelle dictature du Shah imposée par Londres et Washington.
La révolution islamique a encore beaucoup à accomplir et doit en outre maîtriser ce système politique si oriental qui, pour donner une place à chacun, multiplie les structures administratives et conduit à la paralysie institutionnelle.
Bien sûr, à l’époque du Shah, il y avait aussi une bourgeoisie occidentalisée qui trouvait la vie plus belle. Elle envoyait ses enfants suivre des études en Europe et gaspillait sans compter aux fêtes de Persépolis. La révolution islamique a aboli ses privilèges. Ses petits-enfants sont aujourd’hui dans la rue. Avec le soutien des Etats-Unis. Ils veulent reconquérir ce dont leurs familles ont été privées et qui n’a rien à voir avec la liberté.
En quelques années, l’Iran a retrouvé le prestige qu’elle avait perdu. Son Peuple s’enorgueillit d’avoir prêté assistance aux Palestiniens et aux Libanais auxquels il a offert la reconstruction de leurs maisons détruites par Israël et des armes pour se défendre et retrouver leur dignité. Il a secouru les Afghans et les Irakiens, victimes de régimes pro-occidentaux puis des Occidentaux eux-mêmes. Cette solidarité, les Iraniens l’ont payée au prix fort avec la guerre, le terrorisme et les sanctions économiques.
Pour ma part, je suis démocrate. J’attache de l’importance à la volonté populaire. Je n’avais pas compris pourquoi il fallait proclamer la victoire de George W. Bush avant de dépouiller les votes des citoyens états-uniens en Floride. Je n’avais pas non plus compris pourquoi, avec la bourgeoisie de Caracas, il fallait féliciter Pedro Carmona d’avoir placé Hugo Chavez en prison, quand le Peuple vénézuélien l’avait élu. Je ne comprends pas pourquoi il faut appeler Mahmoud Abbas, «Monsieur le président», alors qu’il empêche l’élection de son successeur en faisant séquestrer les représentants du Peuple palestinien dans les geôles israéliennes. Je ne comprends pas pourquoi on prépare l’application du Traité constitutionnel européen, sous une autre dénomination, alors que les électeurs l’ont rejeté. Et aujourd’hui, je ne vois pas au nom de quels fantasmes, je devrais encourager la population des quartiers nord de Téhéran à piétiner le suffrage universel, et à imposer Mousavi quand le Peuple a majoritairement choisi Ahmadinejad.


Source: www.voltairenet.org, 21/6/09